Du lisible au visible

« Décoloniser l’architecture » de Mathias Rollot

Christophe Solioz | 24 juin 2024

Introduction

Dans Les territoires du vivant, un manifeste biorégionaliste (Bourin, 2018, réédité chez Wildproject en 2023) Mathias Rollot exposait quatre significations de l’architecture : comme un édifice, comme une discipline, comme une action, et comme une éthique partagée. Décoloniser l’architecture développe plus avant cette coexistence d’une infinité d’architectures à saisir comme « un faisceau de pratiques qui se déclinent en une infinité de dispositifs et de processus possibles, et qu’on aurait tort de réduire à des catégorisations binaires appauvrissantes (ce qui est construit et ce qui ne l’est pas, ce qui est éphémère et ce qui reste, ce qui est expert et ce qui est vernaculaire, ce qui est spontané et ce qui est anticipé...) » (p. 122). Exit l’architecture – autonome, intemporelle, universelle. Vive les architectures – tant formes construites que disciplines différentes.

La formulation d’un nouveau paradigme disciplinaire, d’une architecture ouverte à d’autres discours et pratiques, s’oppose radicalement à deux narratifs dominants examinés dans la première partie du livre — le monde vu depuis l’architecture. Le premier fait de l’ordre, hier au nom de l’architecture coloniale, aujourd’hui au non d’un « nouveau réalisme », le principe indéfectible de la discipline architecturale (p. 31-40). Le second voit en l’autonomie de l’architecture son seul garant (p. 41-52). Mais comment attendre qu’une architecture-aux-architectes « puisse contribuer à un quelconque changement sociétal, à un mouvement populaire, à une transition écologique ? » (p 46) se demande à juste titre Rollot. Deux discours dont le dénominateur commun est la discipline-aux-experts — discipline ayant manifestement fait sécession d’avec le monde partagé, alors que pour l’auteur au contraire « nulle “architecture” ne peut être entendue hors du monde, hors des liens qu’elle tisse avec une époque et une société qui lui donne ses raisons d’être et ses valeurs, hors d’un “existant” qui est déjà là, qui la dépasse tout en lui donnant son potentiel sens » (p. 59).

La partie centrale du livre — obsolescences et piste de renouveau — passe en revue trois options stratégiques d’une architecture confrontée aux nécessaires mutations exigées par l’anthropocène, soit respectivement « figer l’architecture au risque de la perdre pour de bon, la transformer pour qu’elle soit mieux accordée avec le monde actuel, ou encore la métamorphoser pour qu’elle devienne un outil au service du monde de demain — c’est-à-dire un opérateur de la résistance, un instrument contre-culturel, un catalyseur révolutionnaire » (p. 81). Si le second scénario d’une adaptation choisie semble s’imposer (p. 92-97), les préférences de l’auteur vont au dernier scénario envisageant une mutation de l’architecture dans une optique d’écologie sociale (p. 98-106). Et l’auteur d’envisager l’architecture comme « un art au service de la résistance plutôt que de la domination » (p. 107), comme moyen de sortir du paradigme industriel (p. 131-146) et « un outil pour engager la révolution écologique » (p. 132).

Dans cette dernière partie de l’ouvrage — vers des architect(ur)es autochtones — l’auteur donne corps au titre de son livre en présentant les notions d’architectures autochtones, sauvages et pluriverselles plutôt qu’universelles. Prenant appui sur la notion de « plurivers » élaborée par Arturo Escobar, « à savoir un ensemble de mondes en connexion partielle les uns avec les autres, qui n’ont de cesse de s’énacter et de se déployer », Rollot esquisse les lignes directrices d’une d’architecture autre, autochtone, comprise comme « architecture de l’entre », une « entre-architecture » en référence à des pratiques capables de nous « entre-former à l’entre-construction » illustrées notamment par l’architecture mutualiste des communs.

Soulignons pour conclure l’importance d’un cadre référentiel essentiel pour l’auteur, à savoir le biorégionalisme, soit « un horizon, une proposition de travail collectif, contemporain, décolonial et écologiste, destinée à toutes les communautés à la fois ; c’est un champ de débats et de luttes réconciliateur, qui porte sur la moralité et la soutenabilité écologique des modes de vie actuels basés sur l’exploitation, la domination et des logiques extractivistes épuisant peuples et milieux » (p. 157).

Livre dynamite, Décoloniser l’architecture déconstruit « l’impérialisme » de l’architecture et propose d’inventer ensemble une architecture sauvage, à la fois antitech et anticapitaliste, ou autant décroissante que convivialiste. Sans avoir la prétention « d’expliquer ce que devrait être “une architecture pluriverselle” », Mathias Rollot propose, dans une démarche qui se veut anti-explicative, « une critique pluriversaliste de l’architecture » (p.215). Plus une politique de l’espoir qu’une utopie.

Mathias Rollot (2024), Décoloniser l’architecture, Préface de Françoise Vergès et postface d’Émeline Curien, Le passager clandestin, 240 pages, 22 euros.