Le gang du Kosmos

Françoise Choay, philosophe de l’architecture et des villes 2/2

Thierry Paquot | 31 janvier 2025

Introduction

Historienne des idées, critique d’art et d’architecture, Françoise Choay (1925-2025) n’est pas seulement une des principales références internationales pour la compréhension des formes contemporaines d’urbanisation, elle est également une théoricienne du patrimoine et une infatigable introductrice d’auteurs qu’elle fait traduire ou qu’elle contribue à faire (re)découvrir. Le philosophe de l’urbain Thierry Paquot – qui a bien lu et connu Françoise Choay – nous raconte cet itinéraire intellectuel d’une haute exigence conceptuelle et d’une imparable probité morale comme l’expriment ses diverses prises de position qui ne sont jamais nostalgiques d’un quelconque « c’était mieux avant » mais soucieuses d’une liberté toujours revendiquée. Second et dernier volet.

Traductrice et introductrice

Sa connaissance de l’anglais, de l’allemand, de l’italien, du latin – elle traduit Alberti ! – et de l’espagnol – qu’elle lit uniquement –lui permet de se tenir au courant des réflexions et débats avant même qu’ils ne parviennent en France si tant est qu’ils y arrivent un jour. Aussi ses écrits sont-ils au moins doubles : son texte et leurs références qui ouvrent à d’autres apports. Certains auteurs lui semblent essentiels au point où elle fera tout pour les faire traduire, non sans difficulté. En effet l’édition française s’avère frileuse vis-à-vis des traductions, quand on trouve les « bons » traducteurs elles sont coûteuses et on ignore si les ventes seront à la hauteur de l’investissement. C’est lors de déplacements universitaires aux États-Unis ou en Italie qu’elle rencontre des auteurs intéressants ou achète des ouvrages qui méritent d’être traduits. C’est par François Wahl (1925-2014), agrégé de philosophie puis éditeur aux éditions du Seuil dès 1966, qu’elle se familiarise avec l’édition et obtient une collection dont le nom vient d’un ouvrage hors commerce paru en 1969, Espacements. Celui-ci comprenait des photographies de Jean-Louis Bloch-Lainé et un texte de Françoise Choay, qui décrivait l’espace médiéval de contact, l’espace solennel et spectaculaire classique, l’espace de circulation haussmannien et l’espace de branchement qui voit la ville se diluer [1]. On imagine aisément la directrice de collection apporter sa moisson avec enthousiasme. Pourtant, lorsqu’elle recommande La dimension cachée d’Edward Hall [2], il ne sort pas dans sa collection, de même pour Aloïs Riegl que le Seuil publie parce que Paul Veyne souhaite le prendre dans sa collection [3] ou encore les Mémoires du baron Haussmann [4] que l’éditeur tardera à publier et qui s’avèrera finalement une bonne affaire.

« Françoise Choay œuvre, sans relâche, pour faire connaître d’autres penseurs, trouvant les traducteurs ou bien traduisant elle-même, préfaçant l’un, postfaçant l’autre, »

Thierry Paquot

En fait c’est la direction qui décide avec ses propres critères, ce qui l’enveloppe de mystère. Françoise Choay inaugure sa collection en 1976 avec l’ouvrage de l’historien britannique de l’architecture et architecte Joseph Rikwert (1926-2024) La maison d’Adam au paradis, qui exigea un suivi attentif pour que la traduction reflète l’élégance de son écriture [5]. John Turner était aussi prévu avec la traduction de Freedom to Build mise en chantier sans pouvoir aboutir car jugée insatisfaisante [6]. C’est un autre livre, Le logement est votre affaire, du même architecte militant qui paraîtra dans une autre collection chez le même éditeur [7]. Suivront Une expérience d’urbanisation démocratique de Christopher Alexander (1976), La Rurbanisation ou la ville éparpillée de Gérard Bauer et Jean-Michel Roux (1977) – le mot « rurbanisation » connaîtra un succès certain –, Pas à pas. Essais sur le cheminement quotidien en milieu urbain de Jean-François Augoyard (1979), La Théorie générale de l’urbanisation d’Idelfonso Cerdà (1979) [8]. Mais à côté de cette collection qui cesse ses parutions en 1985, Françoise Choay œuvre, sans relâche, pour faire connaître d’autres penseurs, trouvant les traducteurs ou bien traduisant elle-même, préfaçant l’un, postfaçant l’autre, citons trois ouvrages, à ses yeux, majeurs : L’Urbanisme face aux villes anciennes (1931 en italien et 1998 en français) de Gustavo Giovannoni, L’Urbain sans lieu ni bornes  (1964 en américain et 1994 en français) de Melvin Webberet Le Projet local (2000 en italien et 2003 en français) d’Alberto Magnaghi [9].

Gustavo Giovannoni théorise la notion de « patrimoine urbain » – un bâtiment sauvegardé isolé et muséographié n’a guère d’intérêt, c’est son quartier qu’il faut protéger et surtout faire vivre en affectant de nouvelles destinations au bâti qui ainsi demeure vivant – et combine le respect du passé et les promesses de l’avenir, sans aucune appréhension pour les nouveautés et regret pour l’histoire. Le publiant en français, elle provoque un regain d’intérêt pour l’auteur en Italie et un réexamen de son soutien à Mussolini.

Melvin Webber, avec perspicacité, repère, comme elle l’écrit dans son introduction, « le rôle ‘déspatialisant’ des techniques de pointe de communication et de transport et l’affranchissement qu’elles nous assurent à l’égard des contraintes ancestrales exercées par la distance, les accidents géographiques, la répartition des agglomérations : l’automobile et le téléphone sont les deux instruments symboliques et homologues de cette libération. »  Il explique que ce qui faisait « ville » n’existant plus de manière hégémonique, l’urbain se répand partout, submerge les territoires, balayant l’ancienne opposition ville/campagne. Ainsi appelle-t-il à un nouveau paradigme auquel Françoise Choay souscrit en partie : on ne peut plus penser la ville comme avant et encore moins la planifier.

Alberto Magnaghi, d’une certaine façon, prolonge cette réflexion inaugurée par Melvin Webber, argumentée par Françoise Choay dans sa contribution au catalogue de l’exposition La Ville, art et architecture en Europe, 1870-1993, « Le règne de l’urbain et la mort de la ville » (1994) [10]. Dans ce texte manifeste elle explique comment les nouvelles techniques participent à la déréalisation du monde, rompent avec les territoires qui « fonctionnent » dorénavant en réseaux, décorporéisent l’habitant qui n’est plus la mesure du bâti, etc. Aussi trouve-t-elle chez Alberto Magnaghi un diagnostic territorial qui repose sur l’écologie, l’histoire, la culture d’un lieu et sur ses habitants qui refusent de subir la mondialisation venue d’en-haut et y opposent une mondialisation activée par le bas.

« Dans ce texte manifeste elle explique comment les nouvelles techniques participent à la déréalisation du monde, rompent avec les territoires qui "fonctionnent" dorénavant en réseaux, décorporéisent l’habitant qui n’est plus la mesure du bâti, etc. »

Thierry Paquot

Dans « Patrimoine, quel enjeu de société ? », qu’elle publie en 2011 en seconde partie dela reprise d’Espacements (ouvrage de 1969 hors commerce) [11], sous le titre, La terre qui meurt, elle conclut en citant longuement Alberto Magnaghi : « La Société des territorialistes (qu’il vient de fonder à Florence en 2010), a pour objectif l’élaboration d’une démarche globale transdisciplinaire : qu’il s’agisse de la physique, des sciences de la nature et de la vie ; qu’il s’agisse des sciences humaines et de l’anthropologie ; ou qu’il s’agisse des pratiques (artisanats, architecture, aménagement) ou des techniques (y compris informatiques) liées à l’édification de notre cadre de vie.[…] Sous les coulées de lave de l’urbanisation contemporaine, survit un patrimoine territorial d’une extrême richesse, prêt à une nouvelle fécondation, par des nouveaux acteurs sociaux capables d’en prendre soin comme d’un bien commun. Le processus est désormais en voie d’émergence […]. » Le mot de la fin se veut combatif, même si la situation est particulièrement grave, et ce à l’échelle planétaire, des actions sont encore envisageables pour réorienter le cours des choses.

Souvenirs

C’est en 1994 que je demande un rendez-vous à Françoise Choay, dont j’ai déjà lu les ouvrages. Elle me reçoit chez elle, rue Saint Guillaume, dans un vaste appartement, où triomphent les tableaux (Klein, Dubuffet...) et les livres. Elle accepte une longue interview pour Urbanisme dont je suis alors le rédacteur en chef, qu’elle corrige avec précision, malencontreusement, c’est la première disquette qui est retenue et imprimée. Elle s’en rend compte immédiatement et exige le retrait de la publication, nous négocions l’impression d’un tiré-à-part envoyé aux libraires et intercalé dans les numéros stockés à la revue. Peu après, je lui demande d’intégrer le comité de rédaction, ce qu’elle accepte. Fidèle à sa renommée, elle prend la parole pour réagir à telle suggestion d’un autre membre ou proposer un thème, sa parole est claire et documentée. Elle impressionne les autres membres par ses arguments, toutes et tous l’écoutent attentivement.

« Fidèle à sa renommée, elle prend la parole pour réagir à telle suggestion d’un autre membre ou proposer un thème, sa parole est claire et documentée. »

Thierry Paquot

Elle rédigera spécialement pour la revue plusieurs articles, je songe notamment à : « Que faut-il penser de Le Corbusier ? » (Urbanisme, n°282, mai-juin 1995, pp.36-42) ; « Mumford au miroir de Georges Friedman » (Urbanisme, n°287, mars-avril 1996, pp.42-47) ; « Cité de la Muette, Drancy : le culte patrimonial » (Urbanisme, n°325, juillet-août 2002, pp.90-92) ; « Que faut-il penser de la Charte d’Athènes ? », Urbanisme n°330, mai-juin 2003, pp.49-51) où elle explique qu’il n’y a pas eu de Charte écrite et proclamée à Athènes en 1933, que son contenu est totalement dépassé ; « Branly : un nouveau Luna Park était-il nécessaire ? » (Urbanisme, n°350, septembre-octobre 2006, pp.4-9), qui critique la programmation du musée conçu par Jean Nouvel ; « Rogelio Salmona, une figure exemplaire de l’architecture contemporaine » (Urbanisme, n°357, 2007, pp.86-90), architecte franco-colombien qu’elle a connu en 1955 par l’intermédiaire de Iannis Xenakis, et dont elle apprécie l’éthique professionnelle ; « Claude Lévi-Strauss et l’aménagement du territoire », (Urbanisme, n°365, mars-avril 2009, pp.79-84) [12], qui revisite son œuvre, en particulier son étude du village Bororo, Françoise Choay a suivi durant deux ans ses cours au musée de l’Homme à la fin des années 1940.

Magnaghi & Corboz

Elle m’invite à dîner à de nombreuses reprises, nos conversations sont des enchantements, elle a connu tant d’intellectuels et d’artistes que l’écouter s’en remémorer est un plaisir. C’est chez elle que j’ai rencontré Alberto Magnaghi (1941-2023), qui est devenu un ami. Françoise m’avait demandé de préparer un exposé sur Le Projet local. En présence de l’auteur j'analysais son livre et émis quelques réserves. La discussion s’avéra très amicale et riche. Animateur du prix « La Ville à Lire » remis conjointement par Urbanisme et France-Culture, son livre fit partie de la sélection, mais ne fut pas lauréat. Cela aida néanmoins à sa diffusion. C’est à cette occasion que je rencontrais Jean-Marie Billa, architecte et maire de Saint-Macaire (il l’a été de 1983 à 2008), qu’elle affectionnait tout particulièrement, en particulier pour son traitement du patrimoine de sa commune. C’est aussi lors d’un dîner que je fis la connaissance de l’historien suisse André Corboz (1928-2012), nous parlâmes bien sûr de Canaletto et de Venise, mais aussi du découpage fédéraldes États-Unis, de Carouge, de Washington et de Saint-Pétersbourg et de son article de 1983 paru dans Diogène, « Le territoire comme palimpseste ». Il accepta d’être « L’Invité » d’Urbanisme (n°317, mars-avril 2001), où sa simplicité et son humour s’associent avec bonheur. À d’autres diners, il aborda la question du « territoire » et raconta son enfance, son père était directeur de prison aussi sa famille résidait-elle dans l’appartement de fonction ! Il parla aussi de son jardin secret, la poésie, qu’il écrivait... Le hasard fit que j’étais à Montréal lorsqu’il fut fait docteur honoris causa de l’UQAM, où il avait enseigné, je commentais alors et avec plaisir son conseil aux étudiants de « courir plusieurs lièvres à la fois ». J’ai toujours été convaincu que la découverte intellectuelle provient de la sérendipité, du vagabondage, de la rêverie... C’est aussi chez elle que je partageais un dîner avec Melvin Webber (1920-2006) et plusieurs avec Kostas Axelos, ami de la famille, avec qui je parlais de Lefebvre, de Duvignaud et de Morin et bien sûr de ses écrits...

« Quant à la critique, elle la cultivait dans ses enseignements comme dans ses livres, je pense même qu’elle avait choisi la philosophie pour mieux déployer son esprit critique. »

Thierry Paquot

Je passais souvent la voir en fin d’après-midi, elle me montrait les livres qu’elle venait de recevoir et m’expliquait ce sur quoi elle travaillait, avant de m’inviter à la prudence, car je repartais à bicyclette en banlieue. Elle avait une incroyable énergie, des saines colères, des attentions délicates. On dit d’elle qu’elle avait la dent dure, non, elle était simplement exigeante envers les autres comme envers elle-même, remettant inlassablement sur le métier ses articles... Quant à la critique, elle la cultivait dans ses enseignements comme dans ses livres, je pense même qu’elle avait choisi la philosophie pour mieux déployer son esprit critique. En 2002, elle lut L’Obsolescence de l’homme de Gunther Anders, avec délectation, et me dit d’aller l’acheter toute affaire cessante, que c’était un « grand livre », avec une écriture originale, une « capacité critique exceptionnelle ». Comme elle, je fus subjugué, et depuis, cet auteur m’est familier. De mon côté, je lui suggérais de lire Serge Latouche, « objecteur de croissance » ou Ivan Illich, elle m’écoutait sans toutefois m’entendre...

Anecdotes

J’ai mille anecdotes la concernant. Par exemple, sa brève apparition dans le film d’un de ses cousins, Jacques Baratier, La Ville bidon (1971), où elle brocarde l’architecte de la ville, joué par Pierre Schaeffer, en lui demandant : « Il faudrait peut-être quand même penser aux habitants ? ». Le scénario est signé Jacques Baratier, Daniel Duval et Christiane Rochefort et la musique, Michel Legrand. La chanson du générique est écrite et interprétée par Claude Nougaro, ce qui aida au lancement du film, dont la première sortie sous le titre La Décharge avait fait peu d’entrées, malgré la présence lumineuse de Bernadette Lafont et le jeu trouble de Roland Dubillard... Une autre ? Sa nomination dans une officine de l’Unesco afin de succéder à un membre de sa famille, l’architecte et professeur aux Beaux-Arts, André Gutton (1904-2002). Une autre ? Un matin elle est réveillée par deux ouvriers qui sonnent à la porte de son appartement, elle leur ouvre et accepte qu’ils vérifient si les fenêtres sont bien fermées avant que ne commence le ravalement. Or, ce sont des cambrioleurs déguisés en ouvrier du chantier. Ils arrachent les fils du téléphone et l’attachent avec avant de fouiller les meubles en quête de bijoux. Ils lui prennent la bague de son doigt, cadeau de son mari, tout en lui demandant si les fils ne la blessaient pas. En me racontant cette mésaventure, elle ne put s’empêcher de rire du fait qu’ils n’avaient aucunement mesuré la valeur des œuvres accrochées aux murs.

La mort des villes

Françoise Choay est armée d’une vaste culture théorique, d’un esprit critique aiguisé, d’une écriture efficace et précise, d’un souci d’aller voir sur place, de mener son enquête, de s’informer aux meilleures sources, de prendre position – ce qui dénote dans le milieu académique. Chaque été elle randonnait, privilégiait la marche en ville comme en montagne, pratiquait quotidiennement la gymnastique.

« Françoise Choay est armée d’une vaste culture théorique, d’un esprit critique aiguisé, d’une écriture efficace et précise, d’un souci d’aller voir sur place, de mener son enquête, de s’informer aux meilleures sources, de prendre position – ce qui dénote dans le milieu académique. »

Thierry Paquot

Comment apprécier une œuvre aussi percutante et novatrice ? Par le tirage des ouvrages, leurs traductions et le nombre de recensions, les reconnaissances officielles, les citations dans les thèses et les autres ouvrages sur ses principaux « thèmes » – histoire des idées sur la ville, histoire de l’architecture, analyse du patrimoine… ? La réponse est pourtant aussi simple que l’évidence : la lire. Alors l’on mesurera la pertinence de ses analyses. Ainsi propose-t-elle, en 2011, d’étudier les effets culturels de la « révolution électro-télématique » : la « dédifférenciation », la « détemporalisation », la « décorporéisation » et la « désinstitutionalisation ». Tout comme elle dénonce « les non-villes et les non-campagnes », décrit l’extension dramatique du domaine de l’urbain qui uniformise les territoires et l’hubris des mégalopoles qui dévore les terres arables et accroît le coût carbone de chaque habitant par les déplacements qu’il oblige à effectuer, appelle à des patrimoines vivants et non pas muséographiés, destinés aux seuls touristes... Relisant son entretien qui ouvre le numéro spécial d’Urbanisme, « Le XXe siècle : de la ville à l’urbain » (n°309, novembre-décembre 1999), j’y relève ses explications éclairantes sur le devenir urbain du monde, qui en partie, reflètent ses réflexions. Ainsi observe-t-elle : « Désormais, dans le champ du bâti comme ailleurs, tout et n’importe quoi peut être branché n’importe où, sur tout et n’importe quoi. Les réseaux techniques de l’ère informatique nous offrent un atout fabuleux jusqu’alors inimaginables. Mais il ne faudrait pas que cet outil, qui postule l’isotropie de l’espace planétaire, nous impose sa loi. Il ne faudrait pas que la culture du branchement, qui a déjà si profondément transformé notre relation à la durée et à la ‘concrétude’ du monde, nous fasse perdre ce qui a été durement conquis par la culture des limites et de la proximité durant des millénaires de symbiose entre l’espace naturel et les activités humaines. »

« Désormais, dans le champ du bâti comme ailleurs, tout et n’importe quoi peut être branché n’importe où, sur tout et n’importe quoi. Les réseaux techniques de l’ère informatique nous offrent un atout fabuleux jusqu’alors inimaginables. Mais il ne faudrait pas que cet outil, qui postule l’isotropie de l’espace planétaire, nous impose sa loi. Il ne faudrait pas que la culture du branchement, qui a déjà si profondément transformé notre relation à la durée et à la "concrétude" du monde, nous fasse perdre ce qui a été durement conquis par la culture des limites et de la proximité durant des millénaires de symbiose entre l’espace naturel et les activités humaines. »

Françoise Choay

À ma question concernant la « mort de la ville » que certains contestent, elle répond : « Cette expression peut facilement être tournée en dérision. Il serait complètement idiot de prétendre que Paris, Londres ou Tokyo sont des ‘villes mortes’ quand on constate l’activité frénétique de leurs quartiers et de leur centre. Ce que j’entends pointer avec force par cette affirmation, c’est la disparition – dont on n’a pas assez pris conscience – d’une certaine manière locale de vivre institutionnellement ensemble, qui fut le propre de ces entités dotées d’une identité qu’on appelait les villes. C’est la disparition d’une culture des limites. »

Françoise Choay ? Le courage de la pensée.

Texte de Thierry Paquot

Notes

[1] Françoise Choay, Espacements : l’évolution de l’espace urbain en France, photographies de Jean-Louis Bloch-Lainé, Paris, Groupe de l’Immobilière-Construction de Paris, 1969 (Hors Commerce). C’est le banquier, ancien résistant et économiste, Claude Alphandery (1922-2024) qui lui a commandé. L’ouvrage est réédité sous le même titre en 1996 chez Skira à Milan sans l’aval de l’auteure, qui en conteste la publication. Le texte est repris, sans les photographies, dans La terre qui meurt, Paris, Fayard, 2011, pp19-61. Sur l’espace et l’art urbain voir aussi, entre autres:
- « La ville et le domaine bâti comme corps » (numéro sur «Le dehors et le dedans»), in : Nouvelle Revue de Psychanalyse, n°9, 1974, pp.239-251,
- « Pour une nouvelle lecture de Camillo Sitte », in : Communications, n°27, 1977, pp.112-121,
- « Pensées sur la ville, arts de la ville », in : Histoire de la France urbaine, tome 4, sous la direction de Maurice Agulhon, Paris, Seuil, 1983, pp.159-271,
- « Production de la ville, esthétique urbaine et architecture », in : Histoire de la France urbaine, tome 5, sous la direction de Marcel Roncayolo, Paris, Seuil, 1985, pp.233-279,
- « La metafora del labirinto e il destino dell’architettura » (1979), in : La Metaforo del labirinto, Comme di Reggio Emilia, 1985,
- « Urbanisme : théories et réalisations », in : Encyclopedia Universalis, Paris, 1992, pp.187-197,
- « L’utopie et statut anthropologique de l’espace édifié », in : Esprit, octobre 2005, pp.93-110,
- Pour une anthropologie de l'espace, Paris, Seuil, 2006.

Voir aussi  les ouvrages présentés, introduits, annotés ou traduits par Françoise Choay :  Camillo Sitte, Der Städte-Bau nach seinen künstlerischen Grundsätzen. Ein Beitrag zur Lösung modernster Fragen der Architektur und monumentalen Plastik unter besonderer Beziehung auf Wien, Wien, Graeser, 1889. L’Art de bâtir les villes. L’urbanisme selon ses fondements artistiques, traduit de l’allemand par Daniel Wieczorek, préafce de Françoise Choay, Paris, L’Équerre, 1980, réédition Seuil, 1993.

[2] Edward Hall, The Hidden Dimension, Garden City, New York, Doubleday, 1966. La dimension cachée, traduit de l’américain par Amélie Petita, postface de Françoise Choay, Paris, Seuil, 1971.

[3] Aloïs Riegl, Der moderne Denkmalkultus. Sein Wesen und seine Entstehung, Wien: K.K . Zentral-Kommision für Kunst- und historische Denkmale, 1903. Le culte moderne de monument, son essence et sa genèse, traduit de l’allemand par Daniel Wieczorek, avant-propos de Françoise Choay, Paris, Seuil, 1984 (coll. «Espacements»).

[4] Baron Haussmann, Mémoires, trois tomes en un seul volume, édition établie et introduite par Françoise Choay, avec la collaboration de Bernard Landau et Vincent Sainte Marie Gauthier, Paris, Seuil, 2000 et Haussmann conservateur de Paris, anthologie préparée et proposée par Françoise Choay et Vincent Sainte Marie Gauthier, Arles, Actes Sud, 2013. Voir aussi Françoise Choay, «L’Art dans la ville. Haussmann et le mobilier urbain», in : Temps Libre, n°12, 1985, pp.91-100.

[5] Joseph Rykwert, On Adam’s House in Paradise. The Idea of the Primitive Hut in Architectural History. New York, Museum of Modern Art, 1972. La Maison d'Adam au Paradis, traduit de l'anglais par Lucienne Lotringer, avec la collaboration de Daniel Grisou et Monique Lulin, Paris, Seuil, 1976 (coll. «Espacement »).

[6] John Turner Freedom to Build. Dweller Control of the Housing Process, New York, Macmillan, 1972.

[7] John Turner, Housing by People. Towards Autonomy in Building Environments, Ideas in Progress, London, Marion Boyars, 1976. Le logement est votre affaire, traduit de l'anglais par Maud Sissung, Paris, Seuil, 1979, dans la collection de Jean-Pierre Dupuy, conseillé par Ivan Illich.

[8] Christopher Alexander, Une expérience d’urbanisation démocratique, 1976 (coll. «Espacements»),
- Gérard Bauer et Jean-Michel Roux, La Rurbanisation ou la ville éparpillée, Paris, Seuil, 1977 (coll. «Espacements»),
- Jean-François Augoyard Pas à pas. Essais sur le cheminement quotidien en milieu urbain, Paris, Seuil, 1979 (coll. «Espacements»),
- Idelfonso Cerdà, Teoría general de la urbanizacion, y aplicacion de sus principios y doctrinas á la reforma y ensanche de Barcelona, Madrid, Imprenta española, 1867. La Théorie générale de l’urbanisation, Paris, Seuil, (coll. «Espacements»)1979.

[9] Gustavo Giovannoni, Vecchie città ed edilizia nuova, Turin, UTET, 1931. L’urbanisme face aux villes anciennes, traduit de l’italien par Jean-Marc Mandosio, Amélie Petita et Claire Tandille, introduction de Françoise Choay, Paris, Seuil,1998 ;

Melvin Webber, « The Urban Place and the Non-Place Urban Realm », in: M. Webber et al., Explorations into Urban Structure, Philadelphia, Univerity of Pennsylvania Press, 1964, p. 79-153. L’urbain sans lieu ni bornes, traduit de l'américain par Xavier Guillot, préface et annotations de Françoise Choay, La Tour d’Aigues, éditions de l'Aube, 1994 ;

Alberto Magnaghi, Il progetto locale, ‪Turin: Bollati Boringhieri, 2000. Le Projet local, traduit de l'italien et adapté par Marilène Raiola et Amélie. Petita, avant-propos de Françoise Choay, Liège, Mardaga, 2003.

[10] Françoise Choay, «Le règne de l’urbain et la mort de la ville», in : La Ville, art et architecture en Europe, 1870-1993, Paris, Centre Georges Pompidou, 1994, pp.26-35, texte repris dans Pour une anthropologie de l’espace, Paris, Seuil, 2006, pp.165-198.

[11] Françoise Choay, Le De aedificatoria et l'institutionalisation de la société : patrimoine : quel enjeu de société ? L'évolution du concept de patrimoine, Saint-Étienne, Publications de l’université de Saint-étienne, 2006.

[12] Autres articles de Françoise Choay parus dans la revue Urbanisme :
- « Recension de L’Art de la Renaissance française, de Henri Zerner, Flammarion, 1996 » (Urbanisme, n°294, mai-juin 1997, pp.90-91) ;
- « De la ville à l’urbain », entretien avec Françoise Choay, Urbanisme, n°309, pp.6-9) ;
- « À propos des Mémoires d’Haussmann », entretien avec Françoise Choay, Urbanisme, n°316), janvier-février 2001, pp.88-90).