Demeure terrestre

Vivre de vie. Théories et pratiques biorégionales

Jim Dodge | 15 janvier 2024

Introduction

Le biorégionalisme gagne du terrain, du moins sur celui des idées et des luttes. Si son heure de gloire était dans les années 1970-1980 sur la côte ouest des Etats-Unis, son apparition véritable en France ne date que des dernières années. Cette (re)découverte, cette (ré)appropriation, cette transposition s’accompagnent de son cortège de traductions (notamment par Mathias Rollot et Marin Schaffner) nécessaire à la compréhension de son mouvement, de ses succès comme de ses échecs. Nous traduisons et publions pour la première fois en français le texte fondateur du poète et romancier californien Jim Dodge qui s’efforce de ne pas définir le biorégionalisme pour mieux en identifier les caractéristiques : les systèmes naturels, l’anarchie, la spiritualité. S’il considère qu’il s’agit d’ « un mode d’organisation sociale décentralisée et autodéterminée, une culture fondée sur les intégrités biologiques et agissant dans une harmonie respectueuse, une société qui honore et encourage le développement spirituel de ses membres », le biorégionalisme se manifeste avant tout chose dans notre vie quotidienne, ici et là, où nous sommes. « Si nous voulons explorer l’hypothèse biorégionale, nous devons nous mettre au boulot, nous salir les mains », écrit-il dans un appel final à l’action, à la résistance, à la renaissance.

Je veux être très clair : je ne suis pas du tout sûr de ce que le biorégionalisme est. A ma connaissance, le biorégionalisme est une idée à la formulation encore imprécise et approximative, relevant davantage de la déclaration pleine d’espoirs que de la pratique réelle. En fait, parler d’« idéal » serait exagéré : il serait plus juste de considérer que le biorégionalisme est une notion, autrement dit une idée générale, une croyance, une opinion, une intuition, une inclinaison, un désir. De plus, le biorégionalisme n’est pas une notion nouvelle, comme cela s’avèrera évident plus loin. Il a été le principe culturel moteur de 99% de l’histoire humaine, et il est au moins aussi vieux que la conscience. D’où, sans doute, ce désir persistant.

Mon objectif ici n’est pas vraiment de définir le biorégionalisme – cela se fera naturellement par le cours des choses – mais d’indiquer certains des éléments que j’identifie comme caractéristiques de cette notion et de ses applications. Je m’exprime sans légitimité particulière si ce n’est mon intérêt ancien et relativement soutenu, nourri par mes professeurs et d’innombrables amis biorégionalistes. Mon unique et réelle qualification est que je suis suffisamment imbécile pour essayer.

« Biorégionalisme » vient du grec bios (vie) et du français région, issu du latin regia (territoire), issu lui-même de regere (régner ou gouverner). Etymologiquement, biorégionalisme signifie donc « territoire de vie », « lieu de vie », voire par extension téméraire, « gouvernement par la vie ». Si vous ne pouvez imaginer qu’un gouvernement par la vie serait 40 milliards de fois préférable à un gouvernement par l’administration Reagan, le pétrolier Mobil, ou tout autre mastodonte puissant et froid, alors votre cœur n’est probablement pas plus grand qu’un noyau de prune et vous n’aurez pas grande sympathie pour ce qui suit.

« Etymologiquement, biorégionalisme signifie donc ‘territoire de vie’, ‘lieu de vie’, voire par extension téméraire, ‘gouvernement par la vie’. »


Systèmes naturels

Un élément central du biorégionalisme, qui le distingue des autres politiques territorialisées, est l’importance accordée aux systèmes naturels, à la fois comme source d’alimentation mais aussi comme corps de symboles auquel nos esprits se repaissent. Un système naturel est une communauté de vie interdépendante, une intégration biologique mutuelle tel un écosystème. Ce qui constitue cette communauté est incertain au-delà de l’évidence : toutes les formes de vie en interaction, depuis la plus microscopique algue à l’être humain, ainsi que leurs processus biologiques. A ce strict minimum, d’ores-et-déjà impénétrablement complexe, le biorégionalisme ajoute les influences du comportement culturel, comme les techniques et les rituels de subsistance. De nombreuses personnes insistent, raisonnablement je pense, pour que cette communauté puisse inclure les processus planétaires et les grandes forces régulatrices : énergie solaire, champ magnétique, gravité, et ainsi de suite. Le biorégionalisme s’avère une simple réalité biologique ; nous trouvons la vérité physique de notre être dans les systèmes naturels, que ce soit un aspect très évident comme le besoin d’oxygène ou plus subtil comme le besoin pour un clair de lune, et peut-être d’autres vérités au-delà de celles-ci. Ainsi, sans surprise, le biorégionalisme considère que la santé des systèmes naturels est directement liée à notre propre santé physico-psychique, à la fois comme individu et comme espèce. Pour cette raison les systèmes naturels et leur intégrations conscientes méritent, si ce n’est une vénération totale, au moins notre plus grande attention et notre plus profond respect. Malgré la grandeur de nos lois, de nos technologies, de nos armées, nous ne pouvons faire se lever le soleil chaque matin, ni faire danser la pluie sur les fougères dorées.

« le biorégionalisme considère que la santé des systèmes naturels est directement liée à notre propre santé physico-psychique »

Comprendre les systèmes naturels est le début de la compréhension de soi, nos essences communes et particulières, autrement dit de l’intérêt personnel dans son plus simple appareil. « Ainsi dessus, ainsi dessous » selon la vieille tradition alchimiste ; ainsi vont les systèmes naturels tout comme les modèles de conscience. Quand nous détruisons une rivière, nous augmentons notre soif, ruinons la beauté de l’eau qui coule librement, abandonnons la viande et l’esprit du saumon, et perdons une petite partie de nos âmes.

Malheureusement, la société humaine a également développé des technologies rendant possibles instantanément des pertes inestimables. Une erreur sérieuse avec, disons, l’énergie nucléaire, et nos petits-enfants naîtront peut-être avec des os solides comme des spaghettis trop cuits, ou bien ils seront déchiquetés par des rats mutants. La guerre nucléaire globale est suicidaire : les « perdants » meurent immédiatement ; les « gagnants » héritent d’une mort lente radioactive et de chromosomes tordus. Selon n’importe quelle mesure de préservation personnelle, selon n’importe quelle considération pour la vie, la guerre nucléaire est odieuse, impensable, abjectement stupide. Et pourtant, les Etats-Unis et d’autres nations dépensent des milliards pour disposer de cette possibilité. Cette même mentalité fait fi de la concentration croissante de poisons dans la biosphère. Cela me rappelle ce fermier qui, un jour, paradant sa mule primée devant un étranger la voit soudainement s’effondrer et mourir. Il considère avec perplexité son cadavre et déclare : « Mince, j’ai cette mule depuis 27 ans et c’est bien la première fois qu’elle me fait ce coup-là. » Ce à quoi l’étranger, tout réaliste biologique qu’il est, répond indubitablement : « Sans blague. »

« Selon n’importe quelle mesure de préservation personnelle, selon n’importe quelle considération pour la vie, la guerre nucléaire est odieuse, impensable, abjectement stupide. »

Vivre de vie. Théories et pratiques biorégionales
Vivre de vie // Maud Harou / Topophile

Région biologique

Bien que règne un accord profond parmi les biorégionalistes sur ce qui constitue la bios, et sur les grandes responsabilités qui nous incombent dans l’écheveau des choses, il y a quelques désaccords amicaux mais passionnés sur ce qui constitue effectivement une région biologique unique, en opposition aux entités arbitraires comme les Etats et les comtés, dont les frontières ont été établies sans la moindre considération écologique, produisant ainsi des incohérences culturelles et une gestion environnementale fragmentaire. Considérant que le cœur de la pensée biorégionale est l’intégrité des systèmes naturels et la culture – culture, dont la mission est la médiation entre soi et l’écosystème – on peut penser que la « biorégion » serait précisément définie. Mais gardons en tête que, paraphrasant Edgar Allan Poe et Jack Spicer, nous avons affaire à la grande concorde de ce qui ne souffre aucune définition. Circulent, néanmoins, un certain nombre d’idées à propos des critères biologiques d’une région. Je mentionnerai certains d’entre eux ci-après en limitant les exemples à la Californie du Nord.

Un critère pour déterminer une région biologique est la variation biotique, c’est-à-dire une différence significative dans les populations végétales et animales de deux lieux – par exemple, si 15 à 25% des espèces de la région où je vis sont différentes de celle où tu vis, nous habitons des régions biologiques différentes. Nous faisons aussi probablement l’expérience de climats différents et foulons des sols différents, puisque ces dissemblances se reflètent dans la répartition des espèces. Presque tous ceux à qui j’en ai parlé admettent que les variations biotiques sont un moyen résolument habile et juste de faire des distinctions biorégionales ; le débat se focalise sur le pourcentage qui semble arbitraire en toute circonstance. Considérant qu’un changement dans la composition biotique est généralement graduel, le critère de la variation biotique dessine des limites relativement vagues et perméables entre les régions, ce que je préfère. L’idée, après tout, n’est pas de remplacer un jeu de lignes avec un autre, mais simplement de reconnaître des intégrités biologiques inhérentes dans la perspective d’une gestion judicieuse.

« L’idée, après tout, n’est pas de remplacer un jeu de lignes avec un autre, mais simplement de reconnaître des intégrités biologiques inhérentes dans la perspective d’une gestion judicieuse. »

Une autre manière de considérer biologiquement les régions est le bassin-versant. Cette méthode est d’habitude évidente, puisque les réseaux de drainage sont clairement visibles sur les cartes topographiques. Un bassin-versant est généralement compris comme le système de drainage d’une rivière ; ainsi, si tu vis à Cottonwood Creek, tu fais partie du système de la rivière Sacramento. Le problème avec le bassin-versant comme critère biorégional est que si vous vivez à San Francisco, vous faites aussi partie du bassin de la Sacramento (et San Joaquim) or c’est bien loin de Cottonwood Creek. Puisque tous les vastes réseaux présentent un problème similaire, la plupart de ceux qui mettent en avant le bassin-versant comme critère font des distinctions en sous-réseau (dans le cas de la Sacremento : source, vallée centrale, versant occidental de la Sierra, versant oriental de la chaine côtière, delta/baie). Le versant occidental de la chaine côtière, avec ses rivières à faible débit et son influence importante du Pacifique, est souvent considéré comme une aire biologique à part entière, au moins de la rivière Gualala à la Mattole, ou selon votre interlocuteur, depuis la rivière russe à la Eel, bien qu’elles ne soient pas strictement des rivières du versant ouest de la chaine côtière. Les bassins de la Klamath, de la Smith, de la Trinity sont souvent considérés comme un seul et même système hydrographique avec l’ajout contestable de la Chetco et de la Rogue.

Une méthode similaire de différenciation biorégionale repose sur les types de relief. Schématiquement, le nord de la Californie se divise en Sierra, chaine côtière, vallée centrale, chaine Klamath, la chaine des Cascades et le plateau Modoc. Considérant la relation entre la topographie et l’eau, il n’est guère étonnant que les distinctions de relief correspondent étroitement aux bassins-versants.

Un autre critère de distinction biorégionale, maladroitement formulé, est le culturel : tu es où tu conçois être ; ton territoire est ce que tu penses qu’il est, individuellement et collectivement. Bien que le sens humain du territoire soit largement développé et que les comportements culturels et sensoriels ont une influence certaine sur le sens du lieu, cette vue me semble un peu anthropocentrique. Et bien qu’il soit difficile de ne pas voir les choses en termes d’expérience et de valeurs humaines, rappelons-nous que la perception humaine est notoirement sujette à déformation et aux étranges ravissements de la perversité. Travailler dans cette perspective n’a pas vraiment réussi à notre espèces ces derniers temps : que nous soyons des dominants écologiques ne fait pas obligatoirement de nous des déterminants écologiques. (Pour être honnête, je dois ajouter que plusieurs amis pensent que je suis excessivement grognon sur ce sujet.)

« que nous soyons des dominants écologiques ne fait pas obligatoirement de nous des déterminants écologiques. »

Une des idées les plus provocatrices pour esquisser les biorégions serait l’énergie spirituelle des lieux ou leurs puissances psychiques, comme celles du mont Shasta ou de l’océan Pacifique. Selon ce critère, une biorégion est définie par le trait psychophysique prédominant du lieu où tu vis. Tu dois vivre en sa présence suffisamment longtemps pour véritablement sentir sa force en toi ; tout cela va bien au-delà de la simple géographie descriptive.

Provocatrice est aussi cette idée que la biorégion est un phénomène vertical ayant plus à voir avec l’altitude que le déploiement horizontal – d’où la distinction entre le peuple des montagnes et celui des plaines, ce qui revient en Californie du nord à distinguer la campagne de la ville. Une personne vivant à 600 m d’altitude dans la chaîne côtière aura davantage de points communs culturels avec un habitat de la Sierra de la même altitude qu’avec quelqu’un vivant au niveau de la mer, 30km plus loin.

Récapitulons : les critères le plus souvent avancés pour faire des distinctions biorégionales sont les facteurs biotiques, le bassin-versant, le relief, le culturel ou phénoménologique, la présence spirituelle et l’altitude. Pris ensemble, comme je pense qu’ils devraient l’être, ils nous donnent une bonne idée d’où nous en sommes et de la vie qui s’entremêle à la nôtre. De toute façon, aucune personne de ma connaissance ne réclame une définition définitive. Le biorégionalisme est à cette étape de son développement (ou plutôt de son renouveau) où une définition est superflue, voir dangereuse. Il convient aujourd’hui de laisser des définitions émerger de la pratique plutôt que de les imposer dogmatiquement à l’emporte-pièce.

« Récapitulons : les critères le plus souvent avancés pour faire des distinctions biorégionales sont les facteurs biotiques, le bassin-versant, le relief, le culturel ou phénoménologique, la présence spirituelle et l’altitude. Pris ensemble, comme je pense qu’ils devraient l’être, ils nous donnent une bonne idée d’où nous en sommes et de la vie qui s’entremêle à la nôtre. »


Anarchie

Un second élément du biorégionalisme est l’anarchie. J’hésite à utiliser ce mot merveilleux parce qu’il a été si dénaturé par des merdeux réactionnaires pour effrayer les gens qu’il est scandaleusement associé au chaos sanglant et à la folie démoniaque, plutôt qu’à la décentralisation et l’autodétermination politique, à un engagement pour l’équité sociale. L’anarchie ne signifie pas hors de contrôle ; elle signifie hors de leur contrôle. L’anarchie repose sur une autonomie partagée : la conviction que nous pouvons, en tant que communauté ou en tant que petite fédération resserrée de communautés, nous occuper de nos affaires, que nous pouvons prendre des décisions concernant nos vies individuelles et sociales, et que nous acceptons volontiers les responsabilités et les conséquences de ces décisions. De plus, en consolidant la prise de décisions à une échelle locale, face-à-face, sans avoir à constamment faire circuler les informations à tous les échelons d’une bureaucratie démentielle, nous pouvons agir plus rapidement en accord avec les systèmes naturels et avec, espérons-le puisque nous vivons ici, plus de connaissances et d’attentions.

« L’anarchie ne signifie pas hors de contrôle ; elle signifie hors de leur contrôle. »

Les Etats-Unis sont simplement trop étendus et complexes pour être gouvernés responsablement par un corps décisionnaire de peut-être 1000 personnes représentants 220 000 000 Américains et un gros morceau de la biosphère – tout spécialement quand ces 1000 décisionnaires ne peuvent survivre que par le compromis et qu’ils sont généralement forcés de s’afficher en faveur de puissants intérêts économiques (les campagnes médiatiques pour des postes nationaux sont couteux). Un gouvernement où une personne représente les intérêts de 220 000 autres est absurde, considérant que tout le monde ne vote pas pour le représentant élu (voire ne vote tout simplement pas), considérant que la plupart de ces 220 000 personnes sont capables de se représenter eux-mêmes. Je pense que les gens font bien mieux et expriment leurs qualités profondes quand leurs actions comptent. Evidemment une manière de rendre un gouvernement plus significatif et responsable est d’impliquer directement les gens jour après jour dans le processus de décision, ce qui ne semble possible que si on réduit l’échelle du gouvernement. Une biorégion semble avoir la taille juste : disons similaire à un petit Etat, ou proche de la silhouette d’un canton suisse ou d’une tribu amérindienne.

« Une biorégion semble avoir la taille juste : disons similaire à un petit Etat, ou proche de la silhouette d’un canton suisse ou d’une tribu amérindienne. »

A défaut d’autre chose, un gouvernement biorégional – qui théoriquement exprimerait les réalités biologique et culturel de gens-d’un-lieu – promouvrait la diversité d’expérimentation bio-social, et dans cette diversité, sa stabilité. L’actuel système de gouvernement national semble prêt à s’effondrer sous le poids de son propre néant. Notre économie se dissout comme du sucre dans l’eau. La violence est épidémique. La qualité de nos métiers – qui a toujours été la marque d’un peuple fier – s’est détériorée au point où nous sommes honteux de classer nos produits parmi les biens durables. Nos cerveaux ont été homogénéisés par la télévision qui maintient nos egos dans une enfance perpétuelle. Les sources de nos informations sont de moins en moins nombreuses et de moins en moins sûres. Nous passons plus de temps à nous donner des airs qu’à nous plonger dans l’action. Bref, au cours de notre vie, la culture américaine est devenue de plus en plus craintive et stérile, et le système politique n’est plus qu’une couverture pour une économie qui ravage la planète et ses peuples pour le gain financier de quelques-uns. Explorer des alternatives devient presque une obligation sociale. Notre mode de vie acclamé n’a pas fait grand-chose pour la qualité de notre vie quotidienne ; l’excès de marchandises, inlassablement déversé sur nous par le vaste spectacle des biens, n’est que davantage de merde sur le pare-brise.

Je ne veux pas sous-entendre que le biorégionalisme est la dernière nouveauté de la gauche américaine, qui a historiquement été davantage concernée par la pureté de sa doctrine et son agilité à s’entre-poignarder plutôt que de réaliser une politique de gauche... Il ne s’agit pas de travailler dans ou hors du système mais simplement de travailler, quelque part, pour le transformer. Comme je l’ai écrit plus haut, je ne suis pas si sûr que le biorégionalisme dispose d’une doctrine – c’est davantage une direction (ardue, semble-t-il) que l’habituelle route gauchiste pour l’Utopie…ou l’Ecotopie.

« Il ne s’agit pas de travailler dans ou hors du système mais simplement de travailler, quelque part, pour le transformer. »

Pour mémoire, et pour donner du crédit à la diversité de pensées façonnant le biorégionalisme, je veux indiquer quelques-uns des esprits dont je vois l’influence dans les premières formulations de la notion : panthéistes, wobs, marxistes réformés (c’est-à-dire ceux qui considère le soleil comme moyen de production), diggers, libertaires, kropotkiniens (entraide et co-évolution), animistes, alchimistes (particulièrement la vieille école), bouddhistes de gauche, situationnistes (analystes accomplis de la société du spectacle), syndicalistes, provos, taoïstes nouvellement convertis, hors-la-loi ordinaires, et les autres attirés par empathie par la bannière décentraliste.


Spiritualité

La spiritualité est un troisième élément de la notion biorégionale. Comme je ne peux me vanter d’aucune sagesse spirituelle, et que je dois admettre mon ignorance sur le sujet, je suis peu enclin à offrir plus que des préliminaires hésitants. Dans le commun spirituel, la plupart des biorégionalistes voit un profond regard pour la vie – toute vie, pas seulement celle des Américains blancs ou de l’humanité entière, mais des grenouilles, des roses, des éphémères, des coyotes, des lichens ; toute vie : les serpents-taupes et les taupes. Par exemple, on ne veut pas sauver les baleines pour les motifs romantiques à l’eau de rose comme le font croire ceux qui les massacrent. Nous ne voulons pas non plus les sauver simplement parce que ce sont des créatures magnifiques, si incroyables que lorsque tu vois l’une d’elles de près depuis une embarcation ouverte ton cœur rugit ; non, nous voulons les sauver pour la plus égoïste des raisons : sans elles, nous sommes diminués.

« nous voulons sauver [les baleines] pour la plus égoïste des raisons : sans elles, nous sommes diminués. »

Dans la perspective spirituelle du biorégionalisme nous sommes tous une seule et même création, et il peut apparaître naïf d’ajouter qu’il y a une connexion – et même une unité nécessaire – entre le monde naturel et l’esprit humain (ce qui est peut-être une manière raffinée de dire qu’il y a une connexion entre la vie et l’existence). Chaque personne et groupe emprunte son propre chemin, développe sa propre pratique et décrira peut-être cette connexion de manière différente – profonde, amusante, inéluctable, mystérieuse – mais tous reconnaissent son importance. Elle est archaïque et si évidente qu’elle n’a pas reçu beaucoup d’attention depuis le début de l’hégémonie chrétienne et l’industrialisme basée sur l’énergie fossile. Si contester la dichotomie culturelle entre spirituel et pragmatisme est une qualité de la pensée archaïque, alors je penche résolument pour celle-ci. Quelle préoccupation pourrait être plus pragmatique que notre bien-être spirituel à nous individus, espèces, membres de la vaste communauté de la vie ? La Majorité Morale va certainement pas nous mener dans cette direction ; ses adeptes sont intéressés par les affaires, comme leur héros, James Watt, l’a démontré. Nous avons besoin de moins de sermons et de davantage de prières.

Ce sens de la spiritualité biorégionale n’est pas associé à une forme ou pratique religieuse. Ni chrétienne, ni monothéiste, pour autant de telles vues ne sont pas exclues. Je pense que les principales influences sont les animistes primitifs, la tradition du Grand Esprit issue de pratiques religieuses orientales et ésotériques, et la bonne vieille attention à… Je pousse peut-être le bouchon, mais je vois aussi la conscience partagée que la carte n’est pas le voyage, et pour cette raison, qu’il est préférable d’être vigilant et de réagir aux opportunités qui se présentent plutôt que de gaspiller des vœux de vie qui offriraient quelque défi spirituel notable. Appelez-le comme vous voulez – éveil, accomplissement, maturité spirituelle, bonheur, auto-réalisation – il doit être mérité et pour être mérité il doit être vécu, c’est-à-dire importer dans nos vies quotidiennes et le travailler. Les satisfactions immédiates ne sont à mon avis pas les plus profondes, quoique dieu sait qu’elles ont certainement leurs charmes. L’accent doit être mis sans aucun doute sur la pratique et non sur la doctrine, et notamment sur la pratique de ce que vous prêchez ; globalement tout le monde reconnait qu’il y a de nombreux chemins comme autant de manifestions de la cruciale diversité naturelle. Je voudrais aussi noter pour les incorrigibles que le jeu est tout aussi sérieux que le travail, et qu’il y a un plus grand enthousiasme à célébrer ; personne n’est intéressée par une spiritualité dont la sainteté se manifeste constamment par une piété amère et une vertu étroite imbue d’elle-même.

Vivre de vie // Maud Harou / Topophile

Résistance et renaissance

Combiner ses trois éléments donne une vague idée de ce que je considère être le biorégionalisme : un mode d’organisation sociale décentralisée et autodéterminée, une culture fondée sur les intégrités biologiques et agissant dans une harmonie respectueuse une société qui honore et encourage le développement spirituel de ses membres.  Ainsi va la théorie. Toutefois, ce n’est pas simplement théorique, puisque de nombreuses cultures ont été fondées essentiellement sur ces principes ; cela a été par exemple la principale manière culturelle d’habiter sur ce continent. Il ne s’agit pas de revenir en arrière mais bien de pousser le meilleur vers l’avant. Renaître et non se replier dans ce qui fut.

« Combiner ses trois éléments donne une vague idée de ce que je considère être le biorégionalisme : un mode d’organisation sociale décentralisée et autodéterminée, une culture fondée sur les intégrités biologiques et agissant dans une harmonie respectueuse une société qui honore et encourage le développement spirituel de ses membres. »  

Théories, idées, notions, elles ont leur valeurs génératives et revendicatives, et certainement une beauté, mais sans l’intelligence tangible de la pratique, elles demeurent flottantes dans les régions inférieures du divertissement plaisant, elles se dégradent dans des engouements et diversions plus flamboyantes comme les mouvements littéraires ou le hula-hoop. La pratique est ce qui met le cœur au travail. Si la théorie établit le jeu, la pratique en est le pari, et la première règle de tous les jeux de hasard s’avère la suivante : tu peux jouer mal et gagner ; tu peux jouer bien et perdre ; mais si tu joues bien au long cours alors tu t’en sortiras.

La pratique biorégionale (ou stratégie appliquée) peut revêtir autant de formes que l’imagination ou les nerfs le permettent, mais pour la simplicité de l’exemple je le réduis à deux grandes catégories : résistance et renaissance. La résistance implique une lutte entre les forces biorégionales (l’intelligence, l’excellence et le soin) et les forces de l’impitoyable (dont l’avidité sans vie ne peut même pas se faire passer pour de l’ignorance).  D’une certaine manière, je pense que c’est aussi simple, qu’il y a toujours un choix sur la façon dont on vivra nos vies, qu’il y a une opportunité constante pour un secours spirituel et une joie charnelle, et que la voie que nous choisissons de vivre est l’expression la plus profonde de qui nous sommes véritablement. Si nous optons constamment contre les riches possibilités de la vie, contre la bonté, contre la beauté, contre l’amour et l’attention douce, alors nous ne sommes pas grand-chose. Notre seule prétention à la dignité est d’essayer de faire de notre mieux ce que l’on croit juste, de mettre de l’âme, des fleurs, des racines, du cœur à l’ouvrage. Nous allons retomber sur notre derrière plus d’une fois, nous embourber dans notre insignifiance, notre convoitise et notre paresse, mais l’effort restera, et c’est certainement bien mieux que d’être un banal morceau tremblant dans la gelée de notre culture nationale. Du moins, pour moi.

« Notre seule prétention à la dignité est d’essayer de faire de notre mieux ce que l’on croit juste, de mettre de l’âme, des fleurs, des racines, du cœur à l’ouvrage. »

Toutefois, le premier front de résistance n’est pas contre la supraculture homogène américaine – on peut y résister en grande partie en refusant d’y participer, tout en essayant de vivre nos vies selon nos convictions (sachant que nous ne recevrons aucun encouragement d’aucune sorte de la part de la superstructure coloniale). La résistance se manifeste plutôt contre la destruction continue des systèmes naturels. Nous pouvons survivre à l’impitoyable homogénéité de la culture nationale car il y a plusieurs trous à travers lesquels nous glisser, mais nous ne pouvons survivre si les systèmes naturels qui nous entretiennent sont détruits. Cela doit être stoppé si nous voulons continuer à vivre sur cette planète. Ce n’est pas de « l’environnementalisme », c’est de l’écologie véhémente. Je pense, personnellement, que nous devrions développer une appréciation « sophoclesque » des lois de la nature, et nous y soumettre. C’est seulement dans l’ère de l’industrialisation aux énergies fossiles que nous avons commencé à maltraiter sérieusement l’environnement et à violer impudemment les conditions de la vie. Nous avons provoqué d’importants dommages en peu de temps, et c’est seulement grâce à l’incroyable flexibilité des systèmes naturels que nous avons pu y échapper jusqu’à présent. Mais je ne crois pas que nous détruirons la planète, elle nous détruira d’abord, ce qui veut tout simplement dire que nous nous détruirons nous-même. La plus cruciale des résistances est choisir de ne pas.

« Mais je ne crois pas que nous détruirons la planète, elle nous détruira d’abord, ce qui veut tout simplement dire que nous nous détruirons nous-même. La plus cruciale des résistances est choisir de ne pas. »


Actions politiques

Et ensuite, nous devons essayer d’empêcher d’autres de le faire pour nous tous, puisque autoriser un gouvernement centralisé des monopoles capitalistes (qui comme le monothéisme, à plus à voir avec mettre son seul œuf dans le mixeur que de mettre tous ses œufs dans le même panier), nous leur avons donné le pouvoir de faire de telles décisions télécommandées. Les en empêcher tient en 5 volets : être un modèle pour une alternative ; connaître davantage qu’eux ; être politiquement astucieux ; protéger ce qu’on estime ; et ce par n’importe quel moyen. (Je pense qu’il est important d’ajouter qu’il y a un accord quasi-unanime que la non-violence est le meilleur moyen disponible, et que l’usage de la violence est toujours un triste aveu de désespoir. En outre, ils possèdent l’argent, les armes et les avocats. Les gens préconisant l’action violente ne sont probablement pas très intéressés à vivre longtemps.)

Je pense que l’intelligence politique serait plus utile à l’échelle du comté et de la communauté locale. Les décisions les plus cruciales sur l’utilisation des terres, par exemple, sont prises au niveau des comtés, par le conseil des superviseurs. Le ratio représentant-constituant est évidemment bien mieux à l’échelle du comté que du pays, ainsi les constituants informés et vifs ont une bien plus grande influence sur les décisions et les politiques. Travaillez à faire élire des représentants sympathiques. Mettez de l’argent où votre cœur est. Allez à votre part de réunions et d’auditions ennuyantes. Contestez les informations fausses (d’où l’importance d’en savoir plus qu’eux). Créez des alternatives. Restez fermes.

« Travaillez à faire élire des représentants sympathiques. Mettez de l’argent où votre cœur est. Allez à votre part de réunions et d’auditions ennuyantes. Contestez les informations fausses (d’où l’importance d’en savoir plus qu’eux). Créez des alternatives. Restez fermes. »

Acheter des terres est aussi une action politique solide ; la « propriété » est la meilleure protection contre les abominables abus environnementaux, tout comme vivre sur la terre est la meilleure défense contre la culture gélatineuse des médias de masse, en supposant que la qualité de l’information influe sur la qualité de la réflexion. Posséder des terres accorde aussi d’avantage de poids politique dans le système actuel. De plus, le biorégionalisme sans base tangible de terre serait comme l’amour sans sexe. (Bien sûr, il n’est pas nécessaire d’être propriétaire pour apprécier les terres ou résister à leur destruction, et j’espère que personne n’en concluera que le biorégionalisme défend l’aristocratie terrienne.)

« De plus, le biorégionalisme sans base tangible de terre serait comme l’amour sans sexe. »


Juste subsistance

La croissance et la force du « mouvement environnemental » dans les années 1970 a encouragé la prise de conscience de la destruction des systèmes naturels et les conséquences d’un tel cruel mépris. Tout ceci est pour le mieux, et nous devrions continuer à la contester sans répit. Mais cela va être une crise écologique permanente si on ne trouve pas une alternative économique probante ; sinon, la plupart des gens continueront à choisir le progrès à la maturité, puisque le progrès est indexé à la fiche de paie, et que l’argent c’est la vie pour la plupart des gens. C’est aussi froid que cela. Et c’est aussi essentiellement vrai. De nombreux amis partagent mon chagrin qu’ils nous aient fallu si longtemps pour comprendre ce truisme. Il est dorénavant douloureusement évident que le système économique doit être transformé si nous espérons protéger les systèmes naturels de la destruction au nom de Mammon. L’économie semble dérouter tout le monde, moi tout particulièrement. Je n’ai aucune recette à proposer, si ce n’est que le système économique n'a pas à être unique, et que toute économie devrait inclure une juste mesure de la valeur. On a besoin d’une économie qui prenne en compte le véritable coût de la destruction de la biosphère. Les gens doivent être convaincus qu’il est dans leur meilleur intérêt économique de maintenir des systèmes biologiques en bonne santé. Le meilleur endroit pour relever ce défi est le lieu où tu vis – individuellement et au sein de la communauté.

Changer le système économique impliquera de changer notre conception de ce qui constitue une vie réussie et de rompre avec cette culture de la consommation déraisonnée et des déchets qu’elle produit. Afin de réaliser ce qui est vivant en nous, le qui de qui nous sommes, nous devons savoir ce dont nous avons réellement besoin et ce qui est suffisant. Comme l’a montré Marshall Sahlins, l’abondance peut être atteinte ou bien en augmentant la production ou bien en réduisant le besoin. Etant donné qu’augmenter la production implique de ravager des systèmes naturels, la meilleure stratégie semble être de réduire les besoins, avec l’espoir de reconnaître que ce qui est suffisant est déjà beaucoup. Une société prospère est celle d’une suffisance matérielle et d’une richesse spirituelle.

« Etant donné qu’augmenter la production implique de ravager des systèmes naturels, la meilleure stratégie semble être de réduire les besoins, avec l’espoir de reconnaître que ce qui est suffisant est déjà beaucoup. »

Tandis que l’on continue à résister dans nos vies quotidiennes – et je pense que c’est dans la qualité de la vie quotidienne plutôt que dans l’excitation momentanée que le cœur se prouve – nous pouvons commencer à réparer les systèmes naturels qui ont été endommagés. Les bassins versants exploités pour leur bois ou leur minerai ont besoin d’être réparés. Les cours d’eau doivent être nettoyés. Des arbres plantés. Des retenues construites pour limiter le ravinement. Des stratégies de gestion sur le long-terme développées. Des campagnes tenaces menées pour assurer le financement de ce travail. Il y a un solide effort dans cette direction en ce moment en Californie du nord, notamment à travers des coopératives de travailleurs et des groupes de citoyens, avec de plus en plus d’aides concertés des agences locales et étatiques.  Ce travail a tout juste commencé, et l’avenir est largement ouvert. Jusqu’ici cela semble combler les deux sentiments qui l’ont initié : la responsabilité que nous avons de rénover ce que nous avons gâché, et le besoin de pratiquer une « juste subsistance », c’est-à-dire une tâche qui permet de vivre tout en stimulant l’esprit.

La renaissance des systèmes naturels (ou réhabilitation, amélioration, etc.) pourrait bien être notre premier art environnemental. Cela requiert une connaissance précise de la manière dont les systèmes naturels fonctionnent, une intelligence fine des sites en question, le développement de technologies appropriées, et le dur labeur physique qui nous met au lit après le dîner. Quel meilleur travail que de soigner la Terre, où la récompense est tout autant dans l’action que dans le résultat ? Cela mérite notre participation et notre soutien. Car le fait irréfutable est que si nous voulons explorer l’hypothèse biorégionale, nous devons nous mettre au boulot, nous salir les mains – ou bien en posant nos fesses dans des commissions environnementales ou bien en les remuant à planter des arbres sous la pluie. Pleurnicher ne sert à rien.

Les chances de succès du biorégionalisme, tout comme nos chances de survie, ne sont pas le propos. Si une personne, ou plusieurs, ou une communauté, vivent une vie pleinement satisfaisante par la pratique biorégionale, alors c’est un succès. Ce pays a une idée corrompue de la réussite : c’est presque toujours un jugement quantitatif (salaires, victoires, nombre de chambres dans la maison, nombre de personnes dirigées). Etant donné que le biorégionalisme est qualitatif par tempérament, les critères de jugement doivent être adaptés en conséquence. Ce qu’ils appellent une sous-culture, nous l’appelons des amis.

« Si une personne, ou plusieurs, ou une communauté, vivent une vie pleinement satisfaisante par la pratique biorégionale, alors c’est un succès. »

La plupart des gens avec qui je converse, sentent qu’on a une honnête chance de stopper la destruction environnementale au cours des 50 prochaines années et de renverser la culture d’ici 800 à 1000 ans. « Honnête chance » se traduit par une mauvaise côte mais une bonne compagnie, et le biorégionalisme est bien évidemment dirigé pour les gens dont les cœurs mettent un peu de pari dans leur sang. Puisque nous ne vivrons pas pour voir les résultats de cet espoir de transformation, nous pourrions tout aussi bien la commencer comme il faut, avec les meilleures expressions d’esprit et de style que nous pouvons rassembler, en gardant en tête qu’il n’y a qu’une différence fonctionnelle entre la fleur et la racine, que fondamentalement elles font partie de la même foi constante.

Le soleil continue de se lever chaque matin. À table !

Traduit de l’anglais par Martin Paquot (revu par Thierry Paquot), avec l’amicale autorisation de l’auteur. Merci à Joël Cornuault pour ses quelques conseils.

Jim Dodge, « Living by life. Some bioregional theory and practice”, initialement paru dans CoEvolution Quartely (hiver 1981), repris notamment dans Home ! A bioregional reader sous la direction de Van Andruss, Christopher Plant, Judith Plant et Eleanor Wright (New Society Publishers, 1990).

Illustré par Maud Harou.