L'utopie ou la mort

Chèvre vs bétonnière : préserver la ferme école de Bagnolet

Collectif | 9 septembre 2021

Introduction

Il existe aujourd’hui à Bagnolet, en Seine-Saint-Denis, un endroit assez unique en France : la ferme école Pêche d’or. Depuis dix ans, y coexistent une école publique et une association, Sors de Terre, créatrice de la bergerie des Malassis.

Sur un terrain d’un peu plus de 5 600 mètres carrés, on trouve cinq classes de maternelle de plain-pied, une petite cour de récréation, beaucoup de végétation, une soixantaine d’arbres, une belle haie vive, la maison des gardiens, une vingtaine de chèvres et brebis, deux boucs, quelques poules et poussins, du foin, des abris pour les animaux et une terrasse pour les concerts en plein air… Le tout sur quatre parcelles communicantes. À l’entrée de cette école publique particulière, on y lit une pancarte installée par l’équipe il y a trois ans : « Bienvenue à la ferme école Pêche d’or ».

Les premières bêtes sont arrivées dans le quartier des Malassis en 2011 et y sont toujours. Cette bergerie extraordinaire, aux objectifs écologiques, sociaux et pédagogiques, a largement fait ses preuves dans ce quartier dit défavorisé.

En partenariat avec plusieurs écoles, et d’autres structures sociales ou thérapeutiques, l’endroit est devenu, au fil des années, une véritable ferme de quartier, et un lieu d’accueil, de rencontres, gratuit, ouvert à tous, fermé avec une simple ficelle et construit et paysagé avec la complicité des habitants de tous les âges. L’association gère aussi un hectare d’espaces verts publics ou collectifs, selon le même principe d’inclusion des personnes et des autres espèces vivantes, domestiques et sauvages.

À Pêche d’or, les élèves connaissent donc la vie de la ferme au quotidien. Ils côtoient les chèvres qui pâturent sur les pelouses de l’école et les croisent dans le quartier. Des enfants d’autres écoles, des jeunes porteurs de handicap, participent à des projets pédagogiques au long cours ou passent à la bergerie après l’école, en famille, tout naturellement.

Ce lieu est d’autant plus précieux dans cette ville où un tiers des habitants vivent au-dessous du seuil de pauvreté et beaucoup ne partent jamais en vacances et où la rénovation urbaine rend inaccessibles les espaces verts de pieds d’immeubles.

Mais cet ensemble magique est aujourd’hui menacé. L’école est vétuste et un nouveau bâtiment, plus grand, est nécessaire, comprenant dix classes et non pas cinq, une crèche et un centre de loisirs. Le 13 juillet, un huissier de justice a fait sommation à l’association et à Gilles Amar, l’éleveur, jardinier, pédagogue et responsable du projet « d’avoir à quitter les lieux au plus tard le 15 août 2021 ».

La bergerie devrait déjà être vide aujourd’hui. Tout risque d’être bientôt rasé : les constructions, les arbres et les plantations. Les enfants ne pourront plus voir les chèvres à la récré. Des habitants inquiets, enfants et ados compris, passent quotidiennement aux nouvelles.

La ville prévoit en effet la construction d’un imposant groupe scolaire, immense bâtiment de béton, dont l’implantation condamnerait toute la partie la plus verte de l’îlot.

Pourquoi construire du neuf impliquerait-il de détruire ce dont les enfants ont besoin ?

Pourquoi couper la quasi-totalité des arbres, détruire la bergerie et la maison des gardiens et construire sur 2 860 mètres carrés de sol naturel ?

Pourquoi construire la nouvelle école plein sud, au soleil avec un parvis minéralisé ?

Pourquoi remplacer le jardin de pleine terre par un toit végétalisé sur dalle de béton ?

Pourquoi accueillir les enfants pendant les deux ans de travaux dans des préfabriqués à proximité immédiate du chantier, et parquer les chèvres dans un minuscule enclos pendant la même période ?

Préserver cette terre de haute qualité, les arbres, et la bergerie pour construire une ferme école publique, qui continuera à travailler et partager ses espaces avec la bergerie, est possible. L’abandon, il y a deux ans, du projet de logements privés dans la partie nord de la parcelle, permet de faire autrement.

Le 20 mai, un projet alternatif a donc été présenté par Sors de Terre à la mairie. Celui-ci prévoit un ensemble de bâtiments en bois, entourés de jardins, construits à l’emplacement actuel de l’école – ce qui préserverait l’identité paysagère du site et ses qualités pédagogiques, renforcerait la cohésion citoyenne locale et le partenariat entre l’association et l’école et donnerait enfin à la bergerie une existence officielle.

Cela permettrait aussi à Bagnolet – une des villes les plus endettées de France – d’économiser plus de 2 millions d’euros et éviterait l’émission de 5 600 tonnes de carbone liées à la construction en béton. L’équipe pédagogique, les parents d’élèves et de nombreux habitants y sont d’ailleurs très favorables et manifestent publiquement leur soutien.

Comment expliquer alors, que le maire P.S. actuel, Tony di Martino, réélu grâce à sa promesse de « faire de Bagnolet une ville écologique, solidaire et citoyenne » s’entête à refuser cette alternative et s’apprête à aggraver ainsi l’inégalité d’accès aux espaces de nature ? Ni la manifestation de soutien devant la mairie, ni la pétition, ni la médiatisation croissante de cette histoire n’ont encore suffi.

Le projet de la ville semble d’autant plus aberrant que de nombreuses autres collectivités, comme Paris, Poitiers, Rennes, Grenoble, ou la communauté de communes de Samatan, etc. s’engagent et soutiennent un accès régulier à la nature pour tous les enfants, qu’on enlève le bitume des cours de récréation, que les villes tentent de lutter contre le réchauffement climatique.

Même le ministre de l’éducation nationale encourage désormais officiellement à faire plus souvent classe dehors, puisque les bénéfices d’un contact avec la nature et la jouissance d’espaces verts urbains pour le développement optimal de l’enfant sont maintenant solidement prouvés. Pourquoi, une fois de plus, bétonner ?

Pour en savoir plus : Oui à la ferme-école de Bagnolet.

Tribune initialement publiée le 27 août dans le Monde.
Liste des premiers signataires
Catherine Bonzi, directrice de l’école Pêche d’Or ; Dominique Bourg, philosophe, université de Lausanne ; Etienne Butzbach, vice-président de la Ligue de l’enseignement ; Georges Chapouthier, biologiste et philosophe, directeur de recherche émérite au CNRS ; Anne-Sophie Colonna, représentante de parents d’élèves à l’école Pêche d’Or ; Alice Desbiolles, médecin de santé publique, auteure de « L’éco-anxiété. Vivre sereinement dans un monde abîmé » (Fayard, 2020) ; Damien Deville, anthropologue et géographe ; Martine Duclos, professeure des universités et praticienne hospitalière, CHU Clermont-Ferrand et université Clermont-Auvergne, Observatoire national de l’activité physique et de la sédentarité (Onaps) ; Guillaume Faburel, géographe ; Moïna Fauchier-Delavigne, journaliste et membre de Tous dehors France ; Crystèle Ferjou, conseillère pédagogique départementale, coordinatrice classe dehors et coautrice de « Emmenez les enfants dehors ! » (Robert Laffont, 2020) ; Diane Granoux, enseignante à Bagnolet, collectif Enseignant.e.s Pour la planète ; Roland Gérard, auteur, conférencier et cofondateur du Réseau école et nature ; Liouba Guillerm, professeure des écoles à l’école Pêche d’Or ; Francis Hallé, botaniste ; Loïc Julienne, architecte ; Frédéric Keck, anthropologue, CNRS ; Fabrice Michel, coordinateur pédagogique, Office central de la coopération à l’école (OCCE) ; Corinne Morel-Darleux, autrice ; Marie Paquet, inspectrice de l’éducation nationale ; Thierry Paquot, philosophe ; Gilles Rabin, économiste ; Anne Rousseau, psychomotricienne au Service d’éducation spéciale et de soins à domicile (Sessad) de Bagnolet ; François Sarano, docteur en océanographie, coauteur avec Coralie Schaub de « Réconcilier les hommes avec la vie sauvage » (Actes sud, 2020).
Retrouvez la liste de tous les signataires