Quotidien politique
La politisation du moindre geste (1/3) : les chantiers participatifs
Genviève Pruvost | 15 juin 2023
Introduction
Alors que les étudiants se questionnent sur le sens des métiers qu’on leur propose, alors que les jeunes (et moins jeunes) travailleurs et travailleuses bifurquent en remettant en cause le travail tant son organisation que sa finalité, la sociologue du travail Geneviève Pruvost - autrice du Quotidien politique (La Découverte, 2021) - enquête sur le milieu de l’éco-construction. Elle explore, compare et distingue dans l’essai suivant, publié en trois volets, les chantiers participatifs, les chantiers autogérés, et les chantiers collectifs. Quand construire un lieu revient à construire des liens, le chantier devient politique, le geste manifeste.
Que le travail soit contraint ou choisi, aliénant ou épanouissant, productif ou reproductif, salarié ou indépendant, la même notion de « travail » est convoquée, en ce qu’elle se distingue du temps familial, du loisir, de l’action politique — c’est-à-dire du « non-travail ». Depuis la révolution industrielle s’est en effet progressivement instaurée la norme d’une scission spatio-temporelle entre le travail et les autres activités humaines, privées ou publiques (Abbott, 1988). Cette partition n’en fait pas moins débat à la fois sur le plan philosophique et politique. Des groupes sociaux s’inscrivant dans le sillage d’Ivan Illich et d’André Gorz prônent d’autres lignes de partage qu’ils expérimentent dans des utopies concrètes. La réduction du travail au salariat et à un bien marchand, mais aussi la hiérarchie entre, d’une part, le « labeur » manuel voué à l’autosubsistance et, d’autre part, la créativité de l’œuvre artistique et de l’action politique (Arendt, 1993), font l’objet d’une critique active (Pruvost, 2013) : pourquoi le travail ne serait-il pas une activité autonome, coopérative et inventive ?
Cette réévaluation de la place du travail étant portée principalement par l’écologie politique et des mouvements libertaires, j’ai mené une enquête sur la coïncidence entre théories et pratiques écologiques au quotidien, principalement dans trois régions rurales (Aveyron, Cévennes, Bretagne) à partir du recueil de quatre-vingt-quinze récits de vie et d’une vingtaine de séjours ethnographiques entre 2010 et 2014. Pour cette population d’artisans, d’agriculteurs, de petits fonctionnaires et d’artistes, qui combinent les mi-temps domestiques, professionnels, associatifs, et pour qui habiter un lieu, c’est s’engager localement, qu’est-ce que travailler veut dire ? Afin de comparer modes de vie décroissants pacifiques et modes de vie en lutte, l’enquête a été prolongée à Notre-Dame-des-Landes entre 2012 et 2014. L’analyse sera ici circonscrite à une forme d’action récurrente sur l’ensemble de ces terrains d’enquête : les chantiers participatifs en écoconstruction.
Réactivant le principe de l’entraide villageoise et de la solidarité militante, la formule des chantiers participatifs dérive sans aucun doute du succès de la démocratie participative. Le niveau de formalisation du dispositif est toutefois différent. Aux protocoles de consultation citoyenne des usagers, orchestrés par des professionnels de la participation, est opposée l’auto-organisation de la société civile. Dans certains espaces militants, le terme « participatif », pour être associé au management du même nom, est à ce point négativement connoté que le titre de « chantier autogéré » ou « collectif » lui est préféré. Afin de mettre au jour la variété des alternatives au travail salarié, on étudiera trois cas qui ont en commun de ne pas relever de l’utopie communautaire (Lacroix, 1981) mais de la mise en réseau d’initiatives : tout d’abord les chantiers participatifs qui associent bénévoles, autoconstructeurs et professionnels dans la construction de maisons de particuliers ; puis les chantiers autogérés par les associés d’une société coopérative et participative (SCOP), spécialisée dans l’écoconstruction, fondée sur un principe d’égale rémunération et de rotation des tâches ; enfin, les chantiers collectifs qui se déploient dans le cadre de la lutte d’occupation du tracé du futur aéroport de Notre-Dame-des-Landes, où la critique du travail marchand et de la professionnalisation de la main-d’œuvre est radicalement mise en œuvre. Pour la clarté de l’analyse, on mettra en évidence les conditions de la participation au travail de construction pour chaque type de chantier, sachant que l’ensemble de ces maçons, bénévoles et militants sont abonnés à des listes communes de diffusion électronique et qu’une partie d’entre eux circulent d’un chantier à l’autre. Le monde social de l’écoconstruction militante appartient à une même « constellation » (Collectif Mauvaise Troupe, 2014), qui inclut tous ces registres d’action connexes.
D’un bout à l’autre de ce spectre, la notion de « participation au travail » revêt de fait un sens singulier : elle est éminemment volontaire, elle ne relève pas d’une nécessité socioéconomique ou d’une imposition hiérarchique. Puisqu’il s’agit de se démarquer en tous points de la structuration pyramidale du secteur des bâtiments et travaux publics (BTP), les critères de participation à un chantier sont très réfléchis. Le choix des matériaux de construction, de l’outillage et de l’organisation du travail, jusque dans ses moindres détails, participe d’un positionnement politique. Les écoconstructeurs sont ainsi des « enquêteurs » au sens de John Dewey. Pour partager une même conception extensive du travail qui dissout les oppositions entre labeur et action politique, les chantiers participatifs, autogérés et collectifs se distinguent néanmoins par le statut des travailleurs mobilisés, les compétences requises, les formes de rémunération, la distribution des tâches et la propriété finale du bâtiment produit.
Chacun de ces points permet aux acteurs de se situer sur une échelle de plus ou moins grande rupture avec le monde du travail conventionnel, avec des arbitrages qui font l’objet de débats constants sur les chantiers, que seule l’approche ethnographique peut saisir. Nuls comptes rendus de réunions, nuls rapports écrits pour documenter cette enquête sur ce type de chantiers qui, au rebours des grands projets participatifs urbains, sont faiblement institutionnalisés. La preuve qu’une organisation alternative du travail est possible ne peut s’établir qu’in situ, tant pour les travailleurs que pour l’observation sociologique, a minima participante. (1)
Professionnels et profanes dans les chantiers participatifs
La division entre travail et non-travail repose à la fois sur la bureaucratisation des activités, sur une augmentation de la taille des organisations et sur la mise en place d’un marché d’emploi qui ne soit plus local (Abbott, 1988), signant le déclin de la « cité domestique » (Boltanski et Chiapello, 1999). Il s’ensuit que le modèle de l’entreprise artisanale ou familiale est associé à une forme corporatiste et clanique qui n’est pas vouée à se développer. Que ces formes d’emploi aient pu comporter dans certains cas une dimension de partage des ressources et du savoir, que la participation à ces petites unités ait pu relever d’un échange non marchand visant le bien commun, est rarement évoqué par tout un pan de l’historiographie, comme s’il allait de soi que le salariat moderne entraînait une émancipation des travailleurs. Ce rapport dichotomique à l’histoire (mais aussi entre Occident et non-Occident) est remis en question par les alternatifs écologiques rencontrés, qui revisitent les sociétés pré-modernes, ainsi que les expériences ultérieures de résistance à la « marche du progrès », au prisme de l’idéal politique d’une non-marchandisation du travail humain.
C’est ainsi que la marchandisation systématique de l’activité de construction est perçue comme un phénomène récent. Commençant par une exploration généalogique de la génération des grands-parents et arrière-grands-parents, les récits de vie recueillis sont sans équivoque : les petits fermiers et les ouvriers étaient assurément bricoleurs, « tous un peu maçons », en liens étroits avec le voisinage. Les historiens de l’habitat vernaculaire confirment l’idée que le principe du chantier participatif n’est pas une nouveauté : pour une partie de la population, construire une maison relevait tout à la fois des économies marchande, domestique et locale, impliquant d’autoconstruire la majeure partie de la maison avec sa parentèle et ses voisins. La notion de « participation » recouvre ici celle d’échange de services.
L’expérimentation des Castors, née à l’issue de la Seconde Guerre mondiale en réponse à la crise du logement, s’inscrit dans la continuité de ce modèle constructif : réunis en coopératives, les Castors autoconstruisent collectivement leurs logements sur des parcelles cédées par des collectivités locales ou des mécènes, dans le but d’acquérir à bas prix une maison individuelle, suivant le principe de « l’apport-travail » (2) (Messu, 2007). Ainsi la formule des chantiers participatifs renoue-t-elle avec ces pratiques hybrides : l’autoconstruction partielle et l’entraide font partie des conditions d’accès à la propriété pour les classes moyennes et populaires.
Qu’est-ce qui s’invente avec les chantiers participatifs actuels ? Ce n’est pas tant le principe de l’autoconstruction, ou le jeu de dons et contre-dons, que l’engagement militant sous-jacent. Parce que la pratique de l’entraide revendiquée par les chantiers participatifs prend place dans une dénonciation plus large de la marchandisation de l’ensemble des secteurs de la vie, la participation bénévole et l’échange de savoir-faire sont investis d’une portée politique critique que n’avait pas l’ancienne entraide villageoise.
La participation régulière à des chantiers participatifs est de fait pensée comme un travail de sape du « système » (capitaliste, industriel) par le démantèlement préalable qu’elle suppose du « système des professions », prolongeant par des actes les analyses d’Andrew Abbott sur cette configuration historiquement située : le développement de l’industrie s’est en effet appuyé sur la promotion de professionnels certifiés par l’académie, dotés d’habilitations qui leur confèrent le monopole de l’expertise et de l’action sur un domaine de savoir (Abbott, 1988). Dans le monde social de l’écoconstruction militante, le pouvoir des professionnels (ingénieurs, architectes, juristes, médecins, etc.) est dénoncé comme autant de justifications d’une division entre travail manuel et intellectuel, fondatrice de hiérarchies sociales. Reste à comprendre l’alternative concrète que proposent les chantiers participatifs, en termes de recrutement et d’organisation des tâches.
L’adhésion à l’écologie politique
Afin de saisir les contours idéaltypiques des chantiers participatifs, il est instructif de partir du bref descriptif organisationnel qu’en propose l’association Botmobil. Dans cette notice factuelle sont disséminés deux principes chers aux alternatives écologiques, qui constituent en soi une forme de sélection des participants.
« Les porteurs de projet (auto-constructeurs/trices) (3) accueillent sur leur chantier des bénévoles pendant quelques semaines. Le bénévole s’engage à venir sur toute la durée du chantier à raison de 5 jours par semaine, du lundi au vendredi, 8h par jour. Le chantier démarre à 8h chaque matin. Le bénévole doit avoir une assurance responsabilité civile. Il lui appartient de vérifier qu’il est bien couvert en cas d’accident. [...] La nourriture est fournie aux bénévoles par le porteur de projet, ainsi qu’un terrain pour planter la tente, des toilettes sèches et une ou deux douches. [...] Pour un vivre ensemble agréable, chacun s’engage à avoir une attitude responsable sur le chantier ». (4)
Affirmer que les toilettes sèches (5) font partie de l’équipement de base d’un chantier participatif constitue un premier filtre. La prise de position sur un objet aussi trivial ne marque en effet pas seulement le souci d’une autogestion des déchets en dehors du système municipal ou privé de traitement des eaux usées, elle relève du projet politique plus vaste d’inclure l’intégralité des actions humaines dans un écosystème. Il n’y a que les « écolos » très engagés au quotidien et quelques collectifs libertaires pour qui les toilettes sèches constituent la base de toute installation.
Quant à la référence au savoir « vivre ensemble » et à la « responsabilité » propre à chacun, elle ne constitue pas un simple rappel formel de bonne conduite, elle pose clairement la convivialité et l’autonomie comme moyens et comme fin selon les termes de Gorz et d’Illich — et non l’efficacité et la productivité. Ainsi, le rythme de travail est soutenu (huit heures par jour), mais il est impératif qu’il demeure « agréable ».
Le choix des matériaux (bois, terre crue, matériaux biosourcés) constitue un autre élément de distinction politique excluant les constructeurs conventionnels qui n’auraient aucune réflexion critique sur le BTP. Pour les partisans de l’écoconstruction, le béton armé et le parpaing sont en effet des produits vendus par des groupes industriels qui ne se préoccupent ni de la santé des ouvriers qui les fabriquent et les posent, ni de la dépense énergétique que requièrent la production et la mise en œuvre de tels matériaux, et encore moins de leurs effets sur les habitants et l’environnement. S’instaure un lien de cause à effet entre qualité du matériau et conditions de travail : au matériau standardisé correspond la taylorisation des tâches. Écoconstruire en adoptant la division du travail industriel constitue ainsi pour les pionniers de l’écoconstruction une contradiction dans les termes. Contre la production de masse qui transforme les maçons en applicateurs de matériaux préfabriqués, il s’agit de remettre à l’honneur la notion d’art constructif avec les matériaux disponibles localement : bois, paille, terre, pierre. C’est dans ce contexte de défense de l’artisanat et des circuits courts que le chantier participatif émerge comme forme d’organisation du travail.
La participation à un chantier participatif procède ainsi d’un accord minimal sur ces principes, marquant une césure entre deux mondes — celui des citoyens qui se disent « cohérents » en mettant en pratique hic et nunc leurs idées politiques, et celui des citoyens « classiques » qui délèguent aux institutions le pouvoir de décider et de mettre en application les réformes. En d’autres termes, participer à un chantier participatif, c’est déjà être initié au principe politique de l’action directe, définie ici comme non violente et non nécessairement subordonnée à l’aval d’experts ou d’administrations distribuant autorisations et subventions.
Dans le monde militant de l’écoconstruction, l’ouverture à un large public anonyme ne va par conséquent pas de soi. À la grande différence de démarches qui relèvent de l’économie dite « collaborative » comme le covoiturage ou le crowdfunding (6), dont l’essor accompagne celui des nouvelles technologies d’information et de communication, les chantiers participatifs ne font pas l’objet de sites internet sophistiqués permettant de mettre en relation bénévoles et bénéficiaires. Le registre de la petite annonce sur des sites d’écoconstruction — comme ceux des Compaillons [dorénavant le Réseau Français de la Construction Paille] et de Botmobil qui disposent de forums depuis 2006, ou la rubrique « chantier participatif » créée en 2007 dans La maison écologique (7) — reste la norme, marquant la primauté du réseau d’interconnaissance. L’absence de manuels explicatifs pour les néophytes témoigne du présupposé de recrutement au sein d’un même réseau, uni par l’écologie politique, abonné aux mêmes revues militantes (entre autres Silence !), fréquentant les mêmes foires bio, les mêmes salons d’écoconstruction qui sont autant de rendez-vous périodiques.
On peut ainsi distinguer trois canaux de recrutement : le réseau des propriétaires de la maison ; le réseau des artisans qui font venir des apprentis (architectes et maçons) en vue de les former gratuitement ou contre rémunération dans le cadre d’un chantier participatif qui sera qualifié de « chantier école » ; le réseau des revues et sites internet promoteurs de l’écoconstruction, qui permet d’élargir ces deux premiers cercles, tout en restant très en deçà du fonctionnement institutionnalisé d’autres secteurs de l’économie collaborative. À tous niveaux, les principes de l’écoconstruction sont réitérés, permettant de constituer des équipes de travail qui creusent le même sillon.
Le brouillage convivial des hiérarchies
La participation à un chantier participatif, si elle repose sur l’appartenance à une même constellation politique, implique toutefois des statuts d’emploi tout à fait différents : il y a les commanditaires de la maison qui apportent leur force de travail ; des professionnels certifiés et rémunérés ; des stagiaires qui payent leur formation auprès de professionnels ; des bénévoles qui échangent leur main-d’œuvre contre gîte, couvert et formation ; d’autres bénévoles (adultes, mais aussi enfants) qui viennent pour donner un coup de main à leurs proches et participer à cet événement festif. Cette main-d’œuvre hétérogène redistribue les cartes de la stratification du secteur du bâtiment par la collaboration qu’elle suppose entre professionnels et profanes. « C’est une tout autre philosophie », dira Paul, 33 ans, maçon auto-entrepreneur, lecteur de Kropotkine et organisateur de chantiers participatifs. Loin d’être atypique, la référence aux expérimentations anarchistes constitue une base politique pour une partie de ces écologistes du quotidien, qui rejettent toute forme de hiérarchie.
Comment s’organise concrètement la division du travail ? L’observation menée sur le chantier de Liliane, 52 ans, animatrice nature et militante pour la « vélorution » et Michel, 52 ans, boulanger en bio et militant dans un système d’échange local (SEL), permet de dégager des principes structurants.
Liliane et Michel, qui ont financé leurs travaux par leur apport-travail et leurs économies, ont fait appel la première année à une maçonne professionnelle de Botmobil rémunérée dans le cadre d’un chantier participatif. La seconde année, s’estimant suffisamment aguerris, ils ont relancé un chantier participatif, en occupant cette fois la double position de maître d’ouvrage et de maître d’œuvre. C’est eux qui forment les bénévoles dont je faisais partie sur le chantier. Restés en très bons termes avec la maçonne de Botmobil, ils n’hésitent pas à l’appeler pour lui soumettre des cas pratiques, rendant compte ici d’un haut niveau d’échange entre professionnels et non-professionnels.
L’objectif affiché est de fait l’autonomie : il ne s’agit pas de rendre les constructeurs dépendants du savoir unique de l’artisan. Les artisans ont pour mission de former leurs clients, comme les stagiaires et les bénévoles. À l’inverse de ce que montre Andrew Abbott sur le fonctionnement des professions, on assiste ici à la mise à disposition, par les professionnels eux-mêmes, de leur expertise, pour des profanes qui, à leur tour, tiennent des blogs et interviennent dans des forums, expliquant pas à pas chaque étape du chantier (Pruvost, 2015).
Autre élément récurrent, les commanditaires comme les professionnels accompagnant les chantiers participatifs ne visent pas la productivité, mais la création d’un lien : un chantier qui se passe bien, ce n’est pas un chantier fini en temps et en heure, c’est un chantier où une amitié s’est nouée entre les maçons, les propriétaires et les bénévoles, où se sont échangés des bonnes adresses et des savoirs divers — de l’herboristerie à l’information sur un combat environnemental international. Contribuer à un chantier participatif, ce n’est donc pas seulement apprendre ou transmettre une technique constructive, c’est enrichir son réseau. Si les critères économiques de rentabilité du chantier entrent si peu en ligne de compte, c’est aussi en raison du mode de vie décroissant, adopté par l’ensemble des participants au chantier, qui diminue d’autant la nécessité de « faire de l’argent ».
Une telle organisation du travail s’approche du projet politique décrit par André Gorz : il ne s’agit pas de « donner sans contrepartie » de son temps pour un ouvrage qui n’a pas pour unique fin l’autosubsistance, mais bien de se retrouver dans « le plaisir d’apprendre, de coopérer, de perfectionner » (Gorz, 1988, pp. 270 et 272). Les chantiers participatifs constituent une version intermédiaire de l’horizon dessiné par A. Gorz, par la mise à distance des seules relations marchandes au profit des principes de formation pédagogique, d’hospitalité et de convivialité (Illich, 2005). Si les chantiers participatifs ont tant de succès, c’est parce qu’il s’y construit bien autre chose que la maison d’un particulier.
La division du travail observée rend compte de cette superposition des fonctions où le plaisir d’apprendre et d’être ensemble constitue un impératif de participation : les tâches les plus pénibles, très hiérarchisées dans le bâtiment conventionnel, sont ici partagées par tous les membres du chantier. Insérer des ballots de paille dans une structure en bois constitue par exemple un travail de force, non mécanisé, qui implique une grande quantité de main-d’œuvre, et il est inimaginable que quiconque s’y soustraie — de l’architecte au maçon, des autoconstructeurs aux bénévoles. En tant que sociologue, enquêter sur ce type de chantier, c’est dès lors participer à plein temps au travail. Il ne s’agit pas de ralentir le groupe en prenant des notes inopportunes, d’autant que l’apprentissage passe par « ce que sait la main » (Sennett, 2010). La contestation de la division entre travail manuel et intellectuel, entre pratique et théorie, fait partie des arrière-plans de la participation à un chantier participatif.
Cette participation collective touche également le travail physique du chantier, comme porter des brouettes, transporter du matériel d’un étage à l’autre avec des poulies. Ce point récurrent a été observé sur le chantier de Liliane et Michel où les tâches les plus pénibles ont donné lieu à une rotation informelle des postes — avec, contrairement à ce qui se passe dans le BTP, une grande attention portée à l’ergonomie et à la fatigue physique dans l’idée d’adoucir le « sale boulot » (Hughes, 1996).
Ce partage du travail d’exécution ne s’étend pas, cependant, jusqu’à une reconfiguration du projet constructif par les bénévoles qui, à la différence des habitants ou riverains consultés lors de dispositifs participatifs sur les grands projets urbains, ne disposent pas du droit de regard sur le projet constructif. Ils ne sont pas associés en amont du projet et demeurent les exécutants d’un plan préétabli. Ce rapport d’exécution n’implique toutefois pas tout renoncement à l’initiative. Celle-ci se situe ailleurs, dans l’organisation du travail et l’inventivité manuelle. Ainsi Patricia, bénévole pour la deuxième semaine quand j’arrive sur le chantier de Liliane et Michel, a-t-elle acquis une certaine assurance technique qui lui permet de faire preuve d’initiative. Signe de son expérience croissante, mais aussi de la confiance qui s’est tissée avec Liliane et Michel (que Patricia ne connaissait guère plus que moi), elle personnalise sa manière de poser les enduits sur les murs en bottes de paille. Liliane trouve son travail très réussi sur le plan esthétique, même s’il prend plus de temps que prévu.
La « participation » des chantiers participatifs s’exerce par conséquent à un tout autre niveau que celle des consultations participatives où il n’est pas envisageable que les usagers prennent la truelle, suivant une stricte division du travail entre la conception du projet et son exécution par des professionnels du bâtiment (Nez, 2011). Elle repose sur le brouillage convivial des hiérarchies entre professionnels et bénévoles — non pas en termes de savoir-faire (il y a bien ceux qui connaissent la technique et ceux qui viennent juste de l’apprendre), mais en termes d’exécution et de finalité des tâches. Apprendre l’usage de matériaux à portée de main, partager collectivement les tâches répétitives comme les tâches créatives et récréatives, s’échanger des idées, des réseaux, des projets, sans perdre de vue les délais de construction, reconfigure l’événement du chantier qui relève tout autant de la sociologie des techniques, du travail, du loisir que du politique.
Conflits et expression de vulnérabilité
La dimension participative de la fabrique de l’habitat, si elle assure une motivation certaine de la main-d’œuvre mobilisée, ne désamorce pas pour autant tous les conflits. Le niveau de compétence hétérogène des équipes de travail constitue le problème le plus délicat auquel maîtres d’œuvre et d’ouvrage doivent faire face : comment faire en sorte que chacun trouve sa place ? Que faire avec celles et ceux qui présument de leurs compétences ? Comment arbitrer les conflits d’expertise entre professionnels et bénévoles très expérimentés ? « Animer un chantier participatif, c’est avant tout faire du relationnel. Ça demande une énergie ! À la fin de la journée, je suis vidée » (Gwenaëlle, enseignante, devenue maçonne, puis formatrice en écoconstruction, 40 ans).
La relative féminisation de l’écoconstruction à tous les niveaux — en tant qu’autoconstructrices, architectes, maçonnes, bénévoles — peut être lue comme un indice du fonctionnement de ce secteur : la virilité comme mécanisme collectif de défense contre la dureté des conditions de travail, si prédominante dans le bâtiment (Dejours, 1997), n’est pas une ressource nécessaire. Le souci de son propre corps, de celui des autres, des matériaux, de l’environnement l’emporte sur le respect des cadences induites par l’impératif de productivité. L’autoritarisme — sur lequel on n’a recueilli aucun témoignage — et le virilisme sont toujours possibles mais, à la différence du travail rémunéré, ils ne peuvent s’exalter avec la même légitimité : les bénévoles, mécontents, peuvent toujours se retirer du chantier et user de leur droit d’exit. Les forums constituent par ailleurs un outil de pression non négligeable dans le jeu des réputations, important dans le petit monde de l’écoconstruction. Se mettent enfin en place, sur certains chantiers, des procédures de debriefing pour rectifier des dynamiques de groupe mal engagées.
Le chantier de Dora est emblématique de cette pratique d’écoute bienveillante, issue de la communication non-violente. Dora, après un parcours d’agricultrice bio et de militante pour la cause indigène en Amérique du Sud, a vécu en cabane, puis en yourte. Actuellement au RSA (revenu de solidarité active), mais dotée d’économies accumulées lors de son précédent emploi, elle décide de construire une petite maison de 30 m2 en organisant un chantier école — avec des stagiaires qui payent leur formation — et participatif — avec des proches, bénévoles —, sous la houlette de Georgio, charpentier, auto-entrepreneur en écoconstruction, qui se trouve par ailleurs être un ami.
« Georgio fait partie d’un cercle de parole de communication non violente. C’est un outil du coup qu’il a beaucoup utilisé dans le chantier, et ça c’était génial, parce que, tous les matins au petit-déj’ et tous les soirs avant le repas du soir, on faisait des cercles de parole. [...] C’était génial parce que tu voyais peu à peu, au fur et à mesure des jours, les gens se relâcher, s’ouvrir petit à petit.
Et il y a un moment-clé où le cercle a été un outil de médiation fabuleux, c’est quand on a commencé à monter la charpente. Georgio a dit “Il y a trop de monde. J’ai besoin de bien me concentrer, donc je vais choisir six personnes sur les quinze”. Parmi les participants, il y avait un homme d’une soixantaine d’années, Gérard, qui était architecte. Il a eu un grand coup à l’égo de ne pas avoir été choisi pour la charpente. [...] Quand Georgio a posé la première poutre, il y a eu un grand silence, Georgio se concentrait, faisait ses calculs. [...] Et Gérard est rentré sur le chantier, pour faire des photos. J’ai dit “Gérard, je suis désolée mais c’est important que tu sortes. On a dit qu’il n’y avait que six personnes”. Il n’a vraiment pas du tout aimé ! Il est sorti en gueulant, en disant : “Sécurité, sécurité, mon œil !”. Lui, il savait ce que c’était, qu’on ne portait pas de casques, etc. [...].
Dans le cercle du soir, Gérard a commencé à dire que, vraiment, “c’était nul au niveau de la sécurité” [...] Arrive mon tour dans le cercle de parole [...]. Je dis : “Quand il y a de la peur, il y a l’adrénaline et c’est ce qui fait tout foirer. [...]. Moi, je ne veux pas de ça ici. Depuis quatre jours, on expérimente plutôt la confiance, la bonté, le partage. C’est ça que je veux partager. S’il y a des personnes qui sentent de la peur, qui se sentent insécurisées [...], vous mettez le reste du groupe en danger et vous vous mettez vous-mêmes en danger”.
Ça a envoyé une onde de choc dans le groupe. On a continué le cercle [...] et là, Georgio, pareil, a mis les points sur les i en disant : “Toute l’idée de la sécurité, ici, c’est la responsabilité. À partir du moment où vous avez fait le choix de venir ici, sachant que [...] je ne suis pas ingénieur, que Dora n’est pas architecte, qu’on travaille avec les outils avec lesquels on travaille, vous êtes là pour apprendre. C’est vous qui vous responsabilisez, vous êtes votre meilleure assurance. On n’est pas dans un monde où il y a une assurance, où il y a un avocat qui vous attend. On n’est pas dans ce monde-là, on est dans l’auto-construction ici”. Ça a envoyé une autre onde dans le groupe et on a fait un deuxième tour. Là, ça a été génial. [...] À la fin, on est resté tous les deux avec Gérard. Il a pleuré. On a causé. Il est parti se balader avec son chien et il est revenu. Il a décidé de se réintégrer au groupe ».
Ce récit permet de rendre tangible la ligne de crête sur laquelle évoluent ces pratiques hétérodoxes qui entendent faire advenir « un ethos postprofessionnel » (Illich, 2005, p. 89) : contre la société du risque (Beck, 2001), prise dans l’écheveau étatique des normes d’hygiène et de sécurité, il s’agit de rétablir un droit à l’auto-organisation solidaire.
La conscience de ces enjeux politiques, mais aussi l’usage de la parole — impliquant un savoir-faire rhétorique et émotionnel — ne sont à l’évidence pas partagés par l’ensemble des participants aux chantiers participatifs, comme l’atteste le cas de Gérard, sommé de changer, non sans douleur, de normes professionnelles en l’espace d’un chantier — changement qui s’est avéré possible par la mise en place d’un espace de discussion, mais aussi par l’instauration d’une relation plus intime, autorisant l’expression de sa vulnérabilité (Charles, 2012a).
Ce dernier point constitue un élément important de l’organisation du travail des chantiers participatifs. Il est certes préconisé de ne pas se spécialiser pour devenir autonome sur le plus de tâches possibles, mais certains découvrent leurs limites manuelles, physiques, relationnelles. « J’ai vite compris que je n’y arriverais pas, que ce n’était pas pour moi. Du coup, j’ai fait la bouffe pour tout le monde. Je donnais des coups de main, mais globalement, c’est ma compagne qui était sur le chantier » (Bruno, 38 ans, ingénieur à trois-quarts temps et propriétaire d’une maison construite en partie par chantier participatif). De la cuisine collective au rangement du chantier, de l’acheminement des matériaux à la diffusion d’une bonne humeur, les différences de genre, d’âge, de force physique, de compétence technique, d’aisance orale sont absorbées comme autant de ressources complémentaires qui permettent au collectif de travail de fonctionner dans sa diversité.
L’ancrage des participants aux chantiers participatifs du côté de l’écologie politique — dont on sait qu’elle recrute principalement du côté des classes moyennes éduquées (8) —contribue assurément à maintenir la cohésion sur le chantier. Mais cette homogénéité sociale et politique ne saurait à elle seule expliquer que les chantiers participatifs soient effectivement « participatifs » et satisfassent la majorité de leurs participants : le dispositif même du chantier participatif peut remodeler en cours d’action des manières de faire. Il constitue une épreuve susceptible de reconfigurer des points de vue incertains. L’adhésion préalable aux principes de l’écologie politique et leur mise en pratique pendant le chantier expliquent le succès de cette organisation du travail atypique : pourquoi en effet les propriétaires d’une maison accepteraient-ils que leurs travaux soient accomplis par des profanes, en un temps plus long, avec des compétences aléatoires, impliquant un accueil à la hauteur de l’engagement bénévole ? Pourquoi des bénévoles viendraient-ils aider un particulier à construire une maison dont ils n’auront pas l’usage ? Pourquoi des artisans seraient-ils partants pour travailler à moindre coût avec des équipes de travail dont ils ne maîtrisent pas la composition ? Il s’agit à tous niveaux de participer à une vaste entreprise d’échange de savoirs dans laquelle le travail marchand importe moins que le projet de société qu’implique la co-construction d’un monde coopératif et durable.
Geneviève Pruvost, « Chantiers participatifs, autogérés, collectifs : la politisation du moindre geste », Sociologie du travail, Vol. 57 - n° 1 | 2015, 81-103.
Nous remercions Geneviève Pruvost et la rédaction de la revue Sociologie du travail de nous avoir donner l’autorisation de republier ce texte.
Notes
(1) Outre les récits de chantiers recueillis dans le corpus de 95 récits de vie, seront plus précisément mobilisés une semaine d’observation menée sur le chantier participatif d’une maison en paille, une semaine sur le chantier d’une SCOP et sept séjours d’observations à Notre-Dame-des-Landes.
(2) « L’apport-travail » consiste à s’engager à travailler un quota d’heures par mois et pendant une partie de ses congés payés à la construction de son propre logement — engagement qui sert de garantie pour les emprunts contractés et permet de bénéficier des aides de l’État.
(3) Les formules grammaticales qui signifient la mixité des effectifs, du type « le-la maçon-ne », « il/elle participe », et mettent à distance le masculin neutre, sont en vigueur dans une partie des textes militants (écologiques, libertaires) consultés. Comme les normes éditoriales de la revue ne permettent pas de reprendre ce type de formulation tout au long de l’article, le masculin neutre sera employé ici mais il renvoie, sur chaque terrain d’enquête, à des effectifs mixtes.
(4) http://www.botmobil.org/le-chantier-participatif.
(5) Les matières urinaires et fécales sont recouvertes de sciure de bois qui neutralise les odeurs et accélère le processus de compostage, par opposition aux toilettes à eau classiques qui usent d’eau potable.
(6) Le financement participatif ou crowdfunding permet, via des plateformes, de solliciter le financement de projets par des appels à prêts ou à dons diffusés dans ses propres réseaux sociaux.
(7) Cette revue, fondée en 2001, est la première en France dédiée à l’écoconstruction.
(8) Les écologistes ont été caractérisés comme appartenant aux professions intellectuelles (Ollitrault, 2008). Notre enquête révèle cependant une population dont la profession principale est manuelle et dont le niveau d’études relève de la formation permanente (autodidacte ou certifiée).
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