Du lisible au visible
« La crise écologique de la raison » de Val Plumwood
Julie Beauté | 24 avril 2024
Introduction
Dans La crise écologique de la raison, traduit par Pierre Madelin et paru aux éditions PUF et Wildproject en janvier 2024, la philosophe écoféministe australienne Val Plumwood (1939-2008) propose une réflexion d’une ampleur sans conteste sur la crise écologique. Cette œuvre majeure rend compte de la puissante capacité de l’autrice à créer des concepts, au sein d’une philosophie narrative et communicationnelle. D’une part, elle recourt à des récits incarnés et sensibles, tout en se montrant attentive aux modalités narratives du discours et à l’inclusivité du langage. D’autre part, elle s’efforce de constituer une boîte à outils philosophiques, susceptible de nous faire entrer dans la communauté interspécifique – le véritable défi pour les humain·es étant d’apprendre à communiquer avec d’autres espèces. La philosophe cherche à penser des alliances qui soient capables d’opérer un front offensif et efficace, dans le but d’opérer le changement de culture aujourd’hui nécessaire. Plumwood déploie en effet une approche transversale, non-réductionniste et, somme toute, intersectionnelle, en localisant le nœud du problème au niveau de la culture. La crise écologique apparaît dès lors comme le résultat de la faillite d’une culture qui a placé l’être humain et la raison au centre du monde.
Pourtant, souligne Plumwood, notre réaction face à la crise écologique ne se montre pas rationnelle, en raison de l’insuffisance de nos connaissances, de mauvaises structures politiques et de représentations éthiques, philosophiques et spirituelles inadaptées. Nous restons enfermé·es dans le récit dominant qui met en scène le triomphe d’une raison héroïque sur une nature aveugle, récit qui nous conduit à reproduire les mêmes échecs conduisant à l’effondrement écologique. En dépit de l’hyper-rationalité que la culture moderne s’attribue, cette forme de rationalité est irrationnelle. Est en cause ici non la raison, mais le rationalisme, cette doctrine selon laquelle la raison représente le point culminant de la vie humaine et se définit par une opposition à tous ses « autres » – le corps, les émotions, la nature ou encore la matière, méprisés en dépit de la dépendance qui nous relie à eux. Plumwood estime urgent de promouvoir un changement de paradigme reposant sur nouvelle rationalité écologique, plus sensible et plus responsable, prudentielle et autocritique, qui ne recule pas à l’idée de reconnaître son rôle dans la crise. La raison a été capturée par le pouvoir et est devenue un instrument d’oppression ; elle doit désormais être transformée en outil émancipateur.
« Dans les circonstances actuelles, il est donc rationnel d’essayer de remplacer les modèles monologiques, hiérarchiques et mécanistes qui ont caractérisé notre partenariat dysfonctionnel avec la nature par des modèles fondés sur la réciprocité, la communication et l’attention, car ceux-ci pourraient nous permettre de relancer ce partenariat sur des bases plus saines. »
Val Plumwood, La crise écologique de la raison, p.48.
Le rationalisme conduisant à opposer drastiquement le soi et l’autre, Plumwood déploie une critique du centrisme. Le centrisme est une structure relationnelle dualiste, asymétrique et oppressive, fondée sur un aveuglement moral et culturel envers l’autre. Les différents centrismes hégémoniques – anthropocentrisme, androcentrisme, eurocentrisme ou encore ethnocentrisme – reposent tous sur des opérations de pouvoir concrètes : la mise en arrière-plan, l’exclusion radicale, l’incorporation, l’instrumentalisation et l’homogénéisation de l’autre. Le rationalisme centrique se caractérise alors par un déni de l’interconnexion. En matière économique, il se traduit par la suprématie du marché qui, libéré de ses engagements dialogiques, apparaît aussi dangereux qu’un navire sans gouvernail. Dans ce cadre, l’idée de propriété privée incarne la tendance à nier, à s’approprier et à invisibiliser les autres – personnes humaines et non-humaines. Convergeant de manière opérationnelle et convaincante avec les mouvements de la libération, Plumwood propose au total un activisme auto-réflexif, renonçant aux relations monologiques et élaborant une culture démocratique anti-centrique. Son programme de justice distributive interspécifique rend compte des nombreuses implications théoriques et militantes de cette opposition au centrisme. Dans de tels contextes de remise en cause du cadre dominant, la philosophie montre alors sa valeur pratique.
La science moderne, dans toute son ambiguïté, participe aussi à la crise écologique : sur la base du dualisme sujet/objet, elle développe une idéologie du détachement – analogue à l’idéologie capitaliste de la propriété privée. S’appuyant judicieusement sur la stand point theory, Plumwood soutient que, dans la division sujet/objet, l’objet est traité comme un élément passif sur lequel une action est exercée, tandis que le sujet connaisseur est l’élément actif qui arrache des connaissances à l’objet réticent ou muet. Ce contexte épistémologique permet à la science d’étudier et de manipuler la nature en suivant des formules rigides préétablies : il devient alors difficile de dissocier l’observation de la nature et son contrôle. Plumwood en appelle au contraire à une science dialogique et éthique, qui traite la nature comme un agent actif dans la production du savoir. Une telle science mettrait l’accent sur des méthodologies communicationnelles fondées sur l’écoute sensible et l’observation attentive, sans réduire l’autre étudié à un ensemble de stéréotypes réductionnistes qui le présentent comme un être sans esprit et sans voix. Un dialogue interspécifique apparaît dès lors comme nécessaire, dialogue au sein duquel un certain degré d’anthropomorphisme est requis pour s’ouvrir à l’altérité et pour souligner à la fois la ressemblance et la différence avec les non-humains. Si un ancrage épistémique humain est inévitable, il n’est cependant pas nécessairement anthropocentrique – c’est-à-dire structuré par un centrisme hégémonique : parler depuis son propre point de vue, voire même tenir compte de ses propres intérêts, n’implique nullement l’incapacité à se soucier des autres.
Plumwood nous engage à développer une culture écologique qui permette d’accorder à la sphère non-humaine la valeur qui lui revient, tout en reconnaissant notre dépendance à son endroit. Il s’agit ici du double appel qui caractérise la philosophie de l’autrice : repenser la vie humaine en termes écologiques et la vie non-humaine en termes éthiques – ces deux tâches étant profondément interconnectées. Une éthique du soin et de l’attention permet justement de reconnaître la parenté de tous les vivants, et de concevoir les non-humains comme des sujets communicatifs, biographiques et éthiques – comme des sujets intentionnels. L’intentionnalité n’apparaît ici nullement comme un nouveau critère de valeur intrinsèque, mais comme un outil inclusif consistant à s’ouvrir aux capacités agentives des non-humains. Sur cette base, la culture écologique de Plumwood valorise à la fois la continuité et la différence – en établissant une distinction entre identité et continuité, et entre séparation et différence. Reconnaître la continuité et la différence des membres de la communauté terrestre rend ainsi possible une solidarité écologique, à même de faire face à la crise contemporaine.
Val Plumwood (2002), La crise écologique de la raison, traduit de l’anglais (Australie) par Pierre Madelin, « L’écologie en questions », Puf & « Domaine Sauvage », Wildproject, 2024, 492 pages, 28 euros.