Introduction
Le parc Georges-Valbon, ou parc de La Courneuve, est le troisième plus grand parc de la région parisienne. Loin d’être un enclos de nature, c’est un lieu plein de traverses et d’usages, parfois invisibles. Plongeons dans son sol, regardons les entités qui l’habitent et les promoteurs qui construisent derrière les palissades.
Le parc de La Courneuve, une histoire de terre retournée et convoitée
Le parc est grand. Pourtant, en octobre 2023, trouver une entrée n’est pas aisé. « Ils ont tout bouclé », me dit un homme en jogging en train d’escalader une grille pour sortir du parc. « Essayez l’entrée près du cimetière », me conseille-t-il. Entrer par chez les mort·es ? Étonnant. La démarche d’entrer par-là revêt tout d’un coup un sens particulier, comme si franchir ce seuil nous faisait traverser les multiples couches du passé dont le parc est composé. Entrer par le cimetière, c’est entrer par la terre excavée, creusée, retournée. C’est entrer en rencontrant d’abord les présences absentes et se demander de quoi le sol qu’on foule est fait.
Le parc est grand. Calme aussi. On y croise des gens qui marchent, qui courent, qui pédalent. Des apparitions et disparitions au son des respirations de l’effort. S’y promener, c’est atterrir au cœur d’une certaine tranquillité après avoir traversé les villes de Saint-Denis, La Courneuve, une autoroute et le plus grand data center d’Europe. Ici, on circule entre des lacs, une cascade, des prairies, un bois, des vallons. Comme si cette « réserve écologique remarquable », comme le nomme l’office du tourisme de Plaine Commune Grand Paris, offrait un endroit refuge.
Tout à coup, un avion. Puis un autre. Et encore un. L’aéroport du Bourget n’est pas loin, juste là, derrière la butte. Lors du Salon international de l’aéronautique, qui a lieu tous les deux ans, le bruit est tel que les écoliers et écolières de Dugny sont envoyé·es dans d’autres établissements de la région.
Plus loin, c’est le passage du train qui fait sursauter. Crissement métallique des rails sous la passerelle en béton qui les enjambe pour relier les deux parties du parc séparées par le chemin de fer. Plus loin encore, un panneau déconseille de s’approcher des oiseaux, iels sont atteint·es de « botulisme », cette affection neurologique due à une bactérie très puissante. Elleux aussi sont traversé·es par des flux. Le train, l’avion, les oiseaux. Déjà beaucoup de choses qui habitent le parc.
Son passé est lui aussi ponctué de ruptures et d’empilements de couches d’histoire et de terre. En projet depuis 1925, cet espace était pensé pour être le pendant nord du parc de Sceaux. Mais un moment enfoui dans les cartons, puis ratiboisé sur papier pour faire passer une autoroute, il resurgit en 1962. Les premiers travaux commencent mais sont vite interrompus, les procédures d’expulsion des presque 2 000 personnes vivant sur le terrain dans ce que les pouvoirs publics appellent des « bidonvilles » n’ayant pas encore pu être mises en œuvre. Ce n’est qu’en 1971 qu’est aménagé le parc tel qu’il existe aujourd’hui. 15 millions de mètres cubes de remblais, transportés par 1,5 million d’allers-retours de camions, pour construire les volumes du parc qui sculptent aujourd’hui les vallons, les cascades, les lacs et les prairies. L’histoire du parc est celle de déplacements pharaoniques de terre. Les remblais des Halles de Paris se trouvent ici, ceux des fondations des tours de la Défense et de la construction de l’A86 aussi. Ailleurs indésirables, ici réutilisés. Planqués ? Sous les vallons et les cascades, « tout le parc, ce n’est que des gravats », témoigne Valérie, une habitante.
Au cours des déambulations, un autre panneau : « Le département de la Seine-Saint-Denis réalise pour vous des travaux de levée de doute pyrotechnique ». La terre pourrait se mettre à trembler : le parc, lourdement bombardé durant la Seconde Guerre mondiale, porterait encore en lui des traces d’explosifs. Pour lever le doute et extraire les dernières balles de son cœur, il faut creuser la terre. Si l’on se prend à imaginer la stratigraphie du sol, on distingue une multitude de couches : les matières explosives de la Seconde Guerre mondiale, les gravats des chantiers parisiens, les vies expulsées, les corps du cimetière. Ça commence à faire beaucoup de présences.
Plus loin, on trouve le « terrain des Essences ». Il ne doit pas son nom aux essences d’arbres qui y pousseraient, mais aux hydrocarbures qui y furent stockés par l’armée française. Ici, la terre doit être dépolluée des matières toxiques qui l’ont infiltrée. Orchestrée en mesure compensatoire pour l’achat de sept hectares en vue de construire le village des médias, en lien avec les JOP, la dépollution remue.
Elle met le terrain à nu. Mais, laissée en talus, la terre sert désormais de niches aux crapauds calamites, une espèce protégée. Alors le chantier s’arrête. « On » a essayé de déloger les crapauds. Mais la nuit, ils reviennent. Ces talus sont élus. Ces batraciens ont d’autres projets que ceux des humains pour ce terrain : l’occupation forcée. Renversement de situation par la terre retournée. Malgré les couches d’histoire et de terre importée, le parc est classé en zone Natura 2000 depuis 2006, un label écologique qui signifie qu’ici se trouvent une faune et une flore à protéger. Ultime retournement de situation : la terre, maintes fois excavée et remplacée, est aujourd’hui un espace précieux.
Les JOP, « accélérateurs d’histoire(s) », sont venus tout remuer. Malgré les crapauds et les grèves de chantier, le village des médias s’est érigé sur l’aire des Vents…
« Pour eux, un corridor écologique, c’est de la réserve foncière »
Au cœur du parc Georges-Valbon, l’aire des Vents ne vous dit peut-être rien. Vous avez pourtant pu fouler ses pentes lors d’une Fête de l’Huma. Symbole de l’écroulement progressif de l’influence communiste, les festivités ont récemment plié bagage pour laisser place au village des médias des Jeux 2024. Un « cluster » censé héberger 1 500 journalistes et technicien·nes médias, avant d’être transformé en quartier d’habitation. Avec le village olympique, c’est une des deux réalisations majeures de la Solideo (Société de livraison des ouvrages olympiques). Et un beau symbole de l’hypocrisie des discours d’exemplarité que véhiculent les pouvoirs publics à propos des constructions olympiques.
Contrairement à la construction de la piscine olympique ou du village des athlètes, celui des médias n’est pas une exigence du Comité international olympique (CIO). Les municipalités, le département et les promoteurs y ont vu l’occasion de réaliser de vieux rêves de bétonnisation. Dès 2008, Roland Castro, architecte soufflant à l’oreille des maoïstes, des socialistes et de Nicolas Sarkozy, défend l’idée d’un « Central Park du Grand Paris » : bétonner 70 des 400 hectares du parc afin de construire 24 000 logements pour 90 000 habitant·es. Le tout porté par Nexcity, un des groupes majeurs de la promotion immobilière du pays.
En 2015, alors que les dirigeants du monde entier se réunissent au Bourget, à quelques centaines de mètres de là, à l’occasion de la COP 21, un collectif d’habitant·es se crée pour s’opposer à la destruction des 70 hectares. Chaque dimanche, un pique-nique est l’occasion de se rencontrer et de s’organiser. « On n’était au courant de rien, se souvient Valérie, fervente militante depuis le premier pique-nique. On a dû apprendre à comprendre ce qu’est une étude environnementale et à déconstruire le discours des politiques et des aménageurs. » Une pétition lancée par le collectif Notre parc n’est pas à vendre récolte 10 000 signatures. Puis les mairies communistes de Saint-Denis, Stains et La Courneuve s’opposent au projet, qui est mis en pause.
« Ils ont remis le pied dans la porte en 2017 avec les JOP, raconte Valérie. En inventant le village des médias, ils ont trouvé une excuse pour urbaniser le parc. » Le projet rompt avec plusieurs décennies d’agrandissement du parc. Pour Valérie, le symbole est désastreux : « On réserve les espaces les plus beaux de la région pour faire de l’argent. Bien évidemment il faut du logement, mais sur quel foncier ? Autour du parc, il y a plus de 1 000 hectares de bureaux et de hangars logistiques. »
L’aire des Vents, contrairement au reste du parc, n’est pas une zone protégée. Du vent, déjà, qui souffle en quasi continu et lui a donné son nom. Ni des avions, qui décollent de l’aéroport du Bourget, situé à quelques dizaines de mètres. Ni de la bétonnisation, alors qu’elle est pour la faune un espace essentiel de circulation avec les parcs avoisinants. La novlangue urbanistique a réponse à tout. Du vent ? « Les immeubles seront placés en fonction. » La destruction de plusieurs hectares de parc ? « Une cité-jardin du XXIe siècle. » Une architecture pauvre et standardisée ? « Une vitrine des savoir-faire français en termes d’architecture et d’adaptation aux changements climatiques. »
Il semble plus simple de s’adapter au désastre que de réduire le trafic aérien. Et plus rentable. Entre le prix de cession du département à la Solideo et le prix à la revente par les promoteurs, la valeur du mètre carré pour un logement à mesure du processus d’aménagement sera passée de 100 à 4 000 euros [1]. Alors peu importe si les journalistes viennent vraiment. « Le pari est réussi, le produit existe, les investisseurs sont contents. Pour eux et les politiques, un corridor écologique, c’est de la réserve foncière », conclut Valérie.
Bonnes feuilles du numéro 16 de la Revue Z – revue itinérante d’enquête et de critique sociale – dont le dossier s’intitule : « Seine-Saint-Denis, faire corps face au jeux ». Cet article a été rédigé par Élise Boutié & lou mallet ; les photographies ont été prises par aimé herfeld.
Année après année, la revue Z compose un portrait critique et sensible de notre monde. Chaque numéro se fabrique à partir d'une enquête collective autour d'un thème et d'un territoire : l'industrie forestière depuis la Montagne Limousine, l'extraction minière néo-coloniale depuis la Guyane, la condition des femmes depuis Marseille.
Note
[1] Voir « JO 2024 : l’écologie lucrative de la future “cité-jardin” », Jade Lindgaard, Mediapart, 13 mai 2021 (mediapart.fr).