Du lisible au visible

« La ville piétonne » de Cédric Feriel

Jeanne Varaldi | 6 avril 2023

Introduction

Piéton ou voiture ? La question taraude tant les urbanistes que les citadins et cristallise le débat. Elle semble porter avec elle un ultimatum et une vision du développement urbain qui somme de choisir. Et pourtant, l’historien Cédric Feriel dans un livre intitulé La ville piétonne, tiré de sa thèse de doctorat, invite à réhabiliter la piétonnisation comme un terrain d’étude de l’histoire urbaine, au même titre que les grands ensembles ou les villes nouvelles, qui ne peut être réduit à la simple opposition piéton / voiture. Cette histoire de la ville piétonne porte la marque de l’intervention des pouvoirs locaux et des élites urbaines, à la recherche d’une urbanisation heureuse et de la juste mesure.

Il ne s’agit pas ici d’une histoire du citadin, du promeneur ou du flâneur (lire Flâner à Paris, Infolio, 2016), mais d’une histoire de la piétonisation des villes qui va au-delà des enjeux de mobilités :« Si le sujet relève sans doute d’une histoire des transports ou d’une histoire de l’architecture, il se rattache surtout à une histoire sociale de l’urbanisation au XXe siècle ».

Dans les années 1930, en Europe, le piéton est au cœur des réflexions hygiénistes des modernes, tandis qu’aux Etats-Unis, Clarence Perry l’articule aux questions de voisinage et de proximité (neighborhood unit). A partir des années 1940, le piéton va trouver un écho dans les préoccupations liées au centre-ville. En 1951, le congrès international d’architecture moderne (CIAM) est même consacré au « cœur de ville » ou Heart of the City.

Cédric Feriel montre ensuite le rôle essentiel des milieux d’affaires et des élites urbaines dans la piétonnisation des centres-villes. La planification est symbole de modernité dans l’après-guerre. Cela se traduit aux Etats-Unis par la piétonnisation de main street, autour de civic center ou de pedestrian mall, toutefois ces architecturalo-urbaines mais ne sont pas inscrites dans un projet urbanistique plus vaste pour l’agglomération.

A travers deux exemples - Rouen et Norwich -, qui portent d’ambitieux projets de piétonnisation, Cédric Fériel décortique des processus bien distincts : la piétonnisation est le fruit d’un urbanisme négocié et de compromis porté par des experts à Norwhich, tandis qu’elle est le symbole de l’audace de l’équipe municipale à Rouen. Le caractère polémique de la piétonnisation créé des espaces de confrontation et d’élaboration de compromis collectif selon l’auteur : « Disputée, la piétonnisation vient ainsi dynamiser le projet de la métropolisation ». L’auteur met aussi en avant la plasticité de ce dispositif, qui s’adapte toujours aux contextes locaux et aux objectifs des acteurs en présence.

Du Rapport Buchanan en 1964 (« Traffic in Towns »), aux recommandations de l’OCDE dix ans plus tard (« Streets for People »), la piétonnisation se diffuse. Cela devient une catégorie d’action politique. L’OCDE la met en avant comme une solution à faible coût qui permet de réduire la pollution et les nuisances sonores de l’automobile, tout en renforçant l’attractivité et la revitalisation des centres villes. Pour l’auteur, cette mise à l’agenda politique banalise le dispositif : « De révolutionnaire, la piétonnisation est devenue réformatrice ».

En France, la circulaire Guichard de 1972 promeut la création d’espaces piétonniers dans les centres villes auprès des Préfets. La solution piétonne, qui fait l’objet d’une attention médiatique et de l’intérêt des collectivités locales, accompagne surtout la future politique des villes moyennes de l’État. Alors que les initiatives se multiplient dans le cadre des contrats de ville moyenne, le tournant politique des élections de 1974 freine cet élan national. Les réseaux consulaires et acteurs économiques de l’aménagement urbain prennent ensuite brièvement le relais, jusqu’aux années 1980, pour promouvoir la piétonnisation comme outil d’une forme d’urbanisme commercial.

Les usages politiques des années 1970 ne doivent pas éclipser pour autant le cadre de débat et la dimension sociale que la solution piétonne explore : « L’heure des usages politiques est aussi riche de promesses que de malentendus. Car jamais la piétonnisation n’est une fin en soi – elle est un moyen. »

Si le phénomène séduit les métropoles mondiales, l’auteur montre toutefois que l’espace politique créé est surtout porteur pour les villes secondaires comme Bologne, Munich, Essen ou encore Rouen. La piétonnisation résonne alors avec un imaginaire d’une ville de la « juste mesure », moderne mais qui reste humaine et vivable, tout en reprenant en main sa « destinée locale ».

La piétonnisation se déploie encore aujourd’hui, au gré des opérations de revitalisation des centres-villes ou dans les métropoles en quête de renouveau. Toutefois, c’est un terrain plus fertile et contemporain que Cédric Fériel nous invite à considérer à la fin de son ouvrage : la marche en ville, sœur de la piétonnisation. « Le glissement des rues piétonnes à l’espace public et bientôt, à la marche en ville, est à l’œuvre. ». De ce travail d’historiographe, borné des années 1930 aux années 1980, il est difficile de prendre de la hauteur. En ouvrant sa conclusion sur la ville marchable, Cédric Feriel montre que la piétonnisation façonne une vision de l’urbanisme, lecture conceptuelle que nous aurions aimé retrouver de façon plus marquée dans l’analyse.

Cédric Feriel (2022), La ville piétonne. Une autre histoire urbaine du XXe siècle ?, éditions de la Sorbonne, 303 pages, 25 euros.