Du lisible au visible

« Ici, la Béringie » de Jeremie Brugidou

Julie Beauté | 21 novembre 2021

Introduction

Ici, la Béringie, paru aux Éditions de l’Ogre en mai 2021, est le premier roman de Jeremie Brugidou, docteur en études cinématographiques et cinéaste, artiste-chercheur naviguant entre l’esthétique, l’anthropologie, l’éthologie et l’écosophie. Suivant la trace d’une de ses obsessions marines, il nous invite à entremêler nos rêves avec ceux, passés et futurs, du détroit de Béring. Cette bouleversante aventure romanesque reprend les codes de la fantaisie, du récit d’exploration et du carnet de terrain, pour interroger les relations que nous entretenons avec les vivants et les lieux, en cette période marquée par la crise environnementale, sociale et politique. Inventant des noms et chantonnant des cartes – celles, réelles et fictives, de la Béringie, du détroit de Béring, du Beringia Park – le roman tient lieu de véritable panier d’idées, de rêves et d’histoires, pour tenter de saisir cette terre fantôme qui sommeille dans les profondeurs submergées.

Ici, l’esprit de la zone

Le dispositif narratif alterne et entremêle trois voix, trois pronoms, trois histoires : celle de Sélhézé (« tu »), une Qui-Collecte qui, il y a des milliers d’années, voit la montée des eaux menacer son monde ; celle d’un géologue américain, Hushkins (« il »), qui découvre les traces de la Béringie, au milieu du chaos de la Guerre Froide ; et celle de Jeanne (« je »), une archéologue qui, dans un futur proche, dirige un chantier de fouille du permafrost au sein du Beringia Park, consacré à la faune du Pléistocène. Les lignes de vie des personnages s’enchevêtrent au moyen d’états de demi-sommeil partagés, de filiations animales et solaires, de polyrythmie de tambours, de chemins de traverse narratifs, de rêves communs et plus qu’humains qui viennent élargir les perspectives individuelles. Ces liens et échos provoquent de véritables secousses telluriques qui rassemblent les rives et soulignent plus que jamais que « ça pense » à travers nous, que nos personnalités sont multiples et plurielles : nous sommes envahi·e·s de sèves inconnues.

Le roman met en scène des carnets que les personnages se transmettent et qui permettent aux imaginaires de s’ouvrir les uns aux autres et de s’envelopper réciproquement. Ils ont pour vocation de trouver l’esprit de la Béringie, de développer des mutismes et des silences, de faire émerger l’hétérochronie des existences – d’établir le contact. Certains recensent des remarques et des classifications scientifiques, mais d’autres parlent des pliures et des strates où les vivants apprennent des poèmes, et racontent une autre histoire à laquelle il faut tendre l’oreille : l’histoire de cette zone, la Béringie, l’histoire des sans-voix, l’histoire de l’énigme abyssale de l’« ici », à transformer et à faire rêver plus loin.

« Dans ce présent où se superposent les spectres diffractés d’expériences mélangées, je me souviens alors qu’il y avait ici la Béringie. Et les tambours répètent cela inlassablement : ici, ici, ici, ici, ici, ici, ici, ici, ici… »

Une écologie des fuites

Le roman met en perspective les enjeux de biologie de la conservation et les problématiques de réensauvagement, notamment au moyen du Beringia Park, parc où les grands prédateurs sont réintroduits par clonage et où les archives de graines et de spores s’accumulent quantitativement, selon un logique de spectacle et de profit. Comment dès lors être les dépositaires d’un tel héritage, d’une telle conservation ? L’auteur y voit l’occasion de nous réintégrer dans le tissu prédatif, en tant que prédateur et en tant que proie, « en tant que personne potentielle parmi d’autres personnes potentielles ». Plus largement, il invite à rechercher les secrets, les chants et les songes des êtres vivants au lieu de stocker leurs peaux et leurs chromosomes – à mêler poésie et fabulation aux arbres phylogénétiques. Envahie par les présences et les rêves des non-humains, la collecte s’éloigne alors de l’archivage mortifère pour faire émerger des histoires vivantes.

Adoptant une perspective transpèce, Jeremie Brugidou oppose les cases épinglées et les filiations figées des colonisateurs aux lignes, aux traverses, aux mélanges et aux contaminations. Contre le rêve de la matière-ressource et de la nature sauvage conquise par l’homme blanc, la pratique scientifique s’éloigne d’une écologie des épinglements et des ressources quantifiables pour tendre vers une écologie des fuites et des rêves, ou vers une « biomythologie » : une ouverture de la biologie aux récits et aux imaginaires suggérés par des millions d’années d’interaction avec le vivant. En trouvant les lois d’évolution des rêves, avec leur sélection naturelle et leurs modes symbiotiques singuliers, on pourra alors rassembler les rives géographies, existentielles et cosmiques de la Béringie.

Les perspectives de l’arche

L’esprit de la Béringie est lié à l’arche paléolithique autour de laquelle gravitent les trois histoires. Cette structure, vaste cage thoracique, est faite de côtes de baleines dont l’écartement a été augmenté pour insérer des défenses de mammouths. L’agencement de ces ossements crée en trompe-l’œil une impression de point de fuite multi-espèce, « comme si une gigantesque créature faite de la matière des baleines franches et des mammouths s’était échouée là à une époque où l’océan était à plusieurs centaines de kilomètres » (p.124). L’arche tient lieu d’énigme pour les scientifiques : elle résiste à tout commentaire et son sens demeure inaccessible. Elle semble être la trace d’une histoire de fin du monde et de terres submergées, une source narrative que l’on peut pister, afin de dégager une cosmopolitique pléistocène. Rassemblant des échos de points de vue et de voix, elle est un piège invisible, en train de se déployer, qui capture les perspectives humaines et autres qu’humaines de la Béringie.

L’arche aux baleines hante les personnages, fraye des passages et crée des rencontres profondes entre règnes du vivant. Nos existences étant profondément allogènes et nos pensées et nos rêves nous venant toujours d’ailleurs, la structure apparaît comme un moyen de communiquer autrement. Elle entremêle ainsi la frondaison des perspectives et devient le lieu où se cueillent les rêves, où se traduisent les silences, où le monde se rejoue sans cesse dans l’hétérochronie de nos existences et dans nos enveloppements mutuels inventifs.

Ici, la Béringie est donc non seulement une intense immersion romanesque dans les rêves d’un lieu, mais aussi une puissante contribution aux humanités environnementales. Ses trames narratives déploient en effet une ontologie relationnelle, une épistémologie symbiotique et une cosmologie enchevêtrée. Elles ouvrent de nouvelles voies dans l’espace interstitiel de la Béringie, mais aussi dans les autres marges vibrantes de nos vies. Elles inspirent ainsi de nouveaux mouvements créatifs, évanescents et lumineux, afin de – toujours – être dans le passage : « Ensemble nous explosons leur monde clos par la voix de nos joies violentes. Je suis le piège et je vous ai retrouvées. S’il n’y a pas de Créateur, il y a au moins l’ensemble joyeux de nos créations que nous porterons toujours au-devant de vos destructions ».

Jeremie Brugidou, Ici, la Béringie, éditions de l’Ogre, 2021, 208 pages, 19 euros.