Du lisible au visible

« Cohabitons ! Pour une nouvelle urbanité terrestre » de Michel Lussault

Thierry Paquot | 5 décembre 2024

Introduction

Les guerres terraforment nos contrées (le verbe « terraformer » est inventé par l’auteur de SF, William Olaf Stapledon, pour rendre Vénus habitable), les méga-feux consument des millions d’hectares de forêts et tuent des millions d’animaux, des inondations démesurées mettent en péril humains et non-humains (un tiers du Pakistan est recouvert d’eau en 2022...), l’imposition du confinement lors de la Covid-19 a démontré la pauvreté des logements et l’impossibilité de bien y vivre pour des millions d’habitants... Michel Lussault rappellent ces exemples d’altération de l’environnement pour poser la question de l’habitabilité de la Terre, dorénavant urbaine. Il adopte la notion d’« anthropocène » que forge le chimiste Paul Crutzen dans les dernières années du XXe siècle, en prenant comme marqueur symbolique de cette nouvelle ère géologique, la machine à vapeur. Il complète cette notion par la « grande accélération », que l’on doit au climatologue Will Stephen, et à la suite du modélisateur Geoffrey B. West se demande si l’« urbanocène » n’a pas été un des moteurs de l’anthropocène ?

L’ouvrage est construit en trois parties. Michel Lussault examine d’abord « la grande transformation urbaine », puis en repère les fragilités qui rendent les villes « vulnérables », avant de s’attarder ce qu’il appelle le « géo-care », belle trouvaille langagière. La World City bénéficie de la puissance des super-multinationales, dont des GAFAM, pour déployer son architecture de shopping mall, comme à Dubaï, par exemple, et contraindre tous les habitants-consommateurs au même mode de vie, présenté, évidemment comme fun... Pourtant ces « belles images » ont leur part d’ombre, comme la production du lithium, indispensable à la fabrication de nombreux objets interconnectés et destructeurs non seulement de la nature mais aussi des communautés humaines qui résident à proximité des sites d’extraction. La production de biens immatériels liée à la numérisation des activités humaines se double d’un extractivisme massif et d’une bétonnisation généralisée du monde, qui vient à dénaturer la nature mais aussi l’humanité de l’humain.

Il est temps alors pour l’auteur de lister et d’expliquer les fragilités de l’anthropocène, ce qui le conduit à la « considération », élaborée par Corine Pelluchon et par le « prendre soin », théorisé par Joan Tronto. Celle-ci écrit : « Au niveau le plus général, nous suggérons que le ‘prendre soin’ (caring) soit considéré comme une activité générique qui comprend tout ce que nous faisons pour maintenir, perpétuer et réparer notre ‘monde’, de sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible. Ce monde comprend nos corps, nous-mêmes et notre environnement, tous éléments que nous cherchons à relier en un réseau complexe, en soutien à la vie. » Cela lui permet de circonscrire la notion de « géo-care », « ensemble de vertus spatiales habitantes, c’est-à-dire de disposition à agir et à co-exister différemment ». La dernière partie est entièrement consacrée aux quatre vertus du « géo-care » : la considération, l’attention, le ménagement et la maintenance et la réparation. Ces vertus relèvent de la cohabitation en ceci qu’elles associent toujours humains et non-humains. L’auteur les décrit en donnant divers exemples, démontrant ainsi leur faisabilité. La conclusion s’impose presque d’elle-même : « Il va falloir accepter que, quoi qu’on fasse désormais, le changement global produira ses effets. Bref, il va falloir faire avec un tel inconfort car l’événement anthropocène ouvre justement cette période troublante, qui modifie l’entièreté de nos modes de réflexion, de coexistence et d’intervention. De ce point de vue, pratiquer le ‘géo-care’, c’est accepter de vivre avec le trouble et le transformer en moteur de coopération pour poser des actes de soutien de l’écoumène – troublés, mais déterminés à agir sans attendre. » L’ampleur de la tâche ne doit pas nous décourager...

Michel Lussault, Cohabitons ! Pour une nouvelle urbanité terrestre, « La couleur des idées », Seuil, 2024, 260 pages, 22 euros.