Du lisible au visible
« Devenir animal. Une cosmologie terrestre » de David Abram
Caroline Dinet | 21 octobre 2024
Introduction
Le philosophe et écologiste américain David Abram poursuit sa quête d’un ré-enchantement du monde en nous « rebranchant » sur nos sens. Devenir animal, qui vient de paraître en France (quatorze ans après sa parution aux États-Unis), approfondit les deux objectifs déjà à l’œuvre dans Comment la terre s’est tue. Pour une écologie des sens (La Découverte, 2013) : consolider l’appareillage conceptuel des activistes environnementaux et transmettre « la passion, l’étonnement et le plaisir que suscite [son] propre rapport à la terre vivante. » Ce premier ouvrage explorait la façon dont les Occidentaux se sont coupés de leur environnement : contrairement à de nombreux peuples animistes de tradition orale, la nature ne nous parle plus. Si les liens ont été rompus, expliquait-il, c’est parce que nous avons été capturés par l’écrit : désormais, nous n’accédons plus au monde par nos sens mais en déchiffrant des signes sur des pages. À rebours de ce processus d’abstraction, l’auteur nous invite dans son nouveau livre à sortir de nos bureaux, de nos appareillages numériques et technologiques, pour « prêter attention à notre expérience directe des choses – des insectes et des planchers en bois, des voitures en panne, des pommes picorées par des oiseaux et des odeurs qui se dégagent du sol et nous laisser transformer par ce qui nous entoure – qu’il appelle le « monde plus qu’humain ».
« Ce livre raconte comment devenir un animal bipède, faisant partie intégrante du monde animé dont la vie enfle en nous et se déploie tout autour de nous. Ce livre cherche une nouvelle façon de parler, une langue qui met en acte notre être-en-commun avec la terre plutôt que de nous aveugler à son égard. »
David Abram
David Abram ne renie pas pour autant l’héritage de la philosophie occidentale. S’il se reconnaît une filiation avec Gilles Deleuze, comme le suggère le « devenir » du titre, il se distancie toutefois de son approche conceptuelle. Il se reconnaît davantage dans la phénoménologie de Maurice Merleau-Ponty (qui étudie l’expérience vécue) pour réhabiliter ce que l’Occident a longtemps choisi de dénigrer, à savoir les sens, le corps, la réalité sensible, ce « monde terrestre et ombragé, fait d’empreintes de cerfs et de mousses ». Prenant acte du fait que « ce corps animal, en dépit de sa susceptibilité et de son vertige, reste le moyen premier à l’origine de tout notre savoir », il cherche « une manière attentive de réfléchir qui ne nous arrache plus au monde de l’expérience directe pour le représenter, mais au contraire qui nous rattache toujours plus profondément à son épaisseur. Une pensée mise en œuvre autant par le corps que par l’esprit, façonnée par l’air humide, le sol et la qualité de notre respiration, par l’intensité de notre contact avec les autres corps qui nous entourent. »
« Nos sens animaux ne sont ni trompeurs ni indignes de confiance ; ils sont notre accès au cosmos. »
David Abram
À travers une prose imagée et littéraire, entre observation sensorielle et réflexion philosophique, son texte (qui s’ouvre sur d’enchanteurs tableaux de l’artiste canadienne Lisa Gibbons) abonde en récits personnels nourrissant des thématiques (« Écologie de la profondeur », « Matérialité », « Savoir »), déclinées chacune en plusieurs chapitres – « Matérialité » se divise par exemple en « Maison » et « Bois et pierre ». Il explore également des « puissances plus complexes, telles que l’esprit, l’humeur et le langage, qui influencent et organisent à leur façon notre expérience du champ perceptif. »
Illustrations de cette poétique matérialiste qui trouble notre rationalité occidentale, trois passages sont particulièrement marquants : le premier, consacré aux ombres, raconte comment David Abram entre dans l’ombre d’une montagne jusqu’à ce que la nuit advienne : « Nuit est le nom que nous donnons à l’ombre de la Terre. Cette ombre qui mange toutes les autres ombres. » Le second narre sa rencontre avec des lions de mer lors d’une randonnée en kayak où, pour les tenir à distance, il est amené à inventer un langage corporel, s’insérant ainsi dans une communauté politique au-delà des humains. Mais c’est le troisième passage qui reste le plus frappant, point d’orgue de chapitres qui abordent la « magie naturelle de la perception » par laquelle nos sens peuvent être altérés, interrogeant les facultés de métamorphose du vivant. Il s’appuie là sur son séjour auprès de magiciens traditionnels en Asie, qui l’a amené à s’intéresser au « tissu malléable de la perception » et à la façon dont les rituels magiques équilibrent les rapports entre collectifs humains et monde naturel animé. Son récit captivant de la métamorphose en corbeau d’un chamane népalais, dont il a suivi l’enseignement, est l’occasion de montrer que la magie repose sur des jeux avec la réalité perçue. Abram lui-même, à force d’exercice visant à entrer « dans l’épaisseur de la chair » des corbeaux, éprouve à son tour le vol de l’oiseau. Démonstration implacable que le monde excède la subjectivité individuelle : nous appartenons à un milieu plus qu’humain, qui nous précède et nous englobe. « Il n’y a pas de dehors du monde sensible », note le philosophe Stefan Kristensen dans la postface.
David Abram (2010), Devenir animal. Une cosmologie terrestre, traduit de l’anglais et postfacé par Stefan Kristensen, éditions Dehors, 2024, 325 pages, 25 euros.