Dans le miroir du passé

La queue comme groupe social

René Maunier | 1 avril 2020

Introduction

En ces temps de confinement et de rationnement, la « queue », fait urbain pourtant anodin, représente l’unique rassemblement social autorisé. Ces files d’attente à l’extérieur des pharmacies et des épiceries où l’on demeure le visage masqué à trois pas de distance de ses voisins deviennent notre seule excuse, notre seule occasion pour un ersatz de bain de foule, un ersatz de bain de ville. Sociologue éclectique, lecteur de Gabriel Tarde et de Georg Simmel – et de leurs réflexions sur la foule et la métropole –, René Maunier rédige en 1939 cette étude typologique des queues comme groupes sociaux dont les tailles, durées, formes, finalités variées expriment des sociabilités et urbanités particulières.

Groupe et durée

Dans la définition et dans la distinction des groupements sociaux, il me paraît que l’on n’a pas tenu un compte suffisant du temps qu’ils durent. La durée des choses est dans leur nature, en tant qu’un élément de leur identité ; la durée des êtres, la durée des hommes, la durée des groupes, est à ranger aussi parmi leurs attributs.

Les jurisconsultes s’en sont avisés qui ont, depuis toujours, différencié les conventions, et notamment les « sociétés », selon leur délai, indéterminé ou déterminé. Faisons comme eux, et apprenons à souligner la distinction des groupements d’après le terme de leur vie. Groupements durables, groupements instables et, du plus au moins, faisant une gamme, nuancée toujours, où les intervalles sont marqués par nous, jusqu’aux demi-tons : il faudrait, comme au stade ou au laboratoire, que l’on pût mesurer le ne de ton ! Groupes persistants et persévérants, groupes continuels, jusqu’aux perpétuels et aux éternels : tel peuple a pu garder sa personnalité depuis des millénaires, avec ou sans interruptions, plus ou moins prolongée ; groupes passagers et momentanés, groupes inconstants, fragiles, caducs, qui sont périssables dans un temps très court, et qui ont brillé pour quelques instants, d’un éclat fugace, aussitôt éteint. Donc, groupes restants ou groupes passants, ayant longue vie ou bien courte vie, prévivant ou non, survivant ou non aux individus dont ils sont formés. La vie collective, la vie personnelle sont entrelacées : tantôt l’individu se continue par l’assemblée dont il était, et qui perdure après sa mort ; tantôt l’assemblée, pourtant dispersée, ne se continue que par souvenir des individus qui l’avaient formée, et qui, eux ou d’autres, la reformeront. Ce chevauchement du vif sur le mort, du mort sur le vif, cette coulée des hommes et des groupes, fait le continu de l’être moral qu’est la société.

Pour distinguer mieux, portons le regard sur des cas extrêmes d’instabilité. Un groupe de parents, un groupe de voisins, sont groupes viagers pour l’individu qui en fait partie : il y naît, il y vit, il y meurt ; le groupe est avant lui et sera après lui. Mais un salon, un cercle, un « amphi », un café, sont des réunions d’ordre intermittent, à intervalles réguliers ou bien irréguliers ; de même un atelier, ainsi qu’un magasin. Enfin, tout au bout est l’attroupement, groupe instantané aussitôt défait ; ou l’omnibus, au contenu renouvelé incessamment. Ce sont ces réunions occasionnelles, accidentelles, issues parfois d’un hasard pur, sur quoi je veux appeler l’attention, et qui sont toujours des groupes petits. Non pas des foules, mais des troupes ; non pas des masses, mais des grappes : ce qu’on nommait des « tourbes » en notre vieux français. Et l’une d’elles servira de cas démonstratif : à savoir la « queue », vision de cortège tenu en arrêt, file d’attendants pressés pour entrer dans un magasin… ou un cinéma. Ce mot populaire définit son fait, et avec vigueur, comme sait le faire la langue du peuple en nos vieux pays. « Faire la queue » ou « se mettre à la queue », ainsi qu’on dit « tirer le diable par la queue » : ce sont mots quotidiens (1) chez le « Français moyen », comme « se placer à la queue leu leu », à la guise des loups qui suivent une louve, (2) car la queue est née chez les animaux ! Les moutons, rentrant à la bergerie, se pressent en queue. (3)

Le mot queue, au sens que nous disons, n’apparaît, semble-t-il, qu’à la Révolution de 1789. (4) La chose amplifiée a requis un mot.

La queue comme groupe social
« Moutons » [Moé Muramatsu pour Topophile]

La queue

La queue est, bien sûr, un attroupement, un rassemblement, et qui, impliquant l’agglomération, doit avoir lieu communément dans les cités : c’est un groupe urbain, principalement, quant à son entour ou à son « milieu », mais non aujourd’hui exclusivement ; car la queue a gagné le village lui-même. Un cercle petit, au sein d’un grand cercle dont il est extrait par événement ou par accident, en une façon de condensation. Et ses attributs sont fort apparents. Énumérons-les :

Groupe menu

Un groupe menu, assez peu nombreux, compté par dizaines ou bien par centaines, mais non par milliers, car il est borné, dans sa quantité, par le jeu même où il se fait, et par l’accès auquel il va : local exigu ou déjà rempli, et où l’on craint de ne pouvoir entrer ; c’est la « porte étroite » ou le « trou d’aiguille » : la queue est déjà dans la Bible !

Groupe tracé

Un groupe tracé, un groupe formé, qui s’aligne en file et non pas en rond : file droite ou courbe, selon les endroits, ou file spirale ; file labyrinthe, quand l’autorité, par des mains courantes qui forment barrières, lui a dessiné, ainsi qu’à Paris, un tracé en pelote et qui tourne sur soi (aux stations de « bateaux parisiens », ou bien, dans la rue, aux plus assaillies stations d’autobus). La queue, en ce cas, reçoit son dessin des pouvoirs publics. Toujours, du moins, elle est ligne ou rangée, suite ou théorie, et non pas cohue inorganisée ; et c’est, d’ordinaire, tout spontanément. La foule est un gâteau, a dit Paul Claudel des foules chinoises. Et le secret désir de M. L’Épicier est qu’elle soit longue, ce qui fait réclame : certains, dit-on, ont enrôlé des figurants pour contenter leur vanité, et taquiner les concurrents : double plaisir ! La queue est un serpent qui peut se contourner en multiples replis.

Groupe passif

Groupe passif, puisque la foule est en station, et non pas en action : c’est un groupe attendant, ou un groupe expectant, espérant d’entrer quand il est dehors, ou bien de passer, ou bien de sortir, quand il est dedans. Il s’est aggloméré pour franchir une issue, par où il s’écoule, mais au ralenti, dès qu’on la lui ouvre ; en quoi, aussi, il est régi par un pouvoir qui lui est extérieur. La queue est régentée et elle est ordonnée, dans sa définition, par celui-là qui tient fermé l’accès cherché, ou qui, du moins, le tient étroit, comme dans les gares de chemin de fer, afin de filtrer la queue, goutte à goutte, ou bien tête par tête, crainte d’un assaut. Et elle est « statique » par son règlement. Par là, elle est à part des groupes ambulants ou des groupes marchants : la « procession » des animaux, chenilles ou fourmis, la théorie, la litanie, et la colonne, et le cortège : tous des défilés qu’on nommait des « monstres » ou bien des « entrées », dans l’ancien français ; caravanes, promenades, mascarades ; jusqu’à la « chaine des forçats » allant à pied vers leur prison, (5) formés en « cordon », liés par le cou, traînés et poussés contre leur désir…

Groupe debout

Groupe debout, par conséquent, le plus souvent, du moins aux anciens temps, et s’écoulant, à petits pas, par mouvements plus ou moins saccadés, selon les accès qui lui sont ouverts. (6) Chez les Anglais, et puis chez les Français, des sièges sont venus, portés, maintes fois par les « attendants », fournis d’autres fois par des étrangers, loueurs de « pliants » : la queue assise, à Londres, est un spectacle familier. Mais c’est l’exception, qui ne peut durer qu’avant le moment où la queue s’ébranle : c’est la pré-queue, avant la queue, qui se débite lentement. La queue debout est une épreuve de patience et d’endurance, comme l’est aussi la station debout, dans la vie de cour (7) ou bien de salon : le « monde » courtisan, le milieu salonnier a son aspect sportif, et il faut savoir payer ses plaisirs.

Groupe pressé

Groupe pressé, groupe serré, groupe compact, à densité portée quasi au maximum, comme il en est dans l’omnibus archi-complet ; mélange de souffles, échanges d’odeurs ; les corps imbriqués les uns dans les autres, toujours se poussant, puisque la file est prête à s’élancer, non pas toujours sans frottement et sans bagarre à l’occasion. Forme de la presse, mais déjà réglée. Cela aussi est vrai de la queue des voitures, dans l’encombrement ou l’« embouteillage » ; Anatole France a parlé joliment de leur « frémissante immobilité ». C’est parfois un assaut, quand l’accès est donné par qui en a le pouvoir ; la queue étant « colonne », au sens de la tactique, avec sa puissance de pénétration et de percussion : le groupe est cimenté en un seul bloc, et il agit, en s’ébranlant, comme un bélier. Sous Louis XIV, à l’hôtel de Bourgogne, il y eut maintes fois des portiers renversés, piétinés, étouffés ; l’entrée fut forcée par l’élan furieux que la longue attente avait déchainé ; d’où suivait, au dedans, par tout l’élan acquis, bagarre et pugilat. Et c’est pourquoi il fallut bien, dès 1674, qu’on mît un soldat pour canaliser, ainsi qu’aujourd’hui l’on met un agent. C’est sa densité qui vaut à la queue cet insigne honneur.

« Vigile » [Moé Muramatsu pour Topophile]

Groupe public

Groupe public, ou groupe ouvert ; groupe mêlé communément, mais non pourtant dans tous les cas. Si la queue surtout a lieu au dehors – la queue au spectacle ou chez l’épicier – l’accès en est libre par définition à qui veut querir denrée ou vision, sous la condition de pouvoir payer (si ce n’est gratuit, comme à l’Opéra, ainsi qu’aux Français, une fois par an, où sont alignés, mornes et patients, les tristes chômeurs). Les sexes, les âges, et même les rangs y sont réunis. Mais la queue au dedans est un groupe fermé, et parfois très fermé : la queue mondaine en un salon, pour la présentation à la maîtresse de maison ; ou bien la queue de sacristie, pour complimenter de nouveaux époux : la presse est moins forte, vu les robes longues et les falbalas ; les maillons de la chaine peuvent être détendus. Mais la queue est peuple, bien plus fréquemment, bien qu’on voie aussi des queues distinguées : queue de souscripteurs ou de visiteurs ; déposants, invités, forment ligne patiente. En, général, et dans la queue à ciel ouvert, l’entrée est libre et la sortie aussi. On vient à son moment, et la queue s’allonge progressivement. Si l’on perd patience, on peut s’en aller ; l’élimination et la sélection se font librement, par la décision de l’intéressé. La queue est voulue, et non pas forcée. À moins pourtant d’extrême encombrement, lorsque l’accès est un goulet ou un couloir : dans le métro, chacun est prisonnier et ne peut s’échapper, borné par des parois. Le groupe tient ses gens qui en sont prisonniers. Il faut suivre et pousser alternativement, comme ont dû faire récemment les fuyards espagnols qui, à Cerbère, s’entassaient, avec leur fourniment, dans le long tunnel de la voie ferrée. Car les malheurs publics sont soldés par des queues ; les révolutions sont mères de queues, et des plus mêlées : queues de rareté, queues de désespoir, devant les boutiques peu achalandées, où tous ne seront pas assurément servis. L’attente, alors, est loterie : c’est tout ou rien.

Groupe caduc

Groupe caduc, aussi, destiné à finir, au bout d’un temps fort bref, par son écoulement et sa dislocation. L’épreuve de station ne peut durer longtemps, ni physiquement, puisqu’on est debout, ni moralement, puisqu’on est serré. Quelques instants, d’abord, avant de traverser un passage clouté ; quelques instants, aussi, à l’intérieur d’un magasin, la file étant alors de quelques unités ; une fraction d’heure et jusqu’à une heure, mais rarement plus, quand c’est à l’extérieur d’un cinéma ; et jusqu’à un jour, en des cas comptés. Quand fut donné le Figaro, en 1784, à notre Ancienne-Comédie, la queue était formée dès huit heurs du matin ; la salle, le soir, et dès qu’on l’ouvrit, fut prise d’assaut. De grandes dames avaient dîné à l’intérieur, parmi les loges des acteurs. En 1847, au Théâtre Historique du « père Dumas », lorsqu’il y donna, le 20 février, et par un temps froid, la Reine Margot, la queue, dit-on, dura vingt-quatre heures. (8) Un jour et une nuit, c’est là le maximum, indice nonpareil de gloire et de succès. Tel est le lot des salles closes de spectacle. Mais aux jeux de plein air, où les accès sont plus aisés et plus nombreux, il n’en est plus ainsi. Aux Arènes d’Arles, on ne fait point la queue, ou si peu que rien, car les vomitoires – autre mot parlant ! – y sont déployés généreusement ; faute de cela la patience, tôt, serait épuisée. C’est la question, ainsi, de population, de tempérament, de résignation : le Russe y est apte, à ce qu’il paraît, plus que le Latin. (9)

Groupe réglé

Groupe réglé, enfin, et qui a son statut, sa loi acceptée par droit coutumier, mais que le pouvoir, souvent, garantit. C’est la loi du tour, nommons-la ainsi ou du tour-à-tour : la règle du primat du premier attendant ; ou comme on dit chez le coiffeur : « Au premier de ces Messieurs ». L’idée du droit du premier arrivé, pendant du droit du premier occupant ; les premiers, ici, ne sont pas les derniers ! Le record d’attente est récompensé ! Concept juridique de la prévoyance, de la diligence, de par lequel, si l’on a su ou pu venir avant, on passe avant : on est préféré, par priorité de droit coutumier. La faculté d’accès est donc régie par une opinion fixée depuis longtemps, ainsi que le montrent de nombreux dictons. La queue au moulin, la queue au marché, la queue au portail des cités encloses, y sont évoquées en termes heureux : « le premier venu engraine » ; et, de ce brocard, l’auteur Carmontelle a fait un proverbe, au sens théâtral. Ou plus anciennement : « À goupil endormi rien ne chet en gueule ». (10) C’est la « sagesse » des anciens qui nous le dit : Il faut s’empresser de gagner de vitesse, arriver avant, puis persévérer en gardant son tour. « Mal attend, dit-on, qui ne perattend », (11) et c’est-à-dire qui ne sait rester jusqu’à la fin. Et nous disons : « Qui va à la chasse perd sa place ». La diligence, prolongée par la patience : ce sont les vertus qui ouvrent le droit de passer premier : pouvoir venir, savoir rester. L’Occident, ici, s’oppose à l’Orient.

« Attente » [Moé Muramatsu pour Topophile]

La loi de la queue

La queue est donc disciplinée par sentiment public ; et cette règle, ainsi que toute, a son agent et sa sanction, par coutume obéie et tradition suivie. Le cri « À la queue », aussitôt poussé, atteint le fraudeur ou le « resquilleur », qui est bousculé et est expulsé, s’il insiste trop. Le brouhaha, le quolibet, l’injure enfin, souvent en termes verts, empruntés à l’argot, dans ce groupe mêlé, qui n’est pas « distingué » : des brocards incisifs, comme le peuple de Marseille ou de Paris les sait trouver, et qui, bien lancés, seront décisifs contre l’infracteur. La loi de la queue n’est donc pas du tout la loi de la jungle ; et, si l’autorité doit bien intervenir, par son très modeste représentant, pour la confirmer, c’est en même temps pour la réformer ; il la fait couler par petits « paquets », maintes fois comptés ; il la dénombre et la divise et la calibre ; il la régularise et la rationalise. Les Athéniens, pour en finir avec les queues pour pénétrer aux jeux, firent payer un droit d’entrée de deux oboles. Et Balzac a conté, dans Les petits bourgeois, comment, chez l’usurier, les emprunteurs portaient leur numéro à leur chapeau : un numéro de tête était cédé pour un verre de vin, avec un sou en plus. Notre carte de pain, que Paris a connu dès 1793, est un procédé pour tarir les queues… théoriquement.

L'esprit de la queue

En rassemblant ces traits, et les interprétant, tâchons de saisir l’esprit de la queue comme groupe humain. Elle est jonction, elle est action : lien et acte à la fois ; conformité en même temps qu’activité.

La queue est jonction ou bien liaison, dans le sens social : le contact physique fait contact psychique ; le groupe, formé progressivement, par apports nouveaux, pense et agit communément. Échange de choses, parmi les voisins ; prêt d’un journal ; don, retourné gracieusement, de quelque fruit : la queue mangeante, aux temps heureux, est un banquet où, volontiers, les apports sont mêlés. Cela n’a lieu, bien sûr qu’entre voisins prochains : les deux bouts de la queue ne sont pas en contact, et souventes fois, ils ne se voient point ; le groupe ne peut pas mesurer son ampleur par le simple coup d’œil ; on ne songe pas à en prendre orgueil. Mais cela n’est plus vrai de l’échange d’idées ; de proche en proche une « nouvelle » gagnera de bout en bout ; la réaction, surtout, touchant l’intrus qui cherche à se glisser là où il ne doit pas, sera déployée par toute la queue, unanimement, dans un cri commun. L’unité du groupe se fait contre autrui : rien de plus banal ! De la réaction, tendue en commun, naît la sympathie. Des mythes, maintes fois surgissent dans les queues : histoire de mères qui, par désespoir, tueraient leurs enfants ; (12) conviction soudaine, en traînée de poudre, aliment d’émeute ou de convulsion. La police sait que l’esprit des queues est à surveiller ! Sans doute est-il que, dans la queue, comme dans l’omnibus ou bien au restaurant, l’on peut s’isoler ; tel individu, lisant un journal, s’en fait un écran contre ses voisins… ou bien ses voisines ; car les deux sexes sont mêlés parmi les attendants : de là des conflits, comme des accords. Il reste, du moins, la civilité, sinon pas toujours la galanterie : loi antérieure et supérieure au groupement improvisé qui, prochainement, va se débander. Si l’on se lie peu, on se lie pourtant ; et simplement, se regardant et s’observant, sans échanger des mots, il se produit confirmation, propagation des modes et façons : tel chapeau féminin sera plus répandu à la seule faveur de tels rassemblements. Par le mélange des habits, en un groupe pressé et mêlé à la fois, il se fait forcément des échanges de goûts. La ville est ainsi toujours plus sensible aux propagations et innovations. Bien plus, des gens qui ont fait la queue chaque matin ou chaque soir pour l’omnibus, au même endroit et au même moment, « font connaissance » et se lient pour longtemps. Maupassant l’a dit en l’un de ses contes. « Relation de queue », mais consolidées par succès commun ou échec commun dans la prétention d’être transportés.

La queue est action, si elle est station. Car elle est désir et elle est espoir : désir de passer et espoir d’entrer… ou bien de sortir. Ce serpent, avançant par saccades réglées, pour aller au spectacle, est un théâtre aussi, où la tragédie et la comédie, à doses menues, sont entrelacées. Cette action est plaisir et travail à la fois. Travail de rester, travail de pousser, travail de lutter, et travail d’aider. Plaisir de flâner, plaisir de causer, plaisir de manger, plaisir de flirter, plaisir de toucher. Regarder, écouter, admirer, critiquer, approuver, protester, injurier, quereller, tempêter : ce sont les actions du rassemblement ; des plaisirs communs qui sont nés de lui, compensant les gênes de l’entassement. Un climat tout fait de « bonne franquette », et très parisien ; car je parle surtout de la queue à Paris. (13)

Mais le plaisir et le travail, toujours cherchés, du groupe fugitif qui va se dissoudre ainsi que l’eau coule, c’est de contempler et de garantir cette égalité entre citoyens, qui est tant chérie parmi les urbains. Chacun à son tour, selon l’arrivée ! Pas de distinction, de sexe, ni d’âge ni de rang surtout ; pas de préséance ; point de passe-droit : même loi pour tous. Le cri « À la queue ! » est jeté à tous. Passer premier n’est pas du tout être premier ! Sentiment de revanche et de compensation, ou de consolation, pour les derniers venus. Ainsi, dans le métro, lorsque les accès ne permettent pas que l’on mette à part les privilégiés des premières classes, ces bourgeois moyens, ils sont contraints de piétiner tout au milieu des ouvriers. Le bourgeois n’aime pas être pris dans la queue : mais le peuple y trouve un menu plaisir. Aux colonies, les blancs ne font pas la queue au milieu des natifs : contact défendu par les préjugés.

Le conflit des rangs se marque, dès lors, par des procédés, œuvres du « progrès », afin de primer sans être à la queue. Ainsi l’octroi de numéros d’appel, titres de droit au petit pied par quoi se peut l’attente dispersée, soustraite au coude-à-coude et libérée du corps-à-corps. Ainsi, l’emploi de remplaçants, faisant queue pour autrui, moyennant un paiement, et cédant leur place à l’intéressé au dernier moment, comme on le peut voir devant l’Institut, où ces remplaçants font tache sordide parmi les « messieurs ». Martial, chez les Romains, mentionnait déjà ces locarii chargés d’attendre pro alio. Ainsi, surtout la location anticipée, par correspondance et par téléphone ; ce moyen nouveau de se mettre à part, et de s’assurer une libre entrée, sans promiscuité ni stationnement. Le confort bourgeois est contre la queue ; et le « machinisme » lui porte un grand coup. Le peuple dès lors, qui cherche ses aises en s’embourgeoisant, fuit aussi la queue ; il veut que l’État – ce fraudeur de queues parmi les bureaux – supprime les queues et, en attendant, leur donne un statut : on a proposé la queue en sous-sol, ainsi qu’au métro. La queue en plein air, qui est la vraie queue, spectacle à soi-même, n’est donc plus aimée ; et l’on a parlé de la « couper net », sans y parvenir. La queue, qui fut plaisir, n’est plus qu’ordre et devoir.

La géométrie de la queue

Mais un autre problème est posé par la queue : celui de la forme ou de la figure des groupes sociaux : leur tracé, leur dessin ; entendons leur contour extérieur. Tantôt il est donné par le local ou par l’objet : c’est l’amphithéâtre qui fait l’auditoire ; c’est la table ronde qui fait la famille, de même que le cercle des fauteuils fait le salon. Tantôt il est cherché, œuvre de décision, qui est spontanée ou bien imposée. Et cet attribut passe, maintes fois, au tout premier plan, lié qu’il est à la fonction du groupe humain. Cela s’est vu dans les chœurs et les troupes ; cela s’est vu aussi dans les figures de la danse : la file ou la ronde. Cela s’est vu, surtout, voilà tout près de cinquante ans, au cours des émeutes qui naissaient alors : les manifestants et les policiers donnaient à leurs groupes, pour combattre mieux, des galbes voulus. Les premiers composaient des cortèges compacts, se serrant tout près, à bras entrelacés, qui feraient penser aux « danses tressées », avec des femmes et des enfants au premier rang ; c’était dit-on, la « technique russe ». Le problème fut, pour les policiers, de briser ces corps tout solidifiés. Ils se formèrent en cordon, à un seul rang, et en barrage à plusieurs rangs ; simple rideau, ou bien masse profonde ; mieux, en barrage alternatif, s’ouvrant et se fermant, afin d’éviter le coup de bélier des foules marchantes, débitées alors en petits paquets, ce fut là le mot. La foule n’avait plus son pouvoir percutant. On l’empêchait de se durcir en un gâteau, inentamable aux pesées et percées. Bugeaud l’Invaincu l’avait éprouvé en 1848 : les foules pressées dans les rues étroites et les boulevards, s’y déversant par les passages abrités ou étranglés, (12) y faisant coulée et les obturant, avaient pu submerger, irrésistiblement, les soldats ahuris, noyés dans les vagues et les tourbillons. Sur de vastes places, l’on rompit plus tard ces tristes cohortes de manifestants par des cavaliers qui tournaient en rond, inlassablement. Ce fut le manège, qui eut son succès. C’est la tactique des combats, et intérieurs, et extérieurs, que de mettre en jeu la géométrie des amas humains.

Merci à Thierry Paquot (membre du conseil topophile) de nous avoir fait connaître ce texte.

René Maunier rédige ce texte en 1939, il en publie une première version dans les Annales d’histoire sociale (t. 3, n° 1-2, 1941, Paris : E.H.E.S.S., pp. 55-60) et une seconde dans son Précis d’un traité de sociologie (Paris : Domat-Montchrestien, 1943, pp. 103-113). Nous reprenons la version de 1943, complétée des quelques notes supplémentaires de la version de 1941. Nous avons précisé les références bibliographiques et ajouté le sommaire.

Bibliographie

Charles Victor Daremberg et Edmond Saglio, « Theorikom », Dictionnaire des Antiquités grecques et romaines.

François-Antoine Harel, Maurice Alhoy et Auguste Jal, « queue », Dictionnaire théâtral, 1824.

Paul-Marie de Toyon, La queue au théâtre. Histoire lamentable, Paris : Librairie des auteurs dramatiques, 1869.

Victor Fournel : Curiosités théâtrales anciennes et modernes, françaises et étrangères, Paris : Garnier frères, 1910 p. 158 et s.

Dossier d’articles de journaux sur la queue au théâtre coll. Rondel, Bibl. Arsenal, 1922.

Lucien Dubech, Histoire générale illustrée du théâtre, 5 vol., Paris : Librairie de France, 1931.

Pierre Méleze, Le théâtre et le public  à Paris sous Louis XIV…, Paris, 1934.

Iconographie : Louis-Léopold Boilly, Honoré Daumier, Henry Monnier, Henri Pille, Albert Guillaume, Théophile Alexandre Steinlen, etc. [peintres, illustrateurs, caricaturistes, graveurs français des XVIIIe-XIXe-XXe siècles, N.D.L.R.]

Notes

(1) Des villages routiers, rangés le long des voies de communication portent ce nom : La Queue-les-Yvelines, ou bien La Queue-en-Brie. La queue désigne aussi, en termes familiers, la suite ou la séquelle d’un homme puissant : « La queue de Robespierre » (Ferdinand Brunot, Histoire de la langue française., t. IX, 2, 1927, p. 844-845). À notre École Polytechnique, le dernier élève de la promotion est appelé « major de queue », par un terme moqueur. Il y avait aussi, dans les prisons, la promenade en file indienne dite « en queue de cervelas ». Rabelais (I, IX) disait : « Monsieur sans queue » pour « monsieur tout court ». En un sens voisin : Eugène de Mirecourt, La queue de Voltaire, Paris : E. Dentu, 1863.

(2) Antoine Le Roux de Lincy, Proverbes français, I, 129, II, 108, 165. [Antoine Le Roux de Lincy, « Loup », Le livre des proverbes français, précédé de recherches historiques sur les proverbes français et leur emploi dans la littérature du moyen âge et de la Renaissance, 2e éd. rev., corr. et aug., Paris : Adolphe Delahays, 1859, t. I, p. 183, N.D.L.R.]

(3) L’animalier Ch. Jacques, en tel de ses tableaux, a fort bien traduit la coulée-pression du « train moutonnier » ; et cela se voit dans tout le Maghreb, dès que vient le soir.

(4) C’est ce que prétend Maxime du Camp : Paris, II, 36.

(5) Description colorée dans les Mémoires du célèbre Vidocq (chapitre II).

(6) Gabriel Tarde, L’opinion et la foule, p.192 et s., observe que les foules sont souvent debout, et qu’il s’ensuit certains effets.

(7) Cela est vrai aussi pour les salutations et les prosternations multipliées ; et j’ai cité ailleurs le cas d’un mandarin d’Annam, qui avait vécu six ans à Paris, et ne savait plus bien se prosterner selon les règles du métier : après une fête, étant brisé par les génuflexions, il lui fallut rentrer chez lui, pour que sa femme le soignât (René Maunier, « L’Annam nouveau », Revue de l’Académie des Sciences morales et politiques, septembre/octobre 1936).

(8) Théodore Muret, L’histoire par le théâtre, Paris : Amyot, 1865, t. I, p. 7 et s. ; Georges Cain, Anciens théâtres de Paris. Le boulevard du Crime, les théâtres du boulevard, Paris : Eugène Fasquelle, 1906, reproduit p. 31 un tableau très connu de Boilly, « La queue à l’Ambigu » (vers 1800).

(9) Dans un ouvrage (traduit) sur l’économie soviétique, Calvin B. Hoover, a pu parler d’un « système de la queue », « institution soviétique nationale ». [Calvin B. Hoover, The Economic Life of Soviet Russia, New York : The Macmillan Company, 1931, N.D.L.R.]

(10) Jean-Charles-François Tuet, Matinées sénonoises ou Proverbes françois…, Paris : Née de La Rochelle, 1789, n° 89.

(11) Pierre de La Mésangère, « Attendre  », Dictionnaire des proverbes français, Paris : Treuttel & Würtz, 1823, p. 61.

(12) François-Alphonse Aulard, Paris pendant la réaction thermidorienne et sous le Directoire : recueil de documents pour l’histoire de l’esprit public à Paris, t. I, 1898, p. 602.

(13) Depuis que j’ai écrit ceci, en 1939, j’ai rencontré, chez Victorien Sardou, qui savait son public, le même jugement : il parle de la queue « stimulant du plaisir » et la nomme « apéritif du spectacle ». Mais quid de la queue chez le boutiquier ?

(14) Plus de 130, d’après le Tableau de Paris de 1837.