Du lisible au visible

« Il principio territoriale » d’Alberto Magnaghi

Agnès Sinaï | 10 mars 2022

Introduction

Principe organique de la refondation biorégionale, le principe territorial est voué à l’emporter sur le principe fonctionnel, fondé sur la séparation des fonctions. C’est à la dimension territoriale d’élaborer la décision publique, selon une inversion du système de bas en haut, à partir des habitants eux-mêmes. Et ce pour entendre l’aspiration diffuse à se réapproprier le gouvernement de nos vies comme condition imprescriptible de survie de l’humanité. Il s’agit de retour au territoire plutôt que de retour à la nature. Il s’agit de mise en action des habitants, plutôt que de green economy et de compensations écologiques. Il s’agit de reconstruire, à partir des communautés de territoires inventives, des règles et des techniques de l’habiter. Dans cette prospective, le territoire des habitants devient une catégorie centrale de la conversion écologique, à partir d’une perspective éco-territorialiste.

La vision qui habite l’architecte et urbaniste Alberto Magnaghi est celle d’une civilisation qui soit en mesure de mettre en synergie ville et campagne, de reconstruire de nouvelles formes et métabolismes de l’habiter urbain, et surtout qui réussisse à raviver la condition habitante, nouveau statut qui a vocation à relayer la condition de producteurs et consommateurs que nous sommes devenus, gouvernés par les flux globaux et transformés en clients a-territoriaux de multinationales. Dans ce brassage productiviste du monde, l’aspiration à la conscience du lieu réinterprète le territoire comme sujet vivant.

À rebours d’un modèle contemporain d’occupation de l’espace, ars aedificandi conçu en dépit de toute limite, où l’on voit s’urbaniser les rivières, des fonds de vallée aux versants instables, des zones côtières, des plaines des plus fertiles, le principe territorial recoud les déchirures et relie l’humain au vivant. La dévastation des paysages par une urbanisation diffuse sollicite plus que jamais une stratégie de soin des territoires, de réparation, selon une vocation pharmacologique ou chirurgicale. Et cette mise en soin suppose une réactivation des savoirs locaux et d’une démocratie participative. Surtout il s’agit d’ancrer tout projet dans la connaissance des préconditions de la reproductibilité de la vie biologique. Cela passe par une conscience aigüe des équilibres hydro-géo-morphologiques et la restauration des continuités écologiques, par une nouvelle culture hydraulique fondée sur les systèmes fluviaux, par la reconnexion entre la ville et la campagne. La réduction de l’empreinte écologique par une capacité d’autoproduction accrue est cruciale. C’est la vocation des biorégions urbaines à venir.

À nous de produire une meilleure croûte terrestre dans l’Anthropocène : préparer le retour des lieux dans les consciences, dans les savoirs, dans les visions, dans un voyage lent vers le territoire, dans une nouvelle épopée vers une civilisation territorialiste. Magnaghi, à travers les sept chapitres du livre, propose un cheminement initiatique dans ce Principe territorial, immersion de la conscience du lieu. D’abord une méthodologie, un vocabulaire, pour une mise en bouche de l’esprit territorialiste. Puis des perspectives sur les exodes ruraux passés et sur la logique inexorable du contre-exode urbain, phénomène de déprise des métropoles et de retour au territoire. Puis la réinterprétation de la notion de patrimoine, vue non pas comme un bien statique, mais comme une redécouverte. Au cœur de l’ouvrage, une redéfinition de la biorégion urbaine comme repositionnement des établissements humains dans un nouvel équilibre de dépassement de la megacity et de ses règles de bon gouvernement, post-technocratique, polycentrique et non hiérarchique : une enthousiasmante trajectoire agro-écologique sur la voie de la reterritorialisation.

Alberto Magnaghi, Il Principio territoriale, Bollati Boringhieri, Turin, 2020, 330 pages, 30 euros.

L’ouvrage est en cours de traduction aux éditions Eterotopia.