Nouvelles de nulle part

La queue, le virus et le coton-tige

Victor Wright | 4 janvier 2021

Introduction

« La queue debout est une épreuve de patience et d’endurance » écrit René Maunier en 1939. Notre auteur, Victor Wright, s’est soumis à cette épreuve afin de bénéficier d’un test Covid-19 et note les émotions observées, les tensions perçues, les conversations entendues, les évolutions engagées, non en sociologue mais en chroniqueur de l’infra-ordinaire.

« Oh la la, quelle queue…
– C’est pire qu’à la télé !
– Mais vous avez vu ce monde ?
– Moi j’ai pas ma journée.
– Ça va prendre combien de temps ?
– Les gens sont fous. »

*

Un matin, sept heures et demie à Paris, un lundi en 2020. Les rues sont encore peu empruntées, si ce n’est par les livreurs. Les écoliers terminent leur petit-déjeuner. Les trente minutes d’avance prises sur l’ouverture du laboratoire ne suffiront pas. Déjà une queue serpentine se déroule sur le trottoir. Rangés là, approximativement à un mètre de distance, résignés – trop confiants encore – dans l’attente hypothétique du test.

*

Dans les rues principales et adjacentes les voisins ouvrent leurs fenêtres. Ils constatent l’amoncellement des individus, la concentration du virus. Ils jettent sur la foule alignée un regard consterné. Eux aussi se résignent : passer une nouvelle journée enfermée jusqu’à la disparition de la ligne. Les passants changent de trottoir, multiplient les gestes barrières et pressent le pas en direction de leur vie professionnelle.

*

« Madame, il va falloir faire la queue… Madame, excusez-moi, vous m’entendez ? Il va falloir faire la queue… dit un homme de quarante ans.
– Mais je fais la queue, répond la dame.
– Non madame, vous devez faire la queue à partir de là-bas.
– Qu’est-ce que tu me dis toi ?
– Madame, ça fait déjà quarante minutes qu’on attend.
– Moi aussi j’ai le droit de me faire tester, comme tout le monde.
– Oui, mais il faut respecter la queue madame, vous venez juste d’arriver.
– Je suis arrivé derrière ce monsieur, il n’y avait personne. Je fais la queue, c’est normal.
– Madame, ça fait quarante minutes qu’on attend, nous étions dans la rue d’à côté et la sécurité nous a demandé de nous déplacer ici. Vous êtes arrivée entre-temps. Ce n’est pas juste.
– Je fais la queue comme tout le monde.
– Madame, vous comprenez ou quoi ce que je vous dis ?
– Oui tu entends ou quoi ? Dit un second mâle, de trente ans. Arrête de te foutre de notre gueule un peu.
– Je suis arrivée ici et j’étais derrière ce monsieur, il n’y avait personne.
– Vous foutez pas de nous. Ce que vous êtes malpolie ! Dit le quarantenaire.
– Moi je suis malpolie ? reprend la dame en criant. Moi malpolie ? C’est toi le malpoli, tu devrais avoir honte. Dire ça à une mère de famille. Ce n’est pas possible, qui t’a élevé toi ? Qui est ta mère pour te permettre de me dire ça ? Malpoli !
– Arrêtez de gruger là ! De faire semblant de pas piger, alors que vous voyez bien que vous êtes quarante personnes derrière, ça me rend fou ça ! Dit le second. »

*

Un homme en charge de la sécurité s’interpose. D’une voix douce et grave, il calme le petit monde. Après quelques explications, des excuses de l’homme de quarante ans, madame rejoint sa place logique, quarante personnes plus loin.

*

Le temps perdu à tout jamais.

*

Seconde action du chargé de sécurité. La queue primitive est diffractée en trois segments longilignes. L’avancée se fait sur plusieurs plans. Chacun suit ses coordonnées propres, sa vélocité autonome. Les quarante premiers arrivés gardent leur place sur les dix derniers mètres précédant l’entrée. Notre groupe du milieu – prévenants mais pas assez – est positionné dans la rue perpendiculaire le long d’un square, épousant sa forme de virgule. Les inconscients, arrivés à l’heure de l’ouverture du laboratoire, sont alignés de l’autre côté de la ruelle, le long de boutiques fermées. Morcelée, la queue nous enlace. C’est un phénomène total. Segmentés, nous craignons des traitements différenciés. L’attention de tous est requise.

*

Des oiseaux noirs se sont donnés rendez-vous sur les toitures alentours.

*

« Cinquante et une personnes devant nous.
– Ça n’avance pas du tout.
– Si on dit que le test prend trois, non allez cinq minutes…
– Ça fait une heure et demie qu’on n’avance pas d’un pouce.
– Et qu’il y a deux biologistes qui testent en parallèle…
– Le labo est ouvert depuis une heure. Ça aurait dû avancer. Ce n’est pas normal.
– Moi je suis venu me faire tester il y a une semaine. J’étais trente-cinquième. En deux heures c’était plié.
– Soit environ vingt-quatre tests à l’heure…
– C’est l’enfer. C’est un supplice ! »

*

Le laboratoire active ses portes coulissantes, démarre son mécanisme entrant. Ne pas consulter l’heure.

*

Deux femmes se croisent, étonnées et heureuses. Elles s’élancent pour une bise, s’immobilisent avant contact, gênées par le masque et les nouvelles conventions sociales. Dans un élan réciproque, elles brisent les barrières virtuelles et frottent les surfaces contaminées. Elles manifestent leur joie de se retrouver.

*

Le soleil pointe derrière les buildings. La queue se reconfigure suivant les courbes de pénombre. Arrivé à une certaine hauteur, l’ardeur des rayons ne peut être esquivée. L’ordre d’arrivée est – plus que tout, norme supérieure – préservé.

*

Deux heures d’attente, premier départ. Nous savons tous qu’elle fait le mauvais choix. Il aurait fallu se décider plus tôt. Dès les premiers instants. Via une estimation des conditions d’attente, du temps perdu afférent. Mais nous sommes trop optimistes. Et son choix est tentant. Jusqu’où patienter ? Chaque nouvelle heure gâchée dégrade la valeur de l’attente à venir. La dépense du temps ? Une fois enclenchée, autant en finir. Quitter la queue en cours de route c’est la recommencer : forme sans mémoire.

*

Un homme chaussé de sandales est venu avec un seul texte en main : la Bible.

*

Notre estimation du temps d’attente était insuffisante. C’était assez prévisible. La frustration n’est pas démesurée. Tant que l’ordre d’arrivée est respecté, nous pouvons patienter, tels des êtres paisibles.

*

« Vous allez arrêter de me coller ? Ça ne fait pas faire avancer la queue plus vite. Ah non, ne me toussez plus dans le dos. Vous me stressez là ! Ça n’aide personne ! »

*

La queue dure : un bon livre, une bouteille d’eau, de quoi grignoter.

*

Un nouvel arrivant, milieu de matinée, espère se faire tester. Nous l’observons hésiter quelques instants – tenté par l’esquive – avant d’être renvoyé au lendemain, huit heures. Nous sommes satisfaits : l’ordre est préservé. Il repart dans les ruelles et personne ne lui glisse : « demain matin, soyez en avance ». C’est l’inconscience qui transmet le virus.

*

Le rythme d’écoulement est stable. Nous ne passerons pas avant l’heure du déjeuner. Une jeune fille demande à un couple :

« Vous voulez quelque chose ? Je vais faire un tour à la boulangerie un peu plus bas.
– Non merci, ça va.
– Vous pouvez garder ma place cinq minutes ? »

Une escapade temporaire semble admise, tant qu’elle est justifiée. Le jeune homme quelques places devant, visiblement souffrant, regagne son appartement. Plus tard, il tente de réintégrer la queue, de reprendre sa place. Il se faufile, aimerait se faire oublier. À l’avant certains ricanent, saluent son audace (sans impact pour eux). C’en est trop pour derrière. La déception, les moqueries, une conception obtuse de l’égalité… Tout concourt à les fédérer. On lui barre le passage. Il est renvoyé plus loin. L’arrière du derrière est tout aussi solidaire. On ne le laisse pas se glisser. Il dégringole jusqu’à la dernière place. Sa culpabilité l’empêche de se défendre. Peut-être même la peur ? Il repart vers son domicile, finir la journée alité avec le virus. Il maudit sa tendance au free-riding.

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Dans un murmure, l’homme à la Bible récite des prières.

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La queue s’organise par segments affinitaires. Ou bien est-ce là un phénomène strictement numéraire ? Cinq inconnues fondent une société ovale. D’autres, à quelques centimètres, cohabitent sans se croiser du regard. La queue articule les entités corporelles. Les plus verticaux, mieux renfermés, séquencent ses grumeaux par une solitude assumée.

*

« Maman, je m’ennuie. »

*

La présence de symptômes, les facteurs de comorbité, la peur d’en être le vecteur, le risque avéré même pour les individus bien-portants comptent peu au regard de l’angoisse durable du test imminent.

« Est-ce douloureux ?
– Ça ne fait pas mal. Mais c’est désagréable.
– Comment ça se passe ?
– Il ne faut pas bouger. »

*

Les oiseaux noirs – en vol, posés – se dandinent, sautillent et caquettent dans un concert éprouvant.

*

« Maman, j’ai envie de faire pipi ! »

*

La fumée brûle la gorge congestionnée. Le fumeur, c’est chose admise, s’éloigne un instant. Il libère ses lèvres. Il partage ses cigarettes et un instant de paix. De retour à sa place, il inspire les effluves de tabac piégées par le masque. La cigarette segmente l’attente. Fin du cycle égale récompense. Les heures passent, la fréquence augmente, ainsi que le nombre de fumeurs.

*

« Maman…
– Tais-toi ! Ça suffit maintenant. On est pas arrivés, tu te calmes. Regarde ton frère et ta sœur. T’arrête de bouger tu entends ? Comme tout le monde ! Tu vois bien non ? »

*

Accueillir l’attente comme un espace vierge, médiumnique. Interlude de dépollution des injonctions multiples.

*

Une femme sursaute. Derrière elle un mec fort couvert, masque, bonnet, casque Bluetooth, adossé à la barrière, un pied relevé à plat sur un barreau. Calé sur son plexus avec sa main, un smartphone branché à une batterie de sécurité qui doit peser un kilo. Planté là comme un arbre. À regarder quoi ? Mystère.

*

« Si on a pas le covid en arrivant, je vois pas comment on ne va pas le chopper dans la journée.
– Quelle bande d’incapables. Ils pourraient s’organiser un peu. C’est pas comme si on ne savait pas avant l’été qu’il faudrait tester massivement à la rentrée.
– Ça a l’air pépère à l’intérieur, on travaille normalement. Et les infirmières qui sont en pause.
– Il suffirait de mettre en place un système de réservation. De nous donner un temps estimé d’attente en fonction de nos numéros. Ils savent bien le faire à Disney. C’est pas compliqué. Tu crois qu’ils pourraient réfléchir un peu ?
– Ils font ça pour décourager les gens. Ils croient que c’est facile pour nous de prendre une journée pour se faire tester ? On a un boulot nous aussi ! »

*

Habiter la queue comme un ermite sa retraite.

*

Contre la tendance majoritaire à l’apaisement, un contingent survit à l’attente rangée par l’oppression. Également distribués dans la queue, ils s’adressent sans cesse au collectif. Leur pouvoir de nuisance est démultiplié lorsqu’ils forment un couple. Leur méchanceté est le moteur principal de la queue. L’un peut garder leur place tandis que l’autre circule, s’enquiert, harangue, attise mécontentements et protestations. Ils veillent en permanence, incriminent le personnel d’incompétence. Eux sauraient comment s’y prendre. Ils sont nos astres ténébreux.

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À l’image des assemblées religieuses multiplicatrices du premier virus, le cluster adopte une forme circulaire. C’est ainsi qu’on le représente info-graphiquement. La queue est la structure collective d’auto-défense contre le virus. Elle prend la forme d’un cluster écartelé, aplanie, rendu inoffensif. Elle nous aligne contre la menace grégaire. En cela, la queue est une opération de coordination efficace.

*

Tous, nous sommes porteurs d’un second virus. La certitude que notre situation, symptômes ou pas, malades ou non, est plus périlleuse, plus capitale, plus urgente. Chacun dit : les autres exagèrent, forcent leurs râles, enflent d’un degré la fièvre matinale, s’inventent des comorbités. La queue n’est pas juste. Elle s’appuie sur un principe unique et primaire : « premier arrivé, premier servi ». Monolithe durable, primitif rituel. La queue façonne la solidarité immédiate de la masse contre celui qui tente de déjouer sa règle. Elle est un dispositif de coordination minimale. La questionner, c’est y intenter une révolution ; il ne peut y avoir d’améliorations marginales. Ainsi cessent toutes velléités de discussion.

*

« Qu’est-ce qu’ils foutent les corbeaux depuis ce matin ?
– Je n’en ai jamais vu autant, rester aussi longtemps.
– C’est peut-être que tu bouges trop souvent.
– Pas bête…
– Ce ne sont pas des corbeaux, mais des corneilles. Il ne reste quasiment plus de corbeaux à Paris. Leur bec est surmonté de gris, et ils ne savent pas marcher alors que les corneilles si, regardez.
– Ouais de toute façon c’est la même famille.
– Mais attendez, comment elle s’appelle cette famille de piafs ? »

*

Au départ, il s’agit de deux jeunes filles, positionnées côte à côte dans le dernier segment de la queue. À leur allure, à la coque de leur téléphone, à la marque de leurs cigarettes, nous leur présumons des nombreuses affinités. La conversation débute. Pendant les deux premières heures, elles racontent leur vie, découvrant tant de points communs, moults salamecs. Leur seconde erreur, déjà fatale, est de ne pas verbaliser le premier moment de gêne. La situation est pourtant inévitable. Le malaise s’installe. Leur erreur initiale : elles péroraient face à la meute hébétée. Dès le premier échange, le groupe silencieux et vengeur organisait ses représailles. Elles ont épuisé leur feeds respectifs. Personne ne répond à leurs appels téléphoniques. L’une termine sa dernière cigarette. Elle tremble. L’autre cherche des connivences en susurrant « quelle conne ». Si vous le pouvez, soyez accompagné de quelqu’un avec qui se taire sans gêne. Si vous êtes seul, demeurez-le. Échangez des brides d’information avec vos voisins. Quelque chose comme des brefs encouragements.

*

« Votre masque là, vous pouvez le remettre correctement ? »

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Je suis guidé par le héros activateur des portes automatiques. Tout est d’une blancheur sans faille. Les tuniques pastel du personnel rayonnent. Aussi, tout est très calme. Le héros m’assoie sur une petite chaise d’où je contemple le ballet des réceptionnistes. Sereines, certaines de leurs recommandations. Une infirmière me tire de ma rêverie. Je la suis d’un petit pas empressé. Mes semelles couinent sur le sol marbré. Elle m’introduit dans une salle minimale, une chaise, un tabouret, un peu de matériel médical. Pleine de gentillesse elle m’introduit le grand coton-tige dans le nez.

« C’est fini, vous avez été très courageux », me dit-elle.

Je sors après quelques instants ; j’aspire la queue restante en deux foulées. Je m’engage mobile dans un après-midi incertain aux couleurs d’éternel.

*