Du lisible au visible

« Le Soin des choses » de Jérôme Denis & David Pontille

Sarah Ador | 26 novembre 2022

Introduction

Alors qu’il a quitté ce monde il y a quelques semaines, Bruno Latour, figure majeure du Centre de sociologie de l’innovation (C.S.I.) dès les années 80, a largement contribué à démontrer comment les artefacts participent à la société humaine. Ce que nous déléguons à des objets (fermeture automatique, gendarme couché…) n’est en effet jamais neutre, transcrit des mots d’ordre, des contraintes ou des possibilités. Ce qui avait été beaucoup moins identifié et décrit, c’est que ces choses ne participent à la société que si elles sont, c’est-à-dire qu’elles perdurent.

Également chercheurs au C.S.I., Jérôme Denis et David Pointille ont pris conscience de cet aspect du sujet au détour d’une enquête sur la signalétique du métro de Paris. En visitant les circuits alambiqués de maintenance des panneaux et en en rencontrant les acteurs, les deux sociologues ont pris la mesure de la machinerie de la préservation cachée derrière toutes ces choses que nous pensons éternelles et stables. Ce que les deux chercheurs mettent brillamment au jour dans ce livre, c’est à quel point nous invisibilisons la fragilité des choses et le soin qui leur est apporté — pour que persiste l’illusion de la solidité et de la pérennité —, ou du moins à quel point nous l’éludons, en négligeant les dépenses de fonctionnement ou la condition salariale et physique de ceux à qui nous déléguons « le souci de fragilité ». En effet, dans un univers régi par l’entropie, les choses s’altèrent inévitablement, se fatiguent, se déforment, les matières qui les composent n’étant jamais figées mais en perpétuelle transformation au contact du monde. Les choses ne vont donc pas de soi, rappellent les auteurs : elles peuvent disparaître. Pourrions-nous faire de la fragilité un point de départ ? se demandent-ils. Nous commençons à imaginer quel changement de paradigme cela représenterait pour l’architecture occidentale moderne…

Si les choses ne disparaissent pas, c’est que des humains les entretiennent, s’en occupent. La culture du jetable et du remplacement, la livraison clé en main, l’obsolescence programmée et la course à l’innovation nous ont fait perdre des yeux « l’action humaine déployée dans l’ombre de l’action mécanique des non-humains », d’ailleurs toujours déléguée à une population dévalorisée et invisibilisée, rappellent-ils. Il faut dire que cela n’a rien d’héroïque, remarquent les auteurs pour différencier la maintenance de la réparation et de la résilience qui sont, elles, de l’ordre de la réaction au choc. « S’occuper des choses pour qu’elles continuent simplement d’exister », pour que l’accident ou la panne n’ait aucune raison d’advenir : une activité ingrate, aussi ininterrompue que banale, qui mérite en fait une attention soutenue, une proximité récurrente et une connaissance multisensorielle, soulignent-ils.

Plus que cela, la maintenance est une question ontologique persistante, qui remet en cause l’identité de la chose à chaque intervention, argumentent-ils avec une grande érudition transdisciplinaire. Rappelant les débats qui n’ont eu de cesse de traverser le milieu de la conservation et de la restauration patrimoniale, les deux sociologues insistent particulièrement sur la dimension transformatrice de la maintenance. « Il existe plusieurs manières de faire durer les choses », assurent-ils, démontrant par maints cas d’étude relativement cocasses comment une maintenance bien intentionnée peut se révéler destructrice pour l’authenticité de la chose, fictionnelle ou illusionniste quant à son histoire, ou encore partielle. Les deux chercheurs brossent en effet un large tableau des degrés d’intervention à l’œuvre dans la sauvegarde. Ceux-ci impliquent une définition implicite ce que nous jugeons important dans un artefact (tantôt son aspect, tantôt sa fonction), avec tout ce que ces microdécisions portent de positionnement politique et culturel, mais aussi de notre rapport au temps, contre lequel nous luttons de façon permanente.

Ces questionnements ontologiques ne touchent bien sûr que ceux qui s’attachent à faire perdurer les choses, à contre-courant des logiques capitalistes. À l’heure de l’hyperconsommation et des logiques propriétaires des grands industriels, Jérôme Denis et David Pontille rappellent que le droit à la prolongation des choses et à leur entretien courant par nos propres moyens est devenu un positionnement subversif, facteur à la fois de connaissance profonde du fonctionnement des choses, mais aussi d’autonomie et de redistribution des pouvoirs. Voilà de quoi nourrir les réflexions des architectes qui, selon le baron de Geymüller (1897), devraient se former à la conservation afin de « se défaire de leurs pulsions de construction » et « ne pas accepter trop facilement de démolir et de reconstruire », citent les deux sociologues. Un ouvrage d’une rare transdisciplinarité dont la portée philosophique émerge d’un large terrain, tant théorique que pratique, que les auteurs présentent avec une écriture particulièrement didactique.

Jérôme Denis et David Pontille, le Soin des choses. Politiques de la maintenance, éditions la Découverte, coll. « Terrains philosophiques », 2022, 363 pages, 23 euros.