
Introduction
Parce qu’il ne suffit peut-être pas de dire « la biorégion, c’est ce qu’habitent les gens qui essaient de vivre de façon écologique », et que d’aucun voudrait la voir vraiment, cette biorégion, il est probablement intéressant de proposer un exercice de cartographie biorégionale. D’ateliers participatifs en festivals, Mathias Rollot, architecte, enseignant et théoricien du biorégionalisme, a développé une méthode, nommée « 10+1 », toute à la fois conviviale, accessible et reproductible à loisir.
Précautions théoriques
En guise d’introduction à l’atelier cartographique, un bref rappel sur le sujet général du biorégionalisme et de la biorégion est utile en s’appuyant, par exemple, sur des citations afin de poser le concept de biorégion tel que nous l’entendons [1] et de rappeler les bases antiracistes et les horizons cosmopolites du mouvement [2].
Je recommande de démarrer l’atelier par deux quiz biorégionalistes, « Where you at ? »[3] et « (Où) en sommes-nous ? »[4]. Non seulement y répondre n’est pas aussi effrayant que de dessiner une carte, mais ils permettent de se confronter à la théorie. Ils exposent ce que nous connaissons – ou non – des lieux qui nous environnent, et la manière dont nous en prenons soin – ou non, préférant l’option confortable du business as usual. Ils révèlent aussi les multiples raisons pour lesquel·les certain·es sont à l’évidence empêché·es de le faire – parce que systématiquement désancré·es, rejeté·es, dénigré·es, en tant que populations racisé·es, par exemple [5].
Directives cartographiques
Avant de démarrer, voici deux directives générales [6].
Premièrement, le but de cet atelier n’est pas de chercher quel est le contour des lieux mais quel est leur visage. À savoir non pas où commence et où s’arrête une possible « biorégion », quelle serait sa taille et ses limites, mais plutôt quelles sont les composantes, les caractéristiques, et la singularité de nos territoires de vie (et quelles marges de manœuvre pour changer les choses pensons-nous y trouver). Autrement dit, il va s’agir de représenter le contenu et non le contenant – comme un liquide mais sans la bouteille !
« Le but de cet atelier n’est pas de chercher quel est le contour des lieux mais quel est leur visage. »
Mathias Rollot
Deuxièmement, l’atelier invite à des représentations sans échelle unique. Il propose de se libérer de l’imaginaire techniciste, prétendument rationnel et factuel de l’IGN [Institut national de l’information géographique et forestière, N.D.E.], de Google Maps, du cadastre et du « plan », pour aller vers ceux, plus oniriques et inspirés, de la carte mentale et de la tapisserie, des estampes et des mandalas. Il s’agit d’ouvrir les possibles, en suggérant la possibilité de rencontres et de contaminations [7] écosystémiques interscalaires. Car les écosystèmes sont incontournablement enchâssés les uns dans les uns, de l’échelle biosphérique à celle microscopique ; de l’imbrication des bassins-versants les uns dans les autres, de la source du ruisseau à la rencontre entre deux rivières et jusqu’à l’embouchure du fleuve ; de l’articulation constante des cultures humaines de la communauté familiale ou de voisinage et jusqu’aux macro-systèmes techniques d’internet et des médias internationaux. En cela, pas de biorégion sans échelles locales et globales actives et systématiquement enchâssés les unes dans les autres ! Ainsi donc cette carte n’aura probablement ni échelle unique, ni nord (en haut de la feuille) ; à peine trouvera-t-on peut-être des directions cardinales (non équivalentes).
10+1 points
Une fois ces bases posées, l’atelier cartographique peut commencer pour de bon (sans risque de mésentente) ! Prévoir des tables, des grandes feuilles et de quoi écrire et dessiner, si possible avec des couleurs. Il se déroulera en deux phases : d’abord représenter son « chez-soi » [8], avant de le « biorégionaliser ».

Phase I : 10 points
Compter raisonnablement 3 minutes par entrée. Pour chaque point, l’idée est de se concentrer sur les dominantes, les majeures, les éléments les plus marquants du (mi)lieu, sans jamais chercher à tout représenter.
1. Eau, bassin-versant
Cela peut être une ligne d’eau (rivière, ruisseau, fleuve…), un point d’eau (lac naturel ou artificiel…), un territoire (bassin-versant…) ou encore l’océan (un rivage, une île…).
2. Géologie, sols, sous-sols
Qu’est-ce qui définit le lieu : s’agit-il de plaines, de vallons, de montagnes, de falaises, de reliefs singuliers, de sols particuliers (terres rocheuses, désertiques, sableuses, fertiles) ? Y-a-t-il aussi des sous-sols prégnants (traces de l’empire romain, cénotes magnifiques, bunkers, tunnels et autres restes de la Seconde Guerre mondiale) ?
3. Profil de végétation
Y a-t-il une situation générale identifiable d’un point de vue végétal (beaucoup de forêts, arbustes, garrigue…) ? Quelles sont les espèces emblématiques du coin ? Trouve-t-on plutôt des résineux ou des feuillus ? On parle ici aussi bien de quantité que de qualité et d’imaginaires.
4. Établissements humains
Quelles sont les villes, villages ou métropoles de ce « chez-soi » ? Dans cette thématique, on représentera aussi bien un centre-ville que des commerces où on s’approvisionne ; les bâtiments où l’on travaille, l’édifice marquant d’un paysage quotidien (patrimoines classés et châteaux monumentaux, aussi bien que vieux moulin en ruine, fours à pain magnifiques, usines à l’abandon…).
5. Faune
Quel est l’animal-totem de ces lieux ? Des espèces invasives gênantes, des espèces exotiques bienvenues, des animaux indigènes sont-ils ancrés dans l’imaginaire commun ? Considérant que cela peut être des animaux réels (cerfs, vautours, castors, …) ou fantasmés (Yéti, Dahu, Loup du Grésivaudan…).
6. Infrastructures
Quid des infrastructures : que peut-on, que doit-on représenter en matière d’infrastructures énergétique (centrales nucléaires, parcs d’éoliennes, champs de panneaux solaires…), d’infrastructures de mobilité (autoroutes majeures, viaduc...), d’infrastructures industrielles polluantes (zones industrielles majeures, industries de semi-composants, de pièces nucléaires ou d’armement, réservoirs de gaz ou d’essence…) – quand bien même tout cela existe malgré nous ?
7. Agriculture
Le territoire est-il marqué par l’omniprésence de vignes ou de vergers biologiques, de champs en monoculture nourries aux intrants et pesticides, ou de terres colonisées par des méga-élevages industriels de porcs ou de poulets en batterie ? Avez-vous connaissance de petites pratiques locales, éthiquement et écologiquement saines, en matière d’agriculture ?
8. Communautés
Cette strate parle des relations humaines structurantes au sein de ce « chez-soi » partagé : vos relations amicales, vos points de stabilités et de réconforts et leurs positions géographiques relatives aux autres éléments. Cela peut aussi les quartiers que vous évitez par peur ou les gens que vous considérez responsables de destructions sociales ou environnementales majeures dans le coin. C’est une strate « psycho-sociale » des personnes et des lieux qui se dessine ici. C’est aussi un temps pour représenter, nommer et situer les communautés locales qu’on « désancre » – celleux-là qui sont empêchés de s’investir localement parce qu’exclu·es, sans-terre, racisé·es [9].
9. Hors-champ qui sort (humain)
Représenter ici les relations sortantes avec le vivant humain et le non-humain qui se trouve « hors-feuille ». Il s’agit, par exemple via des flèches sortantes en bordure de carte, de situer quelques-unes des relations (familiales, amicales, professionnelles) que nous pouvons nourrir avec des vivant·es qui n’habitent pas « dans » cette géographie du « chez-soi » (les grands-parents chez qui vous déposez vos enfants tous les été, votre patronne allemande que vous voyez en visio, etc.).
10. Hors-champ qui rentre (matériel, alimentaire…)
Sur ce dernier point, il est question des relations entrantes en termes de flux (d’objets, de matière, d’énergie…) : les choses importantes de votre quotidien, auxquelles vous êtes attachés, mais qui viennent d’ailleurs (nos vêtements importés du Bangladesh, la fabrique made in china de notre téléphone, l’import de gaz extra-européen qui nous sert à prendre notre douche, cuisiner et nous chauffer, etc.).
Phase II : +1
Voici dessinées de jolis portraits de votre géographie intérieure. Tout cela étant posé, il est temps de s’atteler à l’étape finale : la biorégionalisation du tableau. Il faut considérer un temps de réflexion de 10 ou 15 minutes pour sa réalisation.
Il est assez simple d’entendre que ce portrait réalisé ne constitue pas encore, en soi, une parfaite biorégion, auto-gouvernée dans une logique d’écologie sociale par des populations locales encapacitées. Ce qui a été dessiné là n’est donc nullement « la biorégion » ; il s’agit du monde qui nous entoure tel que nous le percevons à l’aune de ces dix strates. C’est un « chez-soi » que nous ne comprenons que partiellement et sur lequel nous avons qu’une prise très limitée. Pourrait-il devenir une biorégion, moyennant des transformations radicales et nombreuses (dans les esprits, dans les corps, dans les systèmes économiques et politiques, dans les pratiques culturelles, dans les systèmes de lois et de valeurs, etc.). Et, si oui, par quels moyens ?
Autrement dit, comment alors « biorégionaliser » ce portrait ? En représentant une ou plusieurs actions concrètes à mener ; en cherchant ce qui serait bon à ajouter, à enlever, à transformer, à saboter, à auto-construire ; en proposant une piste située capable de renverser une situation préalablement dessinée. Que souhaiteriez-vous voir advenir dans ce contexte ? Quel rêve biorégional souhaiter à ces milieux ? Quel serait le meilleur changement possible pour cette « biorégion » en devenir ? Voilà le genre de « + 1 » qu'il convient d'ajouter au portrait, au moyen d'un petit dessin supplémentaire, situé sur la carte, et éventuellement annoté.
Ce dernier point relève des rêves et des « utopies radicales » [10]. C’est une matérialisation des luttes à mener, une manière d’expliciter en quoi il n’y a pas encore de biorégion, et par où commencer pour tendre vers elle. Une tentative, parmi d’autres possibles, d’augmenter la biorégionalité du chez-soi. C’est une ouverture qui donne de magnifiques résultats.
Clôture
Pour finir, on peut suspendre les nappes dessinées à un fil à linge avec quelques pinces pour réaliser une exposition immédiate, collective et surprenante. Vernir convivialement et ouvrir si on le souhaite sur une présentation-débat des cartes. Prendre un temps pour évoquer et partager les horizons concrets ouverts par les actions biorégionalisantes rêvées en deuxième phase. Et se féliciter collectivement du chemin parcouru durant l’atelier !
Texte de Mathias Rollot. Illustration de couverture de Maud Harou.
Notes
Cette méthode a été inventée à Thiers, à l’été 2024, pour les besoins d’un atelier participatif donné dans le cadre du festival Love You So Möche, et affinée-améliorée en suivant à Saint-Nazaire-en-Royans à l’automne 2024 dans le cadre du joli festival Forces motrices organisé par la Fédération des amis et usagers du parc (FAUP). Merci à vous de m’avoir offert l’occasion de la construire et tester dans de si belles ambiances !
[1] par exemple, un extrait de « Réhabiter la Californie » de Berg & Dasmann (traduit par Mathias Rollot, in Topophile, 4 janvier 2025) : « L’idée de biorégion fait référence autant au contexte géographique qu’au contexte cognitif — autant à un lieu qu’aux idées qui ont été développées à propos des manières de vivre en ce lieu. »
[2] à la manière de celle-ci, de Gary Snyder : « toute personne, peu importe son ethnie, sa langue, sa religion ou son origine est la bienvenue, dans la mesure où elle mène une vie en bonne intelligence avec les lieux. » Gary Snyder, Le Sens des lieux. Éthique, esthétique et bassins-versants, Wildproject, 2018.
[3] Leonard Charles, Jim Dodge, Lynn Milliman, Victoria Stockley (1981), « Un quiz bioregional », traduit de l’anglais par Martin Paquot, in Topophile, 17 avril 2020.
[4] Mathias Rollot, Marin Schaffner, « (où) en sommes-nous ? », in Lundi Matin, 28 mai 2024.
[5] Ainsi, comme troisième citation possible, on ne devrait pas se priver de la puissance des propos aussi convaincant qu’éminemment biorégionaux de Fatima Ouassak : « Le manque d’intérêt des populations habitant les quartiers populaires envers la question du climat est lié à leur désancrage organisé et systématique, aux processus reconduits de génération en génération, qui en font des sans-terre et donc des sans-pouvoir. (…) On ne peut pas demander aux habitants des quartiers populaires de s’impliquer contre ce qui détruit la terre ici et, en même temps, leur rappeler sans cesse qu’ils n’y sont pas chez eux (…) On n’est pas en position de protéger une terre en danger là où on est soi-même écrasé et sous contrôle permanent. On n’est pas en position de protéger une terre là où on n’a aucun pouvoir de changer les choses. » Fatima Ouassak, Pour une écologie pirate, La Découverte, 2023.
[6] Nota bene : ces directives ne font pas l’unanimité chez les théoricien·nes et praticien·nes biorégionalistes et ne concernent que le présent atelier, que la présente méthode.
[7] « Nous sommes contaminés par nos rencontres : elles changent ce que nous sommes pendant que nous ouvrons la voie à d’autres. Comme la contamination modifie les projets des mondes en chantier, des mondes mutuels ainsi que des nouvelles directions peuvent émerger. Nous sommes tous porteurs d’une histoire de contamination ; la pureté est impossible » Anna Lowenhaupt Tsing, Le Champignon de la fin du monde, La Découverte, 2015
[8] Ce dernier terme étant entendu en un sens écoféministe élargi : le chez-soi n’étant pas uniquement le possédé privativement, matérialisé par la maison unifamiliale, mais plutôt le territoire commun avec lequel notre vie compose quotidiennement. Voir sur le sujet, Judith Plant, « Revaloriser le chez-soi. Féminisme et biorégionalisme » (traduit par Marine Beuerle, Maële Giard et Mathias Rollot, in Topophile, 14 décembre 2024) ; ou le déjà classique Geneviève Pruvost, Quotidien politique, La Découverte, 2020.
[9] Nota bene : il est fondamental de travailler à la visibilisation de ces populations dominé·es et empêché·es à la carte du « chez-soi », quand bien même, voire surtout quand ces personnes ne sont pas fréquentées par les cartographes (c’est-à-dire quand justement notre quotidien politique croire faire monde sans elleux – alors que c’est bien souvent leur dénigrement et leur exploitation systématique qui constitue la condition de possibilité même de notre mode de vie actuel). Sur la question décoloniale au prisme des biorégions, voir Mathias Rollot, « L’architecture autochtone, réhabitante », dans Décoloniser l’architecture, Le Passager Clandestin, 2024, pp.147-166 ; Mathias Rollot « Qui pour vivre in-situ », dans Agnès Sinaï, Ecologie des biorégions, Terre urbaine, à paraître hiver 2024-2025.
[10] Alice Carabédian, Utopies radicales. Par-delà l'imaginaire des cabanes et des ruines, Seuil, 2022.