Nouvelles de nulle part

En marchant, la photographie saisit les paradoxes de la métropolisation

Frédérique Mocquet Geoffroy Mathieu | 14 janvier 2025

Introduction

Geoffroy Mathieu et Bertrand Stofleth ont une longue expérience de ce qu’on appelle les « observatoires photographiques du paysage » (OPP). Celle-ci les a conduits à vouloir en réinventer les codes, à l’époque où émergeait l’idée d’un sentier de grande randonnée autour de la métropole marseillaise (GR2013). Grâce à la collaboration d’artistes, marcheur·euses, habitant·es et chercheur·euses, ceux-ci se sont employés à photographier les « paysages usagés » de la métropole depuis 100 points de vue du sentier, tous les ans pendant dix ans (2012–2022). Accompagné d’analyses multidisciplinaires, le résultat de ce travail a fait l’objet d’une exposition au Centre photographique Marseille à l’hiver 2023–2024 et d’un livre édité chez Building Books. Nous avons demandé à Geoffroy Mathieu et à Frédérique Mocquet, laquelle a coordonné les contributions des textes dans le livre, de nous préciser les enjeux de cet ambitieux projet.

Sarah Ador | Quels sont les objectifs d’un observatoire photographique du paysage « ordinaire » ? Comment votre expérience de ce protocole vous a-t-elle permis d’identifier ses biais et angles morts ?

Frédérique Mocquet | Un « OPP » est un protocole d’observation fondé sur la photographie. Il s’agit de produire un corpus d’images représentatif des paysages d’un territoire donné, destiné à être reconduit à intervalles réguliers, pour proposer un suivi de l’évolution de lieux et de situations types. Le protocole est à la croisée de plusieurs besoins et objectifs car il s’agit à la fois de produire une archive visuelle pour faire mémoire et pour accompagner des analyses, d’une part de l’évolution des paysages et d’autre part des effets de diverses politiques de gestion (agriculture, biodiversité, urbanisme, tourisme, etc.), et de proposer des supports de médiations auprès de différents publics (élus, habitants). L’idée est très riche. Elle naît dans une période de dynamique intellectuelle, politique mais aussi artistique autour de la notion de paysage dans les années 1980–1990. On pense bien sûr à la commande photographique de la DATAR (1983–1989), qui fait référence pour les instigateurs de cette méthode. Membres de la mission du Paysage du ministère, Caroline Mollie et Jean Cabanel se sont dit que la photographie de paysage, à la fois document et œuvre, était un moyen idéal pour penser l’espace d’un point de vue qualitatif et pour prendre en compte les perceptions et représentations collectives, après une période d’aménagement à la française très planificateur et fonctionnaliste.

Geoffroy Mathieu | Depuis 2005, Bertrand Stofleth et moi travaillons en commande pour des collectivités locales, majoritairement des parc naturel régionaux. Nous avons mis en place des OPP et effectué leurs reconductions. Nous avons pu ainsi maîtriser ce protocole mis en place dans les années 1990 par le ministère de l’Environnement, expérimenter le dialogue avec les gestionnaires des territoires, confronter nos images aux élus, accompagner ou inventer des médiations avec les publics et les habitants. Au-delà du grand intérêt que nous avons trouvé à travailler pour ces collectivités, nous avons été souvent confrontés aux blocages, lenteurs, frustrations inhérentes au travail avec les administrations.

Frédérique Mocquet | En effet, malheureusement cette idée de départ est passée à la moulinette d’une autre spécificité française, la technocratie, qui a, dans de nombreux cas, mis en difficulté l’aspiration à l’exploration inhérente à la démarche.

En marchant, la photographie saisit les paradoxes de la métropolisation
Point de vue 94 : 2012, 2013, 2014 // Bertrand Stofleth et Geoffroy Mathieu / Topophile

Face à ce constat, vous avez lancé en tandem avec Bertrand Stofleth cet observatoire photographique alternatif de façon autonome, sans commande institutionnelle. Comment vous êtes-vous approprié ce dispositif et l’avez-vous modifié, augmenté ?

Geoffroy Mathieu | Avec l’OPP depuis le GR2013, nous souhaitions développer une approche plus expérimentale du protocole, et en proposer les résultats comme matière à disposition des institutions aménageuses, des structures culturelles, des étudiants ou habitants. En 2012, à l’occasion de la capitale européenne de la culture « Marseille Provence 2013 », Bertrand et moi avons souhaité devenir notre propre commanditaire pour ce projet de représentation de paysages depuis le sentier GR2013 qui adaptait le protocole des OPP. Nous avons commencé par repenser le rapport au cahier des charges thématique et technique : plutôt que d’illustrer des « thématiques paysagères » par des photographies, nous avons utilisé l’arpentage sur le GR2013 pour énoncer ces thématiques. Nous sommes sortis du vocabulaire technique en vigueur dans le champ de l’aménagement, même si, bien sûr, nos photos montrent les phénomènes actuels. De façon empirique, nous avons questionné la notion d’expertise. Nous nous sommes aussi donné la liberté de faire agir, là où nous le souhaitions, le corpus – images, textes, paroles –, sans les contraintes administratives, politiques, financières liées aux commanditaires. Nous avons donc pu inventer des moyens divers de relations au public, et ce dans le processus même de création du projet : ainsi du principe de l’adoption de points de vue qui consiste à proposer à des photographes amateurs de se charger de reconduire une image au fil des années. Ces adoptants ont formé une communauté fidèle du projet, qui a livré en mots sa relation intime avec le paysage dans la vidéo Paroles d’adoptants. Finalement, il s’agissait de trouver un équilibre entre œuvre artistique et outil au service de la société civile. C’est d’ailleurs ainsi que les instigateurs de la méthode voyaient les choses.

Point de vue 94 : 2015, 2016, 2017 // Bertrand Stofleth et Geoffroy Mathieu / Topophile

Pourquoi la pratique des OPP vous paraît-elle pauvre pour penser les enjeux écologiques, sociaux et politiques, et comment votre démarche les intègre-t-elle davantage ?

Frédérique Mocquet | A la fin des années 1980 et au début des années 1990, quand le projet OPP et la méthodologie sont élaborés, le paysage est défini par le ministère et les services décentralisés, et ce dans les outils de gestion, en tant que dimension qualitative du cadre de vie. Le tropisme visuel est dominant : le paysage, c’est ce qu’on voit autour de nous et qu’on apprécie. La question écologique est traitée à côté, dans d’autres services et structures, ce qui semble paradoxal aujourd’hui, mais qui permet à l’OPP d’opérer, puisque cela simplifie relativement le principe et la forme photographique attendue : il s’agit de produire des vues paysagères, donc de l’espace visible depuis un cadre. Aujourd’hui, cela rejoint justement une question qu’affronte la photographie de paysage : comment rendre compte des enjeux environnementaux dans leurs dimensions écologiques et sociales, au-delà de l’image tableau, et parfois au-delà du visible ?

Geoffroy Mathieu | Rétrospectivement, et à l’occasion des dix ans et de la préparation de l’exposition et du livre, nous avons constaté que cette liberté prise sur le dispositif nous avait permis de reconsidérer notre travail et le corpus au prisme des pensées environnementales des 15 dernières années, qui par ailleurs ont façonné nos travaux respectifs en dehors du binôme. Cela était possible par la proximité dans notre environnement proche de la maison d’édition Wildproject, dont le fondateur Baptiste Lanaspèze est aussi un des fondateurs du GR2013. On pourrait résumer en disant que les pensées de l’anthropocène et du vivant et les engagements écologistes ont fait incursion dans la démarche tout au long de ces années.

Les institutions et collectivités locales, habituels gestionnaires des OPP, ne sont pas imperméables aux évolutions de la société et des idées, mais elles mettent plus de temps à les intégrer à leur logiciel d’action et de réflexion ! En tant que citoyens et artistes, nous avons l’avantage de pouvoir réagir plus vite et avec davantage de liberté.

Finalement, le but de ce travail était, et reste, de produire un ensemble de connaissances sur le territoire à partir de l’image (et non uniquement par elle) et de l’augmenter de documents, paroles, textes, émanant de penseurs, chercheurs, étudiants, habitants et de travailler cette matière dans les champs de l’art, des sciences liées à l’espace, de l’aménagement ou de la pédagogie afin de susciter débats et réflexions. C’est ce que nous avons fait lors d’événements variés durant 15 ans, avec par exemple l’exposition de 2023 au Centre photographique Marseille, ainsi qu’avec notre livre, qui convoque un spectre varié d’intervenants et leur demande de partir de notre corpus pour réfléchir sur les paysages contemporains. C’est notre conception du travail de l’artiste dans la société : proposer un récit du monde par les formes qui puissent agir sur les représentations symboliques et donner matière à réflexion sur nos manières d’habiter et de penser nos rapports à la terre. Nous allons poursuivre cela en 2025 avec une exposition à la Maison de l’architecture Rhône-Alpes Archipel.

Point de vue 94 : 2019, 2020, 2021 // Bertrand Stofleth et Geoffroy Mathieu / Topophile

Vous considérez que ces paysages de marges métropolitaines que vous avez photographiés sont usagés. Qu’entendez-vous par là ? Et pouvez-vous nous parler du rôle du GR2013 dans votre démarche ?

Geoffroy Mathieu | En 2012, nous avons fait les repérages des 365 km du GR2013 avec des artistes marcheurs, dont Nicolas Mémain, le collectif SAFI, Mathias Poisson, Hendrick Sturm et Julie de Muer. Comme eux, nous envisagions l’itinéraire comme un cheminement permettant d’éprouver à l’échelle métropolitaine les relations complexes entre ce qu’on appelait « ville » d’un côté et « nature » de l’autre. Ces relations sont d’autant plus essentielles que la métropole Aix-Marseille comprend plus de 60 % d’espaces dits « naturels » et que son histoire est façonnée par le rapport entre grands aménagements (infrastructures portuaires et industrielles, autoroutes, etc.) et « grande nature », comme le montre d’ailleurs le texte de l’historien René Borruey dans notre livre. La boucle que forme le sentier du GR2013 sur la carte embrasse d’ailleurs intégralement le massif de l’Étoile et l’étang de Berre.

C’est en dialogue avec la sensibilité de ces artistes marcheurs que nous avons défini les enjeux de ce grand territoire autour de deux dynamiques transversales, deux « tensions » qui semblaient façonner la métropole : la violence ainsi que la résistance des politiques, des espaces, de la nature, des communautés, etc. On revient à l’idée de discuter les expertises et leur vocabulaire.

Le titre de la série de photographies et du livre éponyme, Paysages usagés, vient du constat, lors des prises de vue, du caractère éphémère des usages des lieux et de leur empilement historique qui laisse des traces dans les paysages. Le jeu de mot prend alors tout son sens pour montrer comment le développement des activités humaines a usé et abusé des lieux qu’il occupe. Le titre fait également référence à l’exposition « New Topographics: Photographs of a Man-Altered Landscape » de 1976 à la George Eastman House, le musée international de la photographie de Rochester dans l’État de New York. Cette exposition fait date dans l’histoire de la photographie, car elle réunit pour la première fois des travaux traitant de l’anthropisation ordinaire des paysages américains, mis en images jusqu’alors plutôt sous l’angle de la wilderness mythique.

Après dix ans d’enquêtes et de reconductions photographiques, les photos nous permettent d’affiner ces perceptions premières. Par exemple, dans notre livre, le texte « Un certain regard sur les dynamiques du vivant » de la botaniste Véronique Mure propose une réflexion précise sur les perspectives de l’observation du végétal dans les photographies. Une reforestation sur un terrain peut être esthétiquement appréciée mais n’est pas toujours synonyme de biodiversité. À l’inverse, un terrain incendié peut évoquer la désolation mais indique aussi un potentiel enrichissement : la végétation qui va s’y déployer sera souvent plus diverse que les sous-bois des pinèdes. Ou encore une ZAC construite en « éco-quartier », si elle semble répondre aux besoins de logements tout en contenant les atteintes environnementales, peut tout à fait avoir supprimé surfaces agricoles, haies de bocages et grands arbres, comme autant d’espaces de rencontre et de cohésion sociale. Ces nuances sont permises par la lecture des séries photographiques et par leur mise en perspective avec des connaissances. Ces analyses partant de la photographie prolongent notre travail et créent des ramifications qui font pour nous pleinement partie du projet.

Les séries de reconductions photographiques produites dans le cadre du protocole des OPP sont à considérer comme un agencement de moments qui s’inscrivent dans l’épaisseur du temps. Chaque image prise séparément est l’occasion de ralentir pour un instant la course de l’évolution et de s’attarder sur les micro-changements qui révèlent les dynamiques du monde. La présentation en « série temporelle » de chaque point de vue permet ainsi d’inscrire l’image comme outil critique. C’est ainsi que nous considérons la photographie : un art éminemment politique, en ce sens qu’elle permet de mettre en débat et en discussion avec les spectateurs notre rapport au monde, d’inviter à une réflexion sur des paysages qui semblent à la fois « s’enruiner » sous les effets du capitalocène et se réinventer par les usages.

Carte des points de vue de l'Observatoire photographique du paysage depuis le sentier GR2013 // G. Mathieu & B. Stofleth d'après CAUE 13 et IGN / Topophile

Est-ce en ce sens que vous parlez d’« obsolescence du paysage » ?

Frédérique Mocquet | Oui, c’est en partie cela, l’obsolescence du paysage : quelque chose qui est en ruine mais qui dure et qui en un sens, vit toujours. Il est question de ruine et d’obsolescence des spatialités, matérialités et dynamiques économiques et sociales de rapport à la nature (dégradation des écosystèmes, exploitation des ressources, injustices environnementales, etc.), qui s’étendent sous nos yeux, mais aussi du regard que l’on pose sur elles et qui les façonne tout autant. Ce regard, ce paysage, est un héritage culturel historique qui peine à embrasser la complexité des enjeux environnementaux contemporains et qui par ailleurs reconduit une lecture assez réductrice et élitiste de la nature, quand il est – comme c’est le cas en France – affilié à une histoire occidentale de l’art et de la culture à travers une référence quasi-exclusive à l’art pictural.

Or, c’est cette focale-là qui définit la dimension institutionnelle et opérationnelle de la notion, en matière de politique de paysage et des outils comme l’OPP dans les années 1990 et qui survit encore aujourd’hui. Dans ce cadre, on peine à prendre en compte les problématiques écologiques dans leur dimension politique et souvent conflictuelle, par exemple. C’est aussi ce cadre qui permet si facilement au paysage et à l’environnement de se faire absorber par le marketing territorial, la mise en parcs, l’exploitation touristique. Suivant ce chemin, l’OPP qui met en image cette modalité culturelle est, lui aussi, à la fois obsolète et obsolescent, un héritage qui peut être interrogé comme l’expression d’un « commun négatif », comme je le suggère dans mon texte « Saisir le paysage par ses bords ». Un « commun négatif » désigne une réalité dont on ne veut plus car elle menace l’habitabilité du monde, une réalité à laquelle on est pourtant attachés, et qu’il faut apprendre à décrire pour pouvoir la transformer. On veut bien sûr toujours du paysage, mais il faut réinterroger cette notion et son esthétique pour lui donner un pouvoir de transformation du monde, et je crois que cela peut passer par la révision de ses formes esthétiques, avec la photographie par exemple.

Point de vue 10 : 2013, 2015, 2016 // Bertrand Stofleth et Geoffroy Mathieu / Topophile

Bertrand Stofleth & Geoffroy Mathieu, Paysages usagés 2012-2022. Observatoire Photographique du Paysage depuis le GR2013, Building Books, 2024, 24x30 cm, 208 pages, 35 euros.

Avec des textes de René Borruey, Baptiste Lanaspeze, Paul-Hervé Lavessière, Frédérique Mocquet, Pascal Beausse, Sabine Barles, Sarah Vanuxem, Matthieu Duperrex, Michel Lussault et Véronique Mure.