Les mots et les choses

Épichorique

Joseph Rabie | 13 novembre 2019

Introduction

Chaque matin, j’accueille un visiteur bienvenu dans ma boîte email : c’est le mot du jour de l’Oxford English Dictionary (OED) (1).

Celui du mercredi 7 août m’a interpellé, ne demandant qu’à être aimé (certainement par moi, par rapport à la Chorographie qui était au cœur de ma thèse). Epichoric : « Characteristic of or peculiar to a particular country or district » – « Caractéristique de, ou propre à, un pays ou district particulier ». Par pays on entend ici un territoire spécifique défini en termes régionaux, géographiques et socioculturels, c’est-à-dire qualitatifs, singuliers et plutôt locaux. Et non pas comme synonyme de nation, là où c’est la politique et l’identitaire qui priment.

D’après l’OED, le mot français épichorique exista « en 1859 ou plus tôt » : il figure dans le Grand Dictionnaire Universel du XIXesiècle de Pierre Larousse, dont la définition bien laconique était « local » et « endémique » (ce dernier avec un sens médical). Ce même dictionnaire donnait aussi épichorien, -ienne, qui, outre « local » (encore), portait une signification mythologique, « se disait des dieux propres à une contrée », ce qui approche alors ce mot à la notion de genius loci. Aucune trace, par contre, d’épichorique ni dans Le Robert, ni le Littré, ni aucun des dictionnaires référencés par le CNRTL (TLFi, l’Académie...) ; seul le dictionnaire libre, Wiktionnaire, donne la définition « qui n'existe que dans un lieu, endémique ».

Peut-on discerner dans l’effacement d’épichorique du vocabulaire depuis le XIXesiècle, la disparition de la Chorographie elle-même comme discipline traitant de la science et de l’art de l’étude et de la représentation des lieux ?

Remarquons, encore d’après l’OED, qu’epichoric se référait principalement aux très nombreux alphabets existants dans la Grèce ancienne avant l’introduction de l’alphabet Ionique standard vers 400 av. J.-C. Ainsi, au-delà de sa dimension spatiale, la référence au langage comme marqueur spatial nous interpelle. C’est Thierry Paquot qui insiste « que la langue est un pays », ce qui sonne si bien avec la singularité intrinsèque de tout lieu ou région, chose qui pour nous est d’une importance fondamentale.

L’OED, dans son étymologie, précise qu’epichoric vient du grec ancien, dont le sens était « dans le, ou du, pays » ; auquel s’ajoute le suffixe -ic, expression du rôle adjectival du mot. Le préfixe epi- est clé, car il s’agit d’un acte de spatialisation ou de temporalisation : être sur, ou près de, ou auprès de. Au-delà de l’association de chôros/chôra au topos, qui signifie lieu, ces deux mots portent des significations spatiales diverses, dont pays, région, contrée, territoire d’une ville, campagne, campagne par opposition à la ville (2). Remarquons alors que la juxtaposition d’epi- et de -choric semble opérer une sur-spatialisation, comme s’il y a nécessité d’une spécification au-delà du simple fait spatial générique, pour signifier qu’il s’agit de ce pays, appréhendé à partir de sa singularité propre, celle qui fonde l’attachement de ses habitants à leur lieu de vie.

Comme adjectif, comme descripteur, il s’agit alors de s’atteler sur les multiples attributs (justement) épichoriques – biologiques, géomorphologiques, climatiques, sociaux, culturels, historiques, esthétiques, etc. – qui ensemble serviraient à caractériser un pays comme milieu particulier. La biorégion serait alors par nature épichorique, par l’entremise de l’unité sensible, écologique et fonctionnelle qu’elle incarne, par le subtil mélange d’harmonies et de variations allant bien au-delà d’une uniformité réductrice quelconque.

Notes

(1) https://www.oed.com, Consulté le 7 septembre 2019, uniquement par abonnement.

(2) Augustin Berque, « La chôrachez Platon », in Espace et lieu dans la pensée occidentale, de Platon à Nietzsche, Th. Paquot et C. Younès (dir.), La Découverte, 2012.