Du lisible au visible

« Dans l’œil du crocodile. L’humanité comme proie » de Val Plumwood

Julie Beauté | 10 décembre 2021

Introduction

Val Plumwood (1938-2008) est une philosophe australienne, pionnière en philosophie de l’environnement et militante écologiste. Parmi les lieux signifiants pour elle figurent d’une part le Kakadu National Park, où, en 1985, elle échappe de justesse à un crocodile marin, et d’autre part la montagne boisée au sud de Canberra, où elle construit sa maison en pierre et d’où elle tire son propre nom – plumwood, d’après l’espèce emblématique de l’écosystème forestier local. Son rapport aux lieux et à l’environnement témoigne du fait que les non-humains et les territoires sont au cœur de sa pensée. Ses nombreux textes développent des réflexions critiques écoféministes fécondes, mais sont pourtant encore trop peu traduits et trop peu lus en France. C’est à cette lacune que répond de manière salvatrice le recueil Dans l’œil du crocodile. L’humanité comme proie, paru chez Wildproject en septembre 2021 et consciencieusement traduit par Pierre Madelin.

« Le caractère biface du dualisme humain/nature nous oblige donc non seulement à repenser la vie humaine en termes écologiques, mais aussi à repenser la vie non humaine en termes éthiques. »

Val Plumwood

La première partie de l’ouvrage regroupe les trois premiers chapitres du livre que Plumwood était en train d’écrire au moment de sa mort : ils traitent de la prédation et invitent à remettre en cause le vieux récit anthropocentrique et dominateur de l’exceptionnalisme humain. La deuxième partie rassemble deux essais sur des animaux non-humains : le premier commémore le lien que l’autrice a noué avec Birubi, un wombat à la fois sauvage et familier, qui a eu le courage de traverser la frontière du dualisme ; à partir du film Babe, dont le personnage principal, un cochon, nous confronte au paradoxe de la viande qui parle, le second texte soulève des questions éthiques et politiques au cœur des relations entre humains et animaux, notamment dans le cadre de l’élevage. La troisième partie du recueil met en avant une conception circulatoire de la vie, en revendiquant d’une part un animalisme écologique contre un véganisme ontologique, et d’autre part un renouvellement de notre rapport à la mort et de nos pratiques mortuaires.

L’attaque du crocodile permet à la philosophe de repenser le dualisme opposant humanité et nature – dualisme qu’elle considère comme étant l’échec de sa culture et de son époque. Plumwood part de ce qu’elle a ressenti lorsque les mâchoires puissantes du prédateur se sont refermées sur elle : elle dit avoir eu le sentiment qu’il y avait en quelque sorte erreur sur sa personne, qu’elle ne pouvait éthiquement pas être réduite à de la nourriture et que la créature enfreignait les règles. Plumwood souligne cependant qu’être de la nourriture est au total ce qui nous confronte à notre corporéité, ce qui nous oblige à admettre que nous faisons partie du règne animal dans la mesure où nous sommes de la chair. Il s’agit donc de prendre conscience « que nous faisons partie du festin et que nous n’en sommes pas simplement spectateurs, que nous ne sommes pas un regard désincarné observant un banquet lointain. Nous sommes le festin » (p.38). Toutes les créatures vivantes constituent ainsi de la nourriture même si elles sont aussi bien plus que de la nourriture. Plumwood invite alors à repenser la vie humaine en termes écologiques et repenser la vie non-humaine en termes éthiques et culturels.

Cette considération sur notre identité écologique et sur notre appartenance à la communauté terrestre a des conséquences notables, d’une part sur notre rapport à la nourriture – et il s’agit désormais d’appréhender la chaîne alimentaire en termes de réciprocité plutôt que de domination et d’aliénation – et d’autre part sur notre rapport à la mort – et l’enjeu est de dépasser le dualisme corps-esprit pour considérer notre mort comme une dissolution de l’humain dans un flux plus qu’humain. En définitive, Plumwood insiste sur la continuité matérielle entre les membres d’une communauté écologique et défend une conception circulatoire de la vie ainsi qu’un matérialisme écologiste et animiste. Elle développe, pour en rendre compte, une attention dialogique – et non monologique – aux territoires et aux agents qui les façonnent. Afin d’ouvrir la possibilité d’une conversation plus qu’humaines avec les différentes voix terrestres, la philosophe invite à déployer une écriture plus imaginative et créative, avec de nouveaux récits capables d’établir des liens entre différentes formes de connaissance et de mettre en lumière l’épaisseur narrative du monde.

Val Plumwood (2012), Dans l’œil du crocodile. L’humanité comme proie, Traduit de l’anglais par Pierre Madelin, « Domaine sauvage », Wildproject, 2021, 200 pages, 20 euros.