Introduction
Depuis 10 ans, en banlieue parisienne, se déploie une expérience pédagogique étonnante où enseignants et étudiants imaginent « de nouveaux modes d'exercice des métiers de l'architecture, du paysage et de la scénographie en phase avec les enjeux et les nécessités de notre époque pour contribuer à l'émergence de ce que l'on pourrait appeler une écologie sociale et populaire dédiée à l'habitation de la Terre ». Christophe Laurens, co-fondateur du Master Alternatives urbaines, répond à nos questions et nous guide sur les chemins pavés d’espérances et d’imaginations de ces lieux en marge, véritables écoles à ciel ouvert, qu’il affectionne et arpente avec ses étudiants.
Apprendre-Enseigner
Celui qui enseigne, nous dit Heidegger, doit « apprendre à faire apprendre ». Christophe Laurens, quel apprenant êtes-vous ? Qu’est-ce qui a fait de vous l’enseignant que vous êtes ?
Apprendre et enseigner appartiennent effectivement au même mouvement. La question n'est pas tant de transmettre quelque chose que de tisser une pensée entre deux générations, entre deux mondes : c'est-à-dire de faire circuler la pensée entre une jeunesse efficace et une certaine expérience de la vie. Mais attention, c'est un tissage très particulier qui se fait et se défait en permanence. Les anciens ou les enseignants offrent une trame de pensée que chaque génération va venir reprendre pour la transformer et la faire évoluer en y mêlant ses propres motifs. Cette discussion entre étudiant·es et enseignant·es est fondamentale car elle altère simultanément la jeunesse et l'expérience de la pensée. En cela elle relève de l'utilité publique car elle rend l'air du temps plus fluide en défaisant un peu l'homogénéité des perceptions des un·es et des autres.
Enseigner c'est apprendre à se laisser défaire pour sans cesse se reconfigurer et créer ainsi un mouvement propice à l'apprentissage pour l'ensemble du groupe.
Il s'agit en fait de créer une atmosphère à la fois confiante, attentive et curieuse dans laquelle chaque situation pourra devenir source d'apprentissage.
J'ai personnellement été formé avec les méthodes Freinet qui, d'une part, sont très attentives au rythme de chacun·e dans l'éducation, et d'autre part, accordent une très grande place à l'environnement concret de la classe. C'est une formation matérialiste au sens où elle s'intéresse à la matérialité du paysage de nos vies, à la manière dont vit, fonctionne, ou est construit chaque élément de notre milieu : un arbre, un nuage, une fleur, un mur, une ficelle, un instrument de musique ou une usine de bonbons... Cette école se trouve nécessairement en partie hors les murs et je n'ai jamais oublié ces leçons de choses.
L'une des difficultés de la pédagogie est de faire, à partir de la diversité des choses, un petit monde, et de le mettre en musique, de lui donner un rythme pour que chaque élément étudié et discuté arrive au bon moment. Dans la discussion de mots, de gestes et de dessins qui se noue entre un·e étudiant·e et un·e enseignant·e se joue en permanence la question de la synchronisation.
À Vitry-sur-Seine, nous recevons chaque année une douzaine d'étudiant·es avec qui l'on va travailler pendant deux ans. Ce sont deux années pendant lesquelles une partie de nos vies se synchronise avec celles des jeunes que l'on accueille, et l'essentiel de notre travail consiste à inventer avec eux, au jour le jour, des trajectoires heureuses et singulières pour traverser le désastre de la vie moderne. Au terme de ces deux années passées ensemble chacun·e aura appris-enseigné, participant ainsi activement à cette atmosphère apprenante, et chacun de nos chemins en aura été légèrement modifié.
Une ouverture vers
Vous créez, il y a moins de 10 ans, un DSAA (Diplôme Supérieur d'Arts Appliqués) intitulé « Alternatives urbaines » résolument et ouvertement engagé et politisé. Qu’est-ce qui nourrit année après année cette radicalité ? Comment se manifeste-t-elle dans la pédagogie ? Un enseignement et une école peuvent-ils, doivent-ils avoir des convictions ?
Nous sommes ici dans des études supérieures où le propre d'un enseignement est de définir son programme de travail, d'en assumer scientifiquement les tenants et les aboutissants et de le présenter clairement aux étudiant·es concerné·es.
À Vitry-sur-Seine nous avons fait ce travail de définition collectivement au moment de la création de la formation et de son habilitation ministérielle, il y a en effet un peu moins de dix ans. Cette étape de réflexion a conduit l'ensemble de l'équipe pédagogique à considérer que les métiers de la conception dans les domaines de l'architecture, du paysage et de la scénographie, dont nous avons en charge l'enseignement, ne pouvaient plus ignorer les informations décisives qu'un groupement scientifique international aussi important que le GIEC publiait à propos du réchauffement climatique, depuis son premier rapport en 1990.
Nos métiers sont amenés à se recomposer de manière beaucoup plus ouverte autour de la question de l'habitabilité de la Terre et nous avons donc décidé de construire un programme d'études et un pôle de ressources entièrement dédiés aux conséquences de ce changement de régime climatique. Bien entendu les conséquences d'un tel phénomène ne se limitent pas à l'écologie des milieux, cela entraîne immédiatement une recomposition globale des sociétés. Il s'agit donc pour nous de construire des postures généralistes qui soient capables d'imaginer de nouveaux modes d'exercice des métiers de l'architecture, du paysage et de la scénographie en phase avec les enjeux et les nécessités de notre époque pour contribuer à l'émergence de ce que l'on pourrait appeler une écologie sociale et populaire dédiée à l'habitation de la Terre.
À propos de la notion de radicalité je voudrais préciser les choses. Il y a, me semble-t-il, un malentendu autour de ce mot dont l'étymologie suggère un attachement à une racine unique, et donc un attachement conservateur à un sens unique de l'histoire. Dans la période que nous vivons, l'attachement à la racine des choses me semble être du côté de ceux, nombreux, qui tentent encore de faire continuer le monde comme il va : c'est-à-dire de faire persister le monde qui nous conduit au désastre. À l'inverse, tou·tes celles et ceux qui s'engagent dans la recomposition des mondes sont porté·es par une certaine imagination sociale et politique qui vise à faire éclore d'autres fleurs. Si toutes ces nouvelles vitalités développent une critique radicale de la modernité, c'est pour mieux composer avec le changement de régime climatique qui est en train de bouleverser l'ensemble de nos habitudes.
En ce sens, ce que l'on a appelé les alternatives urbaines ne sont en rien radicales, elles sont plutôt une ouverture vers l'inévitable négociation de nos modes de vie injustes et énergivores que réclame déjà l'avenir.
À titre d'exemple, je considère que la ZAD de Notre-Dame-des-Landes n'est pas une expérience radicale mais plutôt un exemple de nouvelle composition politique située dont le monde a tant besoin. Ce lieu n'est pas du côté de la persistance, il est une négociation permanente avec les paysans dits « historiques », les habitants anciens et nouveaux, mais aussi avec les peupliers, les tritons, le climat, la loi, l'habitude ou le confort.
Je préfère donc parler d'imagination plutôt que de radicalité pour définir notre position.
Cette imagination qui n'est autre qu'un mouvement de la pensée se nourrit année après année d'une part des réflexions des étudiant·es que nous accueillons et d'autre part de l'air du temps, qui, vous l'aurez remarqué, s'inquiète chaque jour de manière plus exigeante de l'immense bouleversement du monde dans lequel nous sommes embarqué·es.
En terme de pédagogie cela change absolument tout puisque cela nous amène à entrer dans une autre écologie des relations, non seulement entre les humains et les milieux mais également entre les différentes disciplines, les divers métiers et bien sûr avec les étudiant·es et les enseignant·es. Nous ne travaillons pas les mêmes programmes, pas les mêmes matériaux, pas les mêmes méthodes, mais surtout, pas avec les mêmes attentes. En replaçant les questions de l'architecture et du paysage dans le cadre de l'habitabilité partagée de la Terre toutes les attentes se déplacent. Il ne s'agit plus d'ériger la demeure moderne d'une humanité aussi émancipée que destructrice et arrogante mais de reprendre, à partir de notre époque, la discussion millénaire que la diversité humaine avait noué avec la diversité des milieux.
Un territoire d’arpentage ordinaire
Vous êtes installés dans le magnifique campus d’arbres et de briques du domaine Chérioux sur le plateau de Vitry-sur-Seine entre banlieue pavillonnaire et ZAC du Grand Paris. Quels rapports entretenez-vous avec votre territoire d’adoption ? Que vous procure ce terrain de jeu grandeur nature derrière chez vous ? Et réciproquement, qu’y provoquez-vous ?
Ce territoire d'adoption réciproque, qui travaille à nous adopter aussi bien que nous travaillons à l'adopter, est en fait un territoire multiple dans lequel s'imbriquent différentes échelles et diverses problématiques.
Même s'il est pris dans la maille du métro parisien, ce territoire est d'abord périphérique ; en cela, il constitue pour les alternatives urbaines un formidable terrain d'expériences et de rencontres. Nous travaillons avec de très nombreux acteurs de cette vaste périphérie sud-parisienne sous forme de workshops (avec YA+K, le KW, Stefan Shankland et le trans 305, Daniel Puroy...), de conférences-débats (les conférences de l'atelier, ciné à l'atelier...), de médiations urbaines et culturelles (théâtre Jean Vilar, MAC-VAL, mairie de Vitry-sur-Seine...), de projets divers et variés, d'expositions (maison des projets...), de séminaires (rencontres des alternatives urbaines de Gare au théâtre...), etc.
Nous avons aussi dessiné avec Benoît Santiard, un graphiste de Building Paris avec qui nous travaillons régulièrement, la charte graphique du Grand-Orly-Seine-Bièvre qui est l'un des douze territoires du Grand Paris ; celui sur lequel nous sommes justement. Les étudiant·es y font des stages et certain·es ancien·nes y travaillent.
Je crois qu'au fil des années nous participons de manière active à l'animation et à la transformation de ce territoire, toutes les discussions que nous avons avec les un·es ou les autres laissent des traces.
Et de fait, c'est notre territoire d'arpentage ordinaire, nous le traversons de mille manières et en toutes saisons.
Ensuite, dans ce morceaux du Grand Paris, il y a l'échelle plus rapprochée du domaine Chérioux dans lequel nous sommes installés, à Vitry-sur-Seine. Ce parc de 36 hectares avec ses arbres centenaires et ses bâtiments de brique, béton et meulière des années 1920 est effectivement magnifique, et la première chose qu'il nous procure c'est la beauté ; la joie de l'harmonie d'une architecture bien dessinée et bien construite, et celle de la présence du mouvement de la nature avec ces arbres somptueux qui prennent le vent, la pluie, accueillent les oiseaux, perdent leur feuilles à la fin de l'automne pour laisser entrer le soleil d'hiver dans l'atelier... c'est vraiment une réjouissance quotidienne de travailler sur ce site. Non seulement nous tirons une joie de la beauté de ce site mais nous en apprenons beaucoup et nous y travaillons sous différentes formes.
La variété des espaces dont nous disposons permet en effet l'exercice de cette école hors les murs évoquée plus haut sur le site lui-même. C'est un lieu d'observation et d'apprentissage, nous y avons ainsi construit un banc en pisé et un four lors d'un workshop sur la construction en terre crue, nous y cultivons un jardin potager sur une partie délaissée du parc, les espaces extérieurs nous servent souvent d'atelier de construction ou tout simplement de lieu de pique-nique au printemps.
Apprendre des lieux en marge
Chaque année, vous avez accompagnés vos étudiants dans des squats, des friches et des ZAD comme celle de Notre-Dame-des-Landes où vous avez notamment effectué le relevé d’une trentaine de cabanes – ce qui a fait l’objet d’un livre intitulé Notre-Dame-des-Landes ou le métier de vivre (Loco, 2018). Comment parvenez-vous à emmener vos étudiants dans ces lieux quasi hors-la-loi ?
Si certains lieux avec lesquels nous travaillons se trouvent dans des situations à la limite de la légalité, ils ne sont pas en marge de l'expérimentation mondiale sur l'habitabilité de la Terre dans laquelle nous inscrivons notre recherche.
Nous avons, par exemple, emmené les étudiant·es en résidence pendant une semaine au foyer malien de Vitry-sur-Seine afin de discuter en voisins avec les personnes qui habitent là et essayer de comprendre comment nos mondes peuvent coïncider. Ou encore en Charente-maritime, à la rencontre des ostréiculteurs dans leur milieu. Nous continuons à travailler avec la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, où vous pourrez aussi croiser, excusez du peu : Patrick Bouchain, Gilles Clément, Barbara Glowczewski, Starhawk, Alain Damasio, Philippe Descola et beaucoup d'autres.
Emmener des étudiants sur ce type de lieu suppose de réunir au moins trois conditions : un projet d'étude clair et partagé par toutes les personnes concernées, une administration à l'écoute de tels projets du côté de notre établissement, et, des relations de confiance avec les habitants des lieux en question. Tout cela prend du temps et doit s'inscrire dans une démarche de participation sur le long terme avec ce type de lieu ; pour nous ce ne sont pas des objets d'étude, ce sont des éléments d'une vaste constellation à laquelle nous appartenons aussi et avec lesquels nous tissons des liens pour tenter de faire émerger des propositions pour des manières alternatives d'habiter cette Terre ; des propositions que d'autres pourront à leur tour s'approprier le moment venu.
Qu’est-ce que ces lieux en marge vous enseignent-ils ?
Ces lieux en marge ne nous apprennent pas forcément plus que d'autres lieux parfaitement institutionnels, nous ne sommes pas en quête de marginalité, mais il se trouve qu'aujourd'hui une grande partie des expériences qui posent de façon concrète et globale la question de la mise en œuvre d'une écologie sociale et populaire sont encore marginalisées par les pouvoirs publics. Cela changera, c'est une évidence, car c'est là que se tiennent et se pensent les modes de vie qui réouvrent l'avenir des sociétés humaines, mais là aussi il faudra du temps pour qu'une majorité des responsables politiques et économiques renoncent au désastre qu'ils continuent à construire avec un acharnement mortifère. Ne doutons pas que leurs enfants vivront autrement et construiront autre chose. Que notre ministère reconnaisse l'utilité d'une formation comme la nôtre et nous offre la liberté de nos choix pédagogiques, n’est-ce pas déjà un signe positif ?
Alors finalement que nous enseignent ces lieux en marge ? Principalement l'espérance et la force des imaginations actives.
Ils nous apprennent qu'au-delà du constat catastrophique que dressent les scientifiques du GIEC à propos du changement de régime climatique et de ses innombrables conséquences sur l'installation des sociétés humaines, certain·es d'entre nous n'ont pas renoncé ; ils et elles sont là et travaillent chaque jour à recomposer le monde pour faire advenir une multitude de possibilités de vies qui, à nouveau, seraient capables de prendre soin des milieux qu'elles habitent. Ces lieux, quand ils parviennent à durer et à penser ce qu'ils sont en train d'inventer, sont de véritables écoles à ciel ouvert.
Propos recueillis par Martin Paquot
À lire
Patrick Bouchain, Christophe Laurens, Jade Lingaard, Cyrille Weiner et les étudiants de DSAA Alternatives Urbaines, Notre-Dame-des-Landes ou le métier de vivre, Loco, 2018.