Introduction
Philosophe des sciences, Gaston Bachelard (1884-1962) explore les espaces abstraits de la physique quantique et de la théorie de la relativité (L’expérience de l’espace dans la physique contemporaine, 1937), sans pour autant oublier l’espace rêvé et toutes les images qui y sont associées. Il s’attelle à l’étude de l’imagination matérielle en traitant des quatre éléments (la terre, l’air, le feu et l’eau) dans cinq ouvrages majeurs et en visitant les lieux heureux de notre existence que sont la maison, la chambre, l’armoire, les coins, etc., dans La Poétique de l’espace qu’il publie en 1957. Comme le rappelle justement son éditeur, Gilles Hieronimus, dans une présentation éclairante et documentée, l’approche phénoménologique bachelardienne des espaces de notre intimité mobilise l’imagination, la rêverie et l’image poétique, d’où son appui sur de nombreux poèmes. Il est vrai que dès l’introduction le philosophe de la « conscience rêveuse » affirme que « le bien dire est un élément du bien vivre » d’où sa préférence pour les images littéraires.
C’est dans cet ouvrage inépuisable (à chaque nouvelle lecture, je me surprends à y dénicher une idée nouvelle) qu’il préconise la « topo-analyse » et invente le mot « topophilie » que les dictionnaires continuent à ignorer ! « Nous voulons, annonce-t-il, examiner, en effet, des images bien simples, les images de l’espace heureux. Nos enquêtes mériteraient dans cette orientation, le nom de topophilie. » Le mot est écrit, il reviendra à trois reprises sous sa plume (p.49, p.66 et p.220) sans pour autant se populariser, alors même qu’il vise une réalité que chacun vit intensément : l’amitié du lieu, avec un lieu. Il ne pense pas à son contraire, la « topophobie », ayant pris le parti des espaces heureux contre ceux de l’hostilité...
La « topo-analyse » est mieux traitée, il en propose même la définition suivante : « La topo-analyse serait donc l’étude psychologique systématique des sites de notre vie intime. » Plus loin, il précise que « la topo-analyse a la marque d’une topophilie. » Me remémorant un lieu ami, je retrouve une situation passée, ma mémoire est comme une éponge, en la pressant, mille souvenirs m’assaillent, mais comme il s’agit d’instants d’intimité, je ne peux en dire plus, chaque lecteur quitte alors le livre pour imaginer ses propres espaces de solitude heureuse et comprend très bien Gaston Bachelard lui murmurant que « la maison natale est plus qu’un corps de logis, elle est un corps de songes. » À dire vrai la maison natale relève de l’archétype, elle possède une cave où se trouvent les interdits, les secrets, les peurs ; des étages auxquels on accède en montant et descendant l’escalier qui témoignent de la verticalité propre à l’humain et les grenier, lieu par excellence de la rêverie, où sont entreposés des vêtements démodés, des coffres remplis de trésors, des ustensiles sans usage, qui stimulent l’imagination. Malheur à ceux qui ignorent « la hardiesse de l’escalier », ils sont comme cet homme que plaint Joë Bousquet, « à un seul étage : il a sa cave dans son grenier »...
Gaston Bachelard nous invite successivement à visiter la maison onirique, à ouvrir le tiroir et l’armoire, à observer le nid, la coquille, les coins, à saisir à la fois la miniature et l’immensité, à penser « la dialectique du dehors et du dedans » et « la phénoménologie du rond ». Impossible de résumer un tel ouvrage où chaque phrase serait à recopier et à méditer, ce livre en contient tant d’autres... Tout lecteur peut, une fois, l’ouvrage refermé, s’exercer à l’autobiographie environnementale, sorte de topo-analyse sauvage, décrivant les lieux qui ont fait de lui ce qu’il est et ainsi continuer à cheminer en compagnie de Gaston Bachelard, qui lui, ne se risque pas à se topo-analyser, s’accordant que de rares confidences sur ses logis... La table analytique, les notes, les index, les conseils bibliographique de Gilles Hieronimus complètent précieusement cette nouvelle édition – dans le cadre de la ré-édition complète des œuvres de Gaston Bachelard (1) – d’un livre magique et atemporel, traduit en une vingtaine de langues.
Gaston Bachelard (1957), La poétique de l’espace, édition établie par Gilles Hieronimus, « Quadrige », Paris, PUF, 2020, 416 pages, 13 euros.
Notes
(1) De 2020 à 2024, les Presses Universitaires de France rééditeront sous la supervision de Vincent Bontems, Gilles Hieronimus, Sophie Roux, Frédéric Worms et Jean-Jacques Wunenburger les ouvrages de Gaston Bachelard. La poétique de l'espace et Le nouvel esprit scientifique (244 pages, 12 euros) sont les premiers titres à paraître.