Le gang du Kosmos

Françoise Choay, philosophe de l’architecture et des villes 1/2

Thierry Paquot | 24 janvier 2025

Introduction

Historienne des idées, critique d’art et d’architecture, Françoise Choay (1925-2025) n’est pas seulement une des principales références internationales pour la compréhension des formes contemporaines d’urbanisation, elle est également une théoricienne du patrimoine et une infatigable introductrice d’auteurs qu’elle fait traduire ou qu’elle contribue à faire (re)découvrir. Le philosophe de l’urbain Thierry Paquot – qui a bien lu et connu Françoise Choay – nous raconte cet itinéraire intellectuel d’une haute exigence conceptuelle et d’une imparable probité morale comme l’expriment ses diverses prises de position qui ne sont jamais nostalgiques d’un quelconque « c’était mieux avant » mais soucieuses d’une liberté toujours revendiquée.

Famille

Sans pénétrer dans le dédale généalogique, précisons que Françoise Weiss (née le 29 mars 1925 à Paris et décédée le 8 janvier 2025) a comme grand-père paternel Paul-Louis Weiss (1867-1945), polytechnicien, ingénieur des mines qui a épousé Jeanne-Félicie Javal, dont le père est le célèbre ophtalmologue, théoricien du strabisme, Louis-Émile Javal (1839-1907) [1]. Ils auront cinq enfants, dont Louise Weiss (1893-1983), féministe, journaliste, européenne convaincue, Marie Jenny Aubry (1903-1987), neuropédiatre et psychanalyste renommée [2]. Un autre de ces enfants n’est autre qu’André (1899-1950), polytechnicien puis avocat international, père de Françoise, mort dans un stupide accident de voiture. Les diverses ramifications familiales s’accordent à délimiter un milieu social confortable – des banquiers, des ingénieurs polytechniciens, des médecins, des industriels, etc. – ouvert au progrès social [3] et laïc, où se côtoient des protestants alsaciens discrets et des juifs républicains. La guerre vient interrompre une adolescence protégée, Françoise suit sa mère Colette dans un maquis communiste en Corrèze, ce qui la vaccinera contre tout engagement politique aveugle, tout en continuant à étudier la philosophie, en assurant le quotidien dans des conditions de restriction et d’inconfort qu’elle ne soupçonnait pas et en portant des messages. Rares alors étaient les maquis animés par une femme, sa mère...

À la Libération, son père est nommé par le gouvernement provisoire préfet de l’Hérault, avant de retrouver son cabinet d’avocat à Paris. C’est donc à Montpellier qu’elle obtient son Certificat d’Études Supérieures de philosophie sur Kierkegaard, auteur qu’elle dédaignera par la suite. Étant trilingue, elle a appris l’allemand et l’anglais pendant sa scolarité, elle est engagée par une institution internationale, sise à Bruxelles, qui s’occupe d’indemniser des victimes de la guerre. Elle gagne très bien sa vie mais au bout de deux ans juge futile son mode de vie et décide de poursuivre ses études à la Sorbonne. Là, elle s’enthousiasme pour l’enseignement de Jean Hyppolite sur Hegel et de Gaston Bachelard sur l’épistémologie, « deux maîtres » assure-t-elle.

Elle épouse Jean Choay (1923-1993), directeur scientifique des laboratoires pharmaceutiques fondés par son grand-père en 1911 et vendu à Sanofi en 1984, c’est un homme d’une grande élégance et d’une solide culture que le cinéaste et écrivain Alain Fleischer évoque ainsi dans Le Carnet d’adresses : « On les appelait ‘les Choay’ parce qu’ils formaient un couple remarquable, recevant chez eux la bonne société parisienne des sciences, des arts et des lettres, comme on dit. Je me souviens d’avoir été invité à deux ou trois dîners, dans leur bel appartement du faubourg Saint-Honoré, où les plans de table distribuaient judicieusement biologistes, philosophes, écrivains, cinéastes, artistes, mélangeant aussi les générations, les célébrités et les débutants. On trouvait, rassemblés autour de tables rondes, des personnages tels que Philippe Sollers, Pierre-Jean Rémy, Noëlle et François Chatelet, Roland Barthes, Gérard Titus-Carmel […] ‘les Choay’ étaient des personnalités fortes […] Cet homme, d’une grande distinction, parvenait à faire passer son érudition et son humour à travers le handicap sévère d’une maladie de Parkinson […] C’était une femme en qui le charme physique le disputait à la séduction de l’intelligence [sic, N.D.E]. » [4] Ils auront deux filles, l’une fera des études d’histoire et confectionnera une anthologie de textes issus de Paris-Guide [5] et l’autre des études de langue anglaise et traduira Walt Whitman [6].

Journalisme

C’est au mariage de l’architecte et futur romancier Michel Bataille (1926-2009), neveu du sulfureux Georges, qu’elle fait la connaissance du constructeur Jean Prouvé (1901-1984) qui la convertit à l’architecture. Il vient de terminer la « Maison des jours meilleurs » à la suite de l’appel de l’abbé Pierre durant le terrible et meurtrier hiver 1954 qui déclencha « l’insurrection de la bonté » et obligea le gouvernement à financer un plan d’urgence de logements pour les plus démunis. C’est dans ce contexte que Jean Prouvé conçoit cette maison métallique facile à transporter et à monter, produite en usine de façon préfabriquée. Elle visite cette réalisation et rédige un article en 1956 sur ce prototype qu’elle porte à l’hebdomadaire France-Observateur (ancêtre du Nouvel Observateur) où elle ne connaît personne [7]. Elle le remet en main propre au rédacteur en chef, Gilles Martinet, qui lit le papier et ravi lui en commande d’autres !

« Cet apprentissage sur le tas du métier de journaliste conforte son sens de l’observation, son esprit critique, sa volonté d’écrire pour le « grand public », la nécessité de tout vérifier sur place et d’aller à l’essentiel. »

Thierry Paquot

C’est le début d’une carrière de critique aussi bien à France-Observateur (où elle écrit le premier article sur Yves Klein en France et des reportages sur les grands ensembles, ces « cages-à-poules », comme elle les désigne dans le numéro du 4 juin 1959) qu’à L’œil (où elle publie le premier article sur Jackson Pollocken France), mais aussi dans la Revue d’Esthétique, Preuves (avec une importante enquête, « La ville et l’imaginaire » [8]) ou encore dans Critique, Art en France, la NEF, La Quinzaine Littéraire (fondée en 1966 par Maurice Nadeau et François Erval), Architectural Forum dont elle devient la correspondante pour la France et plus tard dans Urbanisme. Cet apprentissage sur le tas du métier de journaliste conforte son sens de l’observation, son esprit critique, sa volonté d’écrire pour le « grand public », la nécessité de tout vérifier sur place et d’aller à l’essentiel. Plus tard, alors qu’elle n’écrira que rarement dans la presse, elle revendiquera ce passé journalistique comme particulièrement formateur et regrettera que trop de thésards ignorent une telle démarche alliant investigation et écriture efficace !

Urbanisme

En 1965, au cœur de la modernisation de la France initiée par la Ve République sous l’autorité du général de Gaulle, Françoise Choay réalise une anthologie consacrée à l’urbanisme [9]. Sa curiosité la conduit à rassembler ces textes, alors même qu’elle n’enseigne pas et souhaite populariser à la fois l’architecture et l’art de bâtir les villes. Les éditions du Seuil viennent de publier la traduction française de La Cité à travers l’histoire de Lewis Mumford, aussi leur propose-t-elle son manuscrit. Il faut avouer qu’il s’agit d’une « discipline » peu connue et généralement comprise comme juridique, administrative et technique, donc peu attrayante, rébarbative. Ce recueil rassemble 38 extraits de 38 auteurs que personne alors n’avait regroupés ainsi en 9 chapitres distinguant « le pré-urbanisme progressiste » (principalement les utopistes), « le pré-urbanisme culturaliste » (A.W. N. Pugin, J. Ruskin et W. Morris), « le pré-urbanisme sans modèle » (Marx, Engels, Kropotkine ; Boukharine et Preobrajensky), « l’urbanisme progressiste » (T. Garnier, G. Benoit-Lévy, W. Gropius, Le Corbusier et S. G. Stroumiline), « l’urbanisme culturaliste » (C. Sitte, E. Howard, R. Unwin), « l’urbanisme naturaliste » (F.-L. Wright), les représentants de la « Technotopie » (E. Hénard, C. Buchanan et I. Xenakis), de l’ « Anthropopolis » (P. Geddes, M. Poète, L. Mumford, J. Jacob, L. Duhl et K. Lynch) et les « philosophes » de la ville (V. Hugo, G. Simmel, O. Spengler et M. Heidegger).

« L’urbaniste doit cesser de concevoir l’agglomération urbaine exclusivement en termes de modèles et de fonctionnalisme. Il faut cesser de répéter des formules figées qui transforment le discours en objet, pour définir des systèmes de rapports, créer des structures souples, une présyntaxe ouverte à des significations non encore constituées. »

Françoise Choay

Ces auteurs n’étaient plus lus ou pas traduits, aussi cette anthologie les révéla et ce livre s’imposa comme un manuel pour une formation théorique que la plupart des architectes-urbanistes, souvent autoproclamés, n’avaient pas suivie. Patrick Geddes n’avait alors attiré nullement l’attention sur son œuvre, Françoise Choay propose de traduire civics judicieusement par « polistique », de même qu’elle offre la première traduction française de l’essai de Georg Simmel, « Les grandes villes et la vie de l’esprit » (traduit de l’allemand par Pierre Aron), de Stanislas Gustavovitch Stroumilie, « Une Cité communiste » (traduit du russe par Jean-Jacques Marie), de Benjamin Ward Richardson, un extrait d’Hygeia, qu’elle traduit elle-même de l’anglais. Hygeia. Une Cité de la santé sera publié en 2006 aux éditions de la Villette dans une traduction de Frédérique Lab. « Ce livre, prévient-elle dans l’introduction à son anthologie, ne se propose pas d’apporter une contribution supplémentaire à la critique des faits ; il ne s’agit pas de dénoncer une fois de plus la monotonie architecturale des villes neuves ou la ségrégation sociale qui y règne. Nous avons voulu chercher la signification même des faits, mettre en évidence les raisons des erreurs commises, la racine des incertitudes et des doutes que soulève aujourd’hui toute nouvelle proposition d’aménagement urbain. Notre analyse et notre critique portent donc sur les idées qui fournissent ses bases à l’urbanisme. » [10] Cette ambition est grandement honorée par une présentation remarquable dont les notes en bas des pages démontrent la richesse de la documentation rassemblée en plusieurs langues, des « classiques » aux travaux les plus récents et pointus. Il ne s’agit pas d’un manuel para-universitaire mais d’un livre de combat, qui annonce les suivants. Il exprime parfaitement la méthode et le ton qui caractérisent l’œuvre de Françoise Choay, à l’instar de ces deux phrases, parmi d’autres : « L’urbaniste doit cesser de concevoir l’agglomération urbaine exclusivement en termes de modèles et de fonctionnalisme. Il faut cesser de répéter des formules figées qui transforment le discours en objet, pour définir des systèmes de rapports, créer des structures souples, une présyntaxe ouverte à des significations non encore constituées. » Ou : « Quant à l’habitant, sa première tâche est la lucidité. Il ne doit ni se laisser leurrer par les prétentions scientifiques de l’urbanisme actuel, ni aliéner ses libertés dans les réalisations de celui-ci. Il doit se garder autant de l’illusion progressiste que de la nostalgie culturaliste. » [11]

« Quant à l’habitant, sa première tâche est la lucidité. Il ne doit ni se laisser leurrer par les prétentions scientifiques de l’urbanisme actuel, ni aliéner ses libertés dans les réalisations de celui-ci. Il doit se garder autant de l’illusion progressiste que de la nostalgie culturaliste. »

Françoise Choay

Cinquante ans plus tard cette anthologie, dorénavant en format poche, continue à nourrir des générations d’étudiants et de praticiens sans toujours tenir compte des évolutions de son auteure. En effet, Françoise Choay a découvert par la suite d’autres penseurs qu’elle intégrerait volontiers dans une nouvelle édition, comme Idelfonso Cerdà, Edward Hall, Melvin Webber, Gustavo Giovannoni, etc. Tout comme elle remet en question son découpage en trois grandes « tendances », récuse la troisième (qu’elle préfère dénommer « naturiste » plutôt que « naturaliste ») et ne conserve que les deux premières, sachant qu’elles sont « schématiques » bien qu’opératoires. C’est dans son lumineux article, « Urbanisme. Théories et réalisations » (Encyclopedia Universalis, Paris, 1992, tome 23, pp.187 et s.) qu’elle revient sur ces distinctions : « L’urbanisme progressiste, dont les valeurs sont le progrès social et technique, l’efficacité et l’hygiène, élabore un modèle d’espace classé, standardisé, éclaté. L’urbanisme culturaliste, dont les valeurs sont, à l’opposé, la richesse des relations humaines et la permanence des traditions culturelles, élabore un modèle spatial circonscrit, clos et différencié. » Elle indique comme premier modèle d’urbanisme progressiste, la Ciudad lineal d’Arturo Soria y Mata de 1882, développé par Georges Benoit-Lévy et repris par Le Corbusier dans ses Trois établissements humains (1945).

En ce qui concerne l’urbanisme culturaliste, elle mentionne comme premières manifestations, les publications de Camillo Sitte et d’Ebenezer Howard. Mais ces deux urbanismes s’épuisent au cours de la seconde moitié du vingtième siècle où triomphe le post city age qu’analyse Melwin Webber et qu’elle développera dans « Le règne de l’urbain et la mort de la ville », article fondamental qui renouvelle entièrement la réflexion sur l’urbanisme, dorénavant limité à des procédures juridiques... Je remarque la présence d’une seule femme dans son anthologie, Jane Jacobs (1916-2006), dont Déclin et survie des grandes villes américaines de 1961, ne sera traduit qu’en 1991. Là encore, elle révèle une essayiste mondialement célébrée mais boudée en France, sans autre raison que l’indifférence. L’urbanisme est alors entièrement dominé par les hommes. Depuis, les étudiantes en architecture comme en urbanisme et en paysage sont majoritaires, mais les « vedettes » restent masculines. La ville s’avère-t-elle pour autant masculine ? Sans aucun doute. Les espaces publics sont en priorité destinés aux hommes et aux garçons, la nuit plus encore que le jour. Cette approche genrée n’était pas à l’ordre du jour en 1965, où l’on commençait à peine à considérer que l’accumulation des Choses (Georges Perec, 1965) ne faisait pas le bonheur, celui-ci n’étant porté que par Les Belles images (Simone de Beauvoir, 1966) [12].

Enseignement

En 1965, Robert L. Delevoy, historien et critique, lui demande de venir enseigner à l’École d’architecturede La Cambre à Bruxelles, qu’il dirige [13]. Elle accepte et commence en janvier 1966 un enseignement hebdomadaire, chaque jeudi, sur « La ville et le langage » qu’elle décrit ainsi dans le premier numéro des Cahiers de La Cambre (1967) : « Le cours se propose de : polémiquer contre une conception étroitement fonctionnaliste de l’aménagement urbain ; définir une approche de l’aménagement sous l’angle de la signification ; problématiser la tâche de l’urbanisme. » [14] Elle assure cet enseignement jusqu’en 1972. Entretemps elle a été contactée par Pierre Merlin (né en 1937), polytechnicien et géographe, qui,à la rentrée 1968, fonde avec Hubert Tonka un département d’urbanisme dans l’université expérimentale de Vincennes (le futur Institut Français d’Urbanisme) et souhaite faire intervenir divers spécialistes comme Henri Laborit, biologiste et fondateur de l’ « agressologie » qui publia ses cours sous le titre de L’Homme et la Ville en 1971, l’ethnologue Pierre Clastres, des énarques et Françoise Choay, critique d’art.

« Elle prend plaisir à enseigner, à éveiller des plus jeunes à la lecture critique des grands textes, à les faire aller voir sur place, à déployer leur corps pour saisir les échelles de l’espace et la puissance sensorielle du rapport de chacune et chacun à la terre. »

Thierry Paquot

Elle débute en février 1971 et constate qu’elle doit posséder une thèse d’État pour envisager une carrière universitaire à laquelle elle avait déjà songé sans vraiment s’y investir [15]. Elle prend plaisir à enseigner, à éveiller des plus jeunes à la lecture critique des grands textes, à les faire aller voir sur place, à déployer leur corps pour saisir les échelles de l’espace et la puissance sensorielle du rapport de chacune et chacun à la terre. Celles et ceux qui ont été ses étudiants en conservent un excellent souvenir, tant elle avait le talent de raconter la vie et l’œuvre d’architectes, d’historiens ou de philosophes. Elle préparait ses cours avec une attention toute particulière, sans jamais tomber dans une improvisation à laquelle sa vaste culture pouvait prétendre, non, elle se renouvelait et n’hésitait pas d’une année à l’autre à parfaire son interprétation. 

Érudition et combats

Ses premiers ouvrages paraissent aux États-Unis (sur Le Corbusier et sur la planification urbaine) [16], mais c’est son anthologie qui lui ouvre les portes de l’université française et l’incite à approfondir les thèmes essentiels qui marqueront son œuvre : en quoi et comment les techniques de production industrialisées et de communication généralisées changent radicalement la relation que nous entretenons avec les lieux au point d’effacer les villes et les campagnes et de les transformer en non-villes et non-campagnes ? Parallèlement, le « monument historique » est promu comme principal témoin du « patrimoine » et le « corps » ne compte plus dans l’agencement des échelles et des proportions, pourtant spécifiques à l’architecture et à la ville. Si la sémiologie mobilise ses premières études, assez vite elle bifurque vers la généalogie de l’urbanisme et en cherche l’origine à la Renaissance italienne.

En 1965, elle annonce un ouvrage intitulé Le désir et le modèle dont elle commence à assembler les éléments et qui deviendra sa thèse d’État en 1978 (sous la direction de André Chastel) publiée sous le titre, La Règle et le Modèle en 1980 [17]. Dans la préface à la nouvelle édition de 1996, elle note : « Les grands réseaux techniques, sur lesquels peuvent en tous lieux se brancher tous les types possibles d’établissements humains, ont aboli l’ancestrale différence entre villes et campagnes. » [18] Pour elle l’urbanisation « n’est synonyme ni d’urbanité ni de ville », elle appelle même à ne plus utiliser ce dernier mot, devenu trompeur, il ne désigne plus la réalité qui la fait naître [19]. Aussi annonce-t-elle qu’elle reprend son livre dans sa version initiale, car l’adapter à la nouvelle situation urbaine exigerait un profond remaniement, or son étude des textes d’Alberti et de Thomas More demeure pertinente tant que ces auteurs sont instaurateurs de la pensée urbanistique encore à l’œuvre. De re aedificatoria d’Alberti (1404-1472) représente un texte essentiel pour Françoise Choay qui en annonçait déjà la traduction en 1980, puis en 1995 (avec Pierre Caye) et qui finalement sera publié en 2004 sous le titre de L’art d’édifier avec un riche appareil critique des deux traducteurs et introducteurs [20]. Cet ouvrage posthume (1485) d’Alberti, reprend certes Vitruve et les trois qualités qu’il attribue à l’architecture (« solidité », « utilité » et « beauté ») en les renommant necessitas, commoditas et voluptas, pour rédiger un ouvrage incomparablement plus ample qui ne se focalise pas que sur le bâti et les techniques constructives mais aussi sur la ville et la société urbaine, ses valeurs, et sa gouvernance. Thomas More rédige un texte, l’Utopia, bien plus court, publié en 1516, qui connaîtra une incroyable fortune – n’est-il pas la matrice de tous les « récits utopiques » qui suivront ? – qui continue à influencer, inconsciemment, la modélisation du logement dit « social » [21]. Aussi, à partir de ces deux textes, et de bien d’autres qui sont également présentés et discutés, c’est la puissance de l’humanisme que Françoise Choay commente au moment où il décline. En effet, les techniques qui transforment profondément les territoires et les modes de vie, de sentir et de penser ne relèvent plus de l’imaginaire mais du « faire », font et ce faisant, défont. Nous passons certainement de « l’homme imaginant » à « l’homme prothétique ».

« Pour Françoise Choay, le patrimoine ne peut être que vivant c’est-à-dire pratiqué, sinon il s’apparente à un détournement de l’histoire par une idéologie ou par sa marchandisation par le tourisme. »

Thierry Paquot

Avec L’Allégorie du patrimoine (1992), se trouve retracée la généalogie du rapport qu’une société entretient avec son passé inscrit dans le bâti et l’explicitation de la vertu patrimoniale devenue avec la consécration du label Unesco (« Patrimoine mondial ») une affaire d’État et de gros sous [22]. Il est vrai que derrière cette labellisation se dissimule l’économie touristique… Au patrimoine matériel (édifice, site naturel, ville et village...) s’ajoute dorénavant le patrimoine immatériel qui honore des métiers, des langues, des pratiques. Françoise Choay s’interroge sur le maintien, non pas des ruines, mais d’anciennes constructions : quelles sont les raisons de leur éventuelle protection et de leur classement ? Elle distingue alors le « monument » du « monument historique ». Le premier existe dans toutes les cultures de l’histoire de l’Humanité, tandis que le second est une invention occidentale récente.  Le premier « parle » à tous, il « rappelle », « il fait se souvenir », comme son étymologie le signifie. Lorsqu’il devient muet, il meurt de sa propre mort, il n’est plus entretenu, n’évoque plus des croyances et n’incite plus à des rites. Le second dépend d’une décision politique ou institutionnelle qui échappe aux habitants, qui leur est extérieure d’une certaine manière. Pour Françoise Choay, le patrimoine ne peut être que vivant c’est-à-dire pratiqué, sinon il s’apparente à un détournement de l’histoire par une idéologie ou par sa marchandisation par le tourisme. Ces deux ouvrages, à la lecture ardue, aux références nombreuses, témoignent de l’érudition de leur auteure et de son engagement qui éveille plus d’un lecteur. La dimension combative des écrits de Françoise Choay se manifeste également dans des articles, comme ceux qu’elle consacre à Le Corbusier pour révéler les présupposés discutables de ses thèses, sa naïveté et son incompréhension des transformations qui affectent les sociétés ou pour faire connaître l’architecte Rogelio Salmona (1929-2007), qu’elle affectionne tout particulièrement. Il serait caricatural de présenter Françoise Choay comme une auteure critique et dénonciatrice de ce qu'elle ne partage pas, elle prend aussi position pour ce qui lui paraît souhaitable. Son combat s’avère aussi joyeux…

Suite et fin de ce portrait à venir très prochainement.

Notes

[1] Ces données biographiques proviennent de divers entretiens : avec Marc Emery in : Métropolis, n°6, mai 1974, pp. 65-69, avec Bruno Vayssière, « Le Chant du signe, entretien avec Françoise Choay », in : AMC, n°36, 1975, pp.11-15, « L’invitée : Françoise Choay », avec Thierry Paquot, in : Urbanisme, n°278-279, novembre-décembre 1994, pp.5-11, « Les ressorts de l’urbanisme européen d’Alberti et Thomas More à Giovannoni et Magnaghi », avec Olivier Mongin et Thierry Paquot, in : Esprit, octobre 2005, pp.76-92. Mais surtout de ses confidences dans la série d’« À voix nue », cinq émissions sur France Culture du 8 au 12 janvier 2007, entretiens avec Thierry Paquot.

[2] Sa fille Elisabeth Roudinesco née en 1944 est historienne de la psychanalyse.

[3] Le père de Jeanne-Félicie Javal est saint-simonien et encourage sa sœur, Sophie Wallerstein, à gérer les biens familiaux dès 1872, lors de la disparition de leur père, 3 000 hectares dans le Bassin d’Arcachon, où en 1913 elle ouvrira l’Aérium dédié aux enfants atteints de rachitisme et d’asthme.

[4] Alain Fleischer Le Carnet d’adresses, Paris, Seuil, 2008.

[5] Paris-Guide par les principaux écrivains et artistes de la France, 2 tomes, Paris : Lacroix-Verboeckhoven, 1869. Corinne Verdet, Paris-Guide par les principaux écrivains et artistes de la France, Paris, François Maspero, 1983.

[6] Elle traduira l’ouvrage de Paul V. Turner, The Education of Le Corbusier, New York: Garland, 1977: La formation de Le Corbusier. Idéalisme et mouvement moderne, trad. de Pauline Choay, Paris : Macula, 1987 et publiera des études sur Walt Whitman signées Pauline Lescar dont dans Urbanisme, « La cité la plus éminente selon Walt Whitman », n°345, pp.84-90.

[7] Sur l’industrialisation dans l’architecture voir aussi :
- Françoise Choay, « L’industrialisation et le bâtiment » (dossier sur « L’architecture actuelle dans le monde »), in : Revue d’Esthétique, tome quinze, fascicules III & IV, juillet-décembre 1962, pp.278-291
- « Fonctionnalisme et conscience. Situation de l’industrial design » (dossier « Art et modernité »), in : Revue d’Esthétique, tome dix-sept, fascicules III & IV, août-décembre 1964, pp.264-269.

[8] Françoise Choay, «La ville et l’imaginaire : une enquête de Françoise Choay», in : Preuves, en trois livraisons, n°209-210, août-septembre 1968, pp. 42-64 et n°211, octobre 1968, pp. 40-53 et n°212, novembre 1968, pp.29-33.

[9] Françoise Choay, L’Urbanisme, utopies et réalités : une anthologie, Paris : Seuil, 1965

[10] ibid., p.8

[11] ibid, p.81

[12] Georges Perec, Les Choses, Paris : Julliard, 1965 et Simone de Beauvoir, Les Belles images, Paris, Gallimard,1966.

[13] Robert L. Delevoy (1914-1982) est historien et critique, on lui doit des études sur Ensor, Khnopff, l’Art nouveau à Bruxelles, le symbolisme. L’Institut Supérieur des Arts Décoratifs de Bruxelles est fondé en 1927 par Henry Van de Velde (1863-1957) qui le dirigera jusqu’en 1936. Installé dans l’abbaye de La Cambre, il prendra ce nom. Un précédent Institut Supérieur des Arts Décoratifs a été créé par Henry Van de Velde à Weimar, qu’il doit quitter en 1914, à cause de la guerre, Walter Gropius en assure la direction en 1919, cette école est alors connue sous le nom de Bauhaus. Robert-Louis Delevoy administre La Cambre de 1965 à 1979. En 2009, toutes les formations au métier d’architecte en Belgique rejoignent l’université.

[14] Françoise Choay, «La ville et le langage», in :  Cahiers de La Cambre, n° 1, 1967, p. 50

[15] Voir Françoise Choay et Pierre Merlin (dir.), Dictionnaire de l’urbanisme et de l’aménagement, Paris : PUF, 1988. Nouvelles éditions revues et augmentées en 2000, 2005, 2010, 2023. Pierre Merlin me raconte la création du département d’urbanisme à Vincennes dans notre entretien, Urbanisme, n°335, mars-avril 2004, pp.71-80.

[16] Françoise Choay, Le Corbusier, photographies de Lucien Hervé, New York, Braziller, 1960 et The Modern City : Planning in the XXth Century, New York, Braziller, 1969. Les photographies de Lucien Hervé, photographe attitré de Le Corbusier, ont certainement contribuées à introduire Françoise Choay chez cet éditeur américain.

[17] Françoise Choay, La Règle et le modèle. Sur la théorie de l’architecture et de l’urbanisme, Paris, Seuil, 1992.

[18] Françoise Choay, La Règle et le modèle. Sur la théorie de l’architecture et de l’urbanisme, nouvelle édition revue et corrigée, Paris, Seuil, 1996, p.11

[19] ibid., p.12

[20] Leon Battista Alberti, De re aedificatoria, Florence : Nicolaus Laurentii, Alamanus, 1485. L’art d’édifier, traduit du latin, présenté et annoté par Pierre Caye et Françoise Choay, Paris, Seuil, 2004.

[21] Thomas More, De optimo reipublicae statu, deque nova insula Utopia, Leuwen, Martens, 1516.

[22] Françoise Choay, L’Allégorie du patrimoine, Paris, Seuil, 1992. La troisième édition revue et augmentée paraît en 1999. Sur le patrimoine voir aussi de Françoise Choay,, entre autres :
- « Penser la non-ville et la non-campagne de demain», in : La France au-delà du siècle, Paris, Datar/L’Aube, 1994, pp.23-32,
- « Patrimoine urbain et cyberspace », in : La Pierre d’Angle, n°20-21, octobre 1997, pp.98-101,
- « Les rapports de Ruskin et de Viollet-le-Duc ou la longue durée des idées reçues», in : Nouveaux Cahiers de l’Académie d’architecture, n°3, avril 2008,
- Le Patrimoine en question. Anthropologie pour un combat, Paris, Seuil, 2009,
- Victor Hugo avec Claude Lévi-Strauss, Paris, Les Mille et une Nuits, 2014 ;
parmi les ouvrages présentés, introduits, annotés ou traduits par Françoise Choay sur le sujet voir notamment :
- Camillo Boito, Conserver ou restaurer. Les dilemmes du patrimoine, traduit de l’italien par Jean-Marc Mandosio, présenté par Françoise Choay, Besançon, Les éditions de l’Imprimeur, 2000. Cet ouvrage rassemble deux essais publiés par Boito en 1883 : «La restauration en architecture» (1893), «La basilique d’or» (1893) et «Variation I : Lettre sur la cathédrale de Strasbourg», par Prosper Mérimée (1836) et «Variation II : De la restauration des anciens édifices en Italie», par Eugène Viollet-le-Duc (1872). 
- Conférence d’Athènes sur la conservation artistique et historique des monuments (1931), édition établie par Françoise - Choay, Besançon, Les éditions de l’Imprimeur, 2002, nouvelle édition avec une préface de Françoise Choay, Paris, Le Linteau, 2012 ;
- Castiglione Baldassar, La lettre de Raphaël à Léon X, édition établie par Francesco Di Teodoro, avant-propos de Françoise Choay, traduit de l’italien par Françoise Choay et Michel Paoli, Besançon, Les éditions de l’Imprimeur, 2005.