Nouvelles de nulle part

La transition pédagogique, un préalable nécessaire à l’écologie

Romane Adam | 25 juillet 2020

Introduction

L’écologie, à l’instar de nombreuses réflexions et pratiques alternatives, a toujours occupé, autour d’enseignants et étudiants engagés, un coin plus ou moins poussiéreux des écoles d’architecture. Profonde ou de façade, elle est tirée, depuis quelques années, à la lumière. Le réseau Ensaéco appelle en 2016 à un enseignement de la transition écologique dans les écoles d’architecture et publie en 2019 un Livre Vert. Romane Adam, jeune architecte qui a participé à la rencontre 2019 du réseau et contribué à son Livre Vert, s’interroge à la fois sur la méthode de travail adoptée et la formalisation de ses propositions. Une alternative est-elle toujours alternative si elle s’institutionnalise ? La transition écologique dans les écoles d’architecture est-elle possible – voire souhaitable – sans transition pédagogique ? Tout comme est vain de substituer le bois ou la terre crue au ciment sans repenser les espaces et sans remettre en cause le modèle productiviste du BTP, il est vain d’introduire l’écologie dans l’enseignement de l’architecture sans révolutionner sa pédagogie.

« Une institution, au sens littéral du terme, c'est juste une expérience qui persiste. » (1)

Figure de l'interface entre un monde révolu et un monde en devenir, les étudiants et étudiantes en école d'architecture ont un rôle à jouer dans ce que certains appellent la « transition écologique ». Tandis que l'on s'affole de trouver dans l'urgence des solutions pour transiter vers un monde plus vertueux, ils et elles ne sont jamais envisagées comme le relais possible entre deux générations ; les seuls capables de porter à la fois les préoccupations et le renouveau nécessaire.

Lors des rencontres du réseau Ensaéco (2) à l'école d'architecture de Montpellier en novembre 2019, il était enfin question de faire participer ces nouveaux protagonistes aux ateliers de discussion sur l’enseignement de la transition écologique au sein des Écoles Nationales Supérieures d’Architecture (ENSA). Au terme de ces trois journées de rencontres, un groupe d'étudiants et anciens étudiants a exprimé la volonté de commencer par interroger leur pédagogie. Il s'agissait de formuler des recommandations destinées à assouplir les cadres d'une institution hautement critiquable : l’école, afin de laisser s'y épanouir ce fameux renouveau nécessaire. Les réactions vives déclenchées à la lecture de ces recommandations ont mis en lumière non seulementun décalage générationnel entre les différents participants au débat, mais aussi les limites d'un réseau tel que Ensaéco, et, surtout, le désir des étudiants de se sortir de leur condition aliénante. Décryptage d'une situation socialement et politiquement problématique avant de l’être écologiquement.

Ce que l'école nous apprend vraiment

Il faut en premier lieu comprendre ce que l'école fait à l'étudiant, afin de comprendre ce qu'elle peut faire à la société. « L'idée de la jeunesse » en colère contre sa condition a intégré notre paysage social (3) ; il en sera ainsi tant que sa colère sera renouvelable et contenue entre les années de licence et de master, jusqu'à être relayée par les promotions suivantes.

Pire encore, lorsqu’elle n’est pas contestée, la condition misérable de l’étudiant est acceptée. C’est elle qui renforce un sentiment de désutilité sociale aujourd’hui comme demain. C'est là que l'on pose les jalons d'une existence peu valorisante et aliénante pour le travailleur en devenir. Cette normalisation de la précarité dès l'université va encore plus loin en école d'architecture : on habitue dès la première année les étudiants à la culture de la charrette, rendant acceptable de se mettre en danger, mentalement et physiquement, pour le bien du projet d'architecture (4). On a rendu glamour le génie intellectuel qui se révèle dans la difficulté et les nuits blanches. Faute d'être une vraie bonne idée, la charrette est toujours bonne à vanter : elle est preuve de dévotion, de ténacité et d'intelligence ! Elle annule cependant la mesure du temps et de l'énergie, en les rendant étirables à l’infini. L'étudiant ne compte pas ses heures et l'enseignant qui évaluera le travail réalisé fera semblant de ne pas voir son état de fatigue flagrant.

C'est bien normal, si l'étudiant accepte tout : il est passé des bras de sa famille au confort de l'école, où il va pouvoir enfin s'épanouir en cultivant ce qui lui semblera être son autonomie. Cette illusion de liberté est entretenue par le fait qu'il ait choisi les nouveaux cadres autoritaires de son existence. Sanctionné ou récompensé, comme dans sa plus tendre enfance, l'étudiant continue de répondre à un schéma d'autorité unilatéral en buvant les paroles de ses enseignants ou en craignant de ne pas remplir leurs attentes. Cette infantilisation l'empêche de grandir en ayant conscience de son rôle et de sa valeur dans la société. Incapable de comprendre pleinement le monde qui l'attend et de s'y engager politiquement dès maintenant, il ne réalise pas en quoi cela le conditionne pour la suite. À nouveau, les études d’architecture tiennent lieu d’exemple en la matière : on y entretient le mythe d’une discipline prestigieuse au cœur de laquelle chacun porte ses valeurs avec passion. Rien ne prépare à trouver à la sortie un monde dans lequel il n’y a pas de place pour continuer à les porter. Après avoir été vidé de son énergie, l’étudiant devenu travailleur perdra ses convictions. Ce qu'il serait à prendre de l'école, c'est l'occasion de s'en libérer. On ne saurait imaginer meilleur lieu où s'entraîner en toute sécurité à remuer les cadres de l'autorité représentée par une institution.

Chercher l'institution derrière le label

S’il est encore animé par son désir profond de re-faire le monde, l’étudiant diplômé (5) aux mille idées vertueuses cherchera à ce que son expérience de l’école persiste dans le vrai monde. Les valeurs portées prennent alors une nouvelle teinte pour devenir le sujet d’une ingénieuse récupération institutionnelle.

À l'occasion de la signature des accords de la COP21, dont il était l'hôte en 2015, l'État français lance une campagne de labellisation visant à soutenir tout « projet ou initiative considéré comme durable, au travers de l'utilisation du logo de la COP21 ». Sur la page web dédiée (6), quelques pré-requis sont listés : le projet doit être en lien avec la lutte contre le réchauffement climatique, il doit être « original » avec une capacité de « rassemblement » et de « mobilisation ». Il doit aussi faire écho à « la mise en avant d'un discours dynamisant sur les enjeux climatiques ». Mais surtout, le projet à labelliser doit avoir « une dimension internationale ».

Dans un contexte de mise en compétition des métropoles françaises, il semble que tout soit prétexte à se mesurer les uns les autres (7). C'est ainsi qu'une démarche émanant de l'État français, en soutien aux initiatives considérées comme « durables », devient le support d'évaluation de projets – qu’ils soient portés par une ville, par une entreprise ou par une association – par la mise en place de critères d'éligibilité au label COP21. Notons que, malgré cela, en 2017, la France était loin d’avoir atteint les objectifs souhaités pour envisager un environnement vivable d'ici trente ans. Au lieu de réduire les émissions de gaz à effet de serre de trois petits pourcentages, en France, nous les avons augmentées de 3,6% (8) – réduisant au passage nos chances de ne pas étouffer de chaleur.

Sur la base de rencontres spontanées organisées par des enseignants engagés, le réseau Ensaéco se construit de manière informelle entre 2006 et 2009 dans les écoles de Nancy, Lyon, Grenoble et Versailles, avant de s'essouffler. C'est en grande partie grâce à l'existence du label COP21 que le réseau Ensaéco trouve de nouvelles ressources pour se refonder à partir de 2016. Avec le soutien du Ministère de la Culture et de la Communication, il va pouvoir organiser des rencontres officielles, récolter des signatures, procéder à des votes et édicter des mesures. Publié en 2019, Le Livre Vert (9) est la formalisation de ce renouveau. Il vise à identifier les pratiques pédagogiques « vertueuses, émergentes et démonstratives » dans les écoles d’architecture et de paysage, sur la base d'une grille thématique et de « mesures basculantes » votées lors des rencontres 2017 et 2018 du réseau Ensaéco.

Avec sa couverture verte et son épaisse tranche blanche et beige, le livre semble calibré au bon format pour être dans toutes les bibliothèques des lecteurs étudiants et enseignants. Son titre, « Le Livre Vert », écrit en capitales noires et grasses, annonce la couleur : on y parlera écologie, mais, de manière percutante ! À l’intérieur, l'ouvrage est régulièrement interrompu de double-pages sombres, évoquant des tracts politiques d'un autre temps, et qui marquent chaque « mesure basculante ». Le sommaire, d’emblée, laisse présager le contenu du livre : tout y est évidemment hiérarchisé : chapitres, titres, sous-titres, exemples ; chaque initiative pédagogique a sa place attitrée. Sur le contenu : des chiffres, des dates, des signataires, tout est là pour nous montrer des résultats encourageants. Était-ce ce que le lecteur cherchait ? Il est question dans les quelques pages introductives de « mise en action », de « l'urgence de la situation », de « changement rapide », d'une « transition accélérée ». Des vocables nous ramenant à notre point de départ, celui que le lecteur engagé écologiquement cherchait justement à questionner : une société productiviste, compétitive et consumériste, qui a fabriqué la situation climatique dans laquelle nous sommes.

Les vingt « mesures basculantes » votées à Lyon en 2018 sont réparties en six chapitres. Elles sont numérotées de un à vingt afin que l'on s'y retrouve facilement. Leur position dans la liste ne traduit pas leur importance. Le numéro est là pour nous rappeler qu'elles sont nombreuses. Chaque mesure commence par un verbe à l'infinitif (enseigner, valoriser, favoriser, augmenter, accompagner, etc.), évoquant la forme d'une recette de cuisine à suivre : mélanger la farine avec le sucre, monter les blancs en neige, etc. Et si, comme moi, vous êtes un peu désarmé face à votre cuisine, une recette, pour être réussie, ça se suit à la lettre.

S'interroger sur l'effet des mots

« En sorcellerie, l'acte, c'est le verbe », nous apprend Jeanne Favret-Saada, ethnographe qui s'est penchée dans les années 1970 sur le pouvoir de la parole à travers l'observation de la sorcellerie en Mayenne (10). Dans les discours, qu'ils soient portés par des « ensorceleurs », des politiques ou des chercheurs, les mots ont une charge qui dépasse la simple donnée informative. Ce n’est donc pas un hasard si la publication du Livre Vert prétend constituer un « acte engageant » pour ses auteurs. Asséner le lecteur de chiffres entretient l’idée rassurante qu’il y a résultat. Contenir un propos dans une grille participe à y maintenir indirectement les pratiques dont il est question. Le lecteur se voit ainsi détourné de sa quête initiale qui visait à trouver des exemples inspirants et des alternatives au système pédagogique en place. Bien au contraire, les initiatives, déjà existantes en écoles d'architecture et de paysage, sont formulées dans l'ouvrage comme les sous-titres des « mesures basculantes ». Cependant, aucun exemple ne s'avère appropriable, tant ils relèvent tous d'une situation particulière, propre aux écoles, aux acteurs comme aux auteurs impliqués. Au lieu d'élargir les champs d'actions possibles, chaque exemple d'initiative entre dans une case, dont l'étroitesse se traduit par la longueur de son titre : « Mesure 1 : Valoriser les pédagogies expérientielles, les afficher comme un des objectifs premiers de l'enseignement et mettre en place, pendant un des six semestres de licence, un enseignement de projet avec de l'expérimentation à l'échelle 1 dans un contexte réel. » Le propos ici n'étant pas d'interroger le contenu mais bien son contenant, nous pouvons nous demander quelle marge de manœuvre offre une mesure d'une telle précision ? En outre, il y a fort à parier que ces mesures ne sont pas la synthèse d'initiatives mais celle d'attendus académiques et politiques, afin de bénéficier du soutien indispensable du ministère de la Culture.

Sur le plan tout particulier de l'environnement, être soutenu par l’État, crée un contre-sens absurde : je ne prendrai pas trop de risque en avançant que la « crise » environnementale ne se résoudra pas dans l'urgence, et qu'une transition, par définition, est progressive. Or, le calendrier politique exige du résultat, tout de suite. Il est donc indispensable que les rencontres Ensaéco soient conclues par un vote et des signatures. Demandons à voir les résultats opérationnels de ce vote à main levée, au-delà de l’effet procuré par le fait de savoir qu'un millier de personnes adhèrent aux mêmes idées. Cherchons plutôt les outils pour que chacun traduise ces idées en des actions qui auront un effet dans leur cas particulier.

Trouver des solutions

Lors des rencontres Ensaéco de 2019, à l’initiative d’étudiants et anciens étudiants de l’école d’architecture de Montpellier, un groupe de débat s’est installé dans un des studios de l’atelier permanent (11), en parallèle des débats qui avaient lieu entre enseignants, chercheurs et praticiens. La présence de quarante-deux étudiants, la plupart arrivant des écoles de Marseille, Bordeaux, Rennes, Paris, Strasbourg, témoigne du vif intérêt de chacun pour le sujet qu’est l’enseignement de la transition écologique à l’école. Les participants étaient invités à débattre ensemble de quatre thèmes touchant de près ou de loin au sujet de ces rencontres : les ressources, les ambiances, l’imaginaire et la critique. Chacun évoquait la manière dont ces thèmes étaient aujourd’hui ou devraient demain être représentés dans son enseignement. Tout en évitant l’effet « dépôt de plaintes » – car elles étaient nombreuses à gronder sous la parole étudiante – cette rencontre a permis de faire émerger le temps de quelques heures une intelligence collective. Le mode de notation d’un enseignant de l’école de Strasbourg donna l’idée à un étudiant de Montpellier de le proposer à son studio. La reconnaissance mutuelle de certains problèmes allégeait leur charge, tandis que l’on se donnait la liberté de rêver à d’autres manières de bénéficier d’un enseignement. Rien ne fut inventé mais tout fut offert en partage. L’objectif commun était de se saisir de sa pédagogie, afin que les étudiants deviennent, en pleine conscience de leurs compétences, de futurs citoyens qui s'engagent sur les nombreux enjeux dont déborde notre société. Il fallait pour cela repenser les cadres d’une pédagogie trop contraignante, dans lesquels les valeurs se prennent un mur au lieu d’être vectrices de projets d’architecture.

La synthèse des discussions formulées à ce sujet entendait montrer comment changer de manière bénéfique les rapports entre étudiants et enseignants, les modes d’évaluations, la composition des ateliers de projet, l’ouverture des écoles sur l‘extérieur. Il s’agit là d’une infime partie de ce qui est à repenser dans le fonctionnement des écoles d’architecture aujourd’hui en France (12). Ces rencontres étant plutôt marquées par la bienveillance que par la colère, ces quelques recommandations ont été lues en toute humilité devant un parterre d’enseignants, chercheurs et praticiens, stupéfaitsde constater que la consigne n’avait pas été suivie. Il ne s’agissait pas de transition écologique mais bien de transition pédagogique. Cela allait du changement de vocabulaire employé en atelier à la restructuration des espaces de travail, en passant par la diversification des cours proposés. L’inquiétude est donc naturellement née chez les organisateurs d’être dans l’incapacité de montrer le résultat des rencontres de cette année.

Les étudiants ne sont pas restés à la place qu’on leur avait assigné. Ils ont mené l’expérience folle de ne pas prendre part au débat stérile sur la transition écologique mais de comprendre ensemble ce qui, dans leur pédagogie, enraille l’accès à une pratique vertueuse, bienveillante, généreuse, écologique, partagée, engagée, durable, soutenable (rayer la mention inutile). Nous pouvons répéter et inscrire ces mots qui résonnent avec des tendances et des préoccupations contemporaines, mais ils ne font jamais des actes. Ils forment, à la limite, le point de départ pour se reconnaître tous et toutes ensemble autour de valeurs communes. Les discussions ne font pas des actes, hormis le fait d'interagir. Le seul acte de ces rencontres, c’était bien justement l’expérience d’une rencontre : le fait de mettre ensemble dans une même pièce des étudiants et étudiantes qui n’auraient pas dû se croiser pour confronter idées et vécus, et de faire un pas de côté vis-à-vis de la question posée pour mieux y répondre.

Notes

(1) Extrait de l'entretien avec Sébastien Thiéry, politologue et co-fondateur du PEROU, revue Esperluette, « Urgence et Convivialité », numéro 01, 2020.

(2) Réseau pour un enseignement de la transition écologique dans les écoles d'architecture et de paysage, soutenu par le Ministère de la Culture et de la Communication depuis 2015.   

(3) Association Fédérative Générale des Étudiants de Strasbourg, De la Misère en milieu étudiant, considérée sous ses aspects économique, politique, psychologique, sexuel et notamment intellectuel et de quelques moyens pour y remédier, Les Éditions d'une plombe du mat', 1966

(4) Lire à ce propos le rapport alarmant sur la santé des étudiants en ENSA, suite à une enquête menée par l'UNEAP en 2017.

(5) Expression empruntée : un groupe “d’étudiants diplômés”, Point de vue étudiant sur l’enseignement de l’architecture, in Société Française de Architectes, bulletin n°56 “L’enseignement du projet en danger”, p.83-87

(6) http://www.transition-europe.eu/fr/news/cop-21-faites-labelliser-votre-projet, consulté le 03/06/20

(7) Loi du 27 janvier 2014 de modernisation de l'action publique territoriale et d'affirmation des métropoles (MAPTAM)

(8) Écouter à ce propos l'audition de Pierre Larouturrou à la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable le 23 janvier 2019.

(9) télécharger Le Livre Vert

(10) Jeanne Favret-Saada, Les mots, la mort, les sorts, Gallimard, 1977, p. 32.

(11) Sorte de coursive immense occupée par des tables de travail et ouverte 24h/24, l'atelier permanent est un formidable exemple de lieu d'appropriation propre à l'ENSA de Montpellier.

(12) Pour un tableau édifiant de l’état des écoles d’architecture en France, dressé par des étudiants qui sont capables de “parler en leur nom”, lire la pétition publiée en mars 2020