Introduction
Ce pamphlet, écrit à l'invitation de la revue & pour son n° 1 (2021) sur le thème « urgence & convivialité », tente une définition du vernaculaire et surtout de son architecture, pointe les ravages que nous lui causons et appelle à s’adonner à elle avec humilité et amitié.
Face à la crise climatique, certain·e·s architectes et leurs étudiant·e·s tentent de réinventer leur profession. Rares sont-ils et elles, à avoir compris l’urgence de la situation. Celles et ceux qui l’impulsent s’intéressent à juste titre aux matériaux écologiques, à l’architecture traditionnelle de nos contrées et, surtout, des régions lointaines — quitte à basculer dans le développementisme. Le recours au « vernaculaire » a bon cours aujourd’hui, mais fait souvent office de cache-misère, au même titre que la notion de « convivialité ». Il importe donc de comprendre que l’architecture vernaculaire n’est pas un résultat, mais une manière de.
Constat
Malheureusement, en près de 60 ans, le constat n’aura pas changé. En 1964, Bernard Rudofksy soulignait dans la préface à Architecture Without Architects, catalogue de l’exposition éponyme au Museum of Modern Art, New York, tant révolutionnaire que critiquée [1], la compréhension mesquine que nous avons de l’histoire de l’architecture, quitte à en « ignorer les cinquante premiers siècles [2] » ; en 2019, Patrick Bouchain doit encore souligner, face à un parterre d’architectes, que « l’humanité a toujours auto-construit. […] 90 % de la construction habitable était faite sans architecte [3] ».
Rudofsky présente le vernaculaire en creux : il s’agirait du domaine de l’architecture réalisée en l’absence d’architectes — c’est-à-dire ceux qui en portent le titre — par les bâtisseuses et les bâtisseurs « qui n’ont pas attendu qu’on leur dise ce qui était bon pour eux-mêmes [4] ». Quelques années plus tard, Scott-Brown, Venturi et Izenour, tout en faisant référence à Rudofsky, qualifient d’architecture vernaculaire celle qui relève de la construction vulgaire, rustique, banale — y compris les constructions industrielles et commerciales — et opposent, de manière plus subtile, l’Architecture créée par des professionnels et celle dont jouit le commun des mortels [5].
Le vernaculaire procède de toutes les actions désintéressées humaines : religion, société et famille, constructions… S’il est une définition qui s’impose, il s’agit de celle d’Ivan Illich : « un mot qualifiant les actions autonomes, hors marché, au moyen desquelles les gens satisfont leurs besoins quotidiens – actions échappant, par leur nature même, au contrôle bureaucratique, satisfaisant des besoins auxquels, par ce processus même, elles donnent leur forme spécifique [6] ».
L’architecture vernaculaire
Quand elle est vernaculaire, l’architecture est conviviale. Elle ne requiert pour sa construction que l’« énergie métabolique » humaine et ne consomme que le strict minimum de ressources. Elle est le résultat d’outils maniables et non manipulables [7]. Elle préserve la « liberté [de l’homme] de façonner les objets qui l’entourent [8] » car elle échappe au contrôle par autrui et constitue un outil limité [9].
L’architecture vernaculaire est contemporaine. En effet, elle n’existe qu’à travers un « croître-ensemble [10] », c’est-à-dire son apparition, sa construction et son évolution permanente avec son milieu — et ce, bien entendu, dans chaque milieu. Elle n’est donc en aucun cas figée, mais évolue, dans une certaine mesure et avec un temps d’adaptation, avec son milieu. C’est d’ailleurs ce qui la distingue de l’architecture traditionnelle : une nouvelle architecture vernaculaire peut apparaître en quelques années quand des populations déplacées ont le besoin urgent d’installer leur habitation [11].
L’architecture vernaculaire est ainsi topophile — amie des lieux. Il s’agit là, pour Gilles Clément, d’un « mélange délicat de vécu biologique et d’animisme non déclaré [12] » ; pour Laurent Demarta, de « l’art raffiné et permanent dont fait preuve chaque être humain en donnant du sens à l’espace où est son corps afin d’en faire un lieu où loge son âme ». Elle est donc métaphysique.
L’architecture vernaculaire est esthétique. « Elles vous plaisent, les architectures populaires, disait André Ravéreau. Mais les gens n’ont jamais pensé à l’esthétique [13] ». Et Fathy d’entonner : « Le paysan ne parle pas d’art, il fait de l’art. Mais, s’il en prenait conscience, il perdrait cette qualité, car sa créativité provient de l’inconscient [14] ». L’architecture vernaculaire « approche du sublime [15] ».
La construction vernaculaire est Architecture. Voilà le terme que nous donnons, nous autres occidentaux, depuis quelques siècles seulement, à la transformation de notre environnement en faisant fi de toute justesse. Augustin Berque dénonce cette manière de faire : nous nous sommes « décosmisés [16] ». En lui emboîtant le pas, on peut caractériser les constructions vernaculaires de « motifs écouménaux [17] » et ainsi en réhabiliter l’être Architecture — qui dévoile et incarne à la fois les choses premières, la vérité… son milieu [18]. Il ne fait aucun doute, de la science de l’architecture bouddhiste [19] ou hindoue [20] aux fondements de la maison arabe [21] ou celles des Dogon [22], l’architecture vernaculaire procède du cosmos arrangé avec justesse — et elle incarne le cosmos, elle met notre âme en adéquation avec lui. Les théories fondant l’architecture moderne constituent une peau de chagrin face aux millénaires d’harmonie qui nourrissent le vernaculaire…
Combat politique
L’architecture vernaculaire est en danger. Cette même modernité rend impossible l’architecture vernaculaire : de nos jours et dans la plus grande partie du monde, par le fait de la bureaucratie, on ne peut plus prélever les ressources naturelles librement — c’est-à-dire en accord avec les principes de la communauté. Les constructeurs et constructrices sont ainsi forcé·e·s de se fournir dans le marché [23].
L’architecture vernaculaire doit dès lors faire l’objet d’un combat politique pour préserver les conditions de son existence. Hassan Fathy le démontre en 1963 dans une lettre au président égyptien Nasser [24] : dans les sociétés vernaculaires, la coopération est le mode d’échange prévalent, permettant à toutes et tous de construire facilement leur habitat, avec l’aide des membres de la communauté et dans la « spontanéité du don [25] ». La transition trop rapide vers des modes de construction « occidentaux », c’est-à-dire employant des matériaux industriels, des corps de métiers hyperspécialisés et carburant au marché, entraîne des populations entières dans la pauvreté. Ces modes occidentaux participent même d’une colonisation masquée, d’une « auto-colonisation », alerte-t-il [26].
Il faut protéger l’habitat vernaculaire des États, promoteurs et autres « O.N.G. » [27] et — parce que ce combat est rude, long et incertain — l’habiter, l’étudier, et graver en mémoire tout ce qu’on peut en apprendre — tant qu’il en existe encore. Voilà près de 60 ans que d’importants intellectuels nous alertent sur la voracité des groupes du B.T.P., le colonialisme culturel occidental, l’illusion du vivre-moderne et le fourvoiement fondamental de l’enseignement de l’architecture. « Il faut se défendre contre l’impérialisme des mégas-outils en expansion [28] » : il y a urgence.
Que faire ? Bien qu’Illich et Fathy nous suggèrent que l’on « [apprend] en construisant [29] » et qu'en « construisant des choses, les gens se construisent, eux-mêmes [30] », est-ce réellement, pour nous autres architectes en exercice ou en devenir, la première des choses à faire ? Avant même de se risquer à bêtement copier — « la ferme d’alors n’est pas la ferme d’aujourd’hui 31 » — apprenons à apprendre de ce qui ne cherche pas à s’imposer à nous, mais dont la justesse impose.
Notes
[1] Marcel Vellinga, « Lessons from Bernard Rudofsky: Life as a Voyage », The Journal of Architecture 15, no 2 (avril 2010): 235‑37.
[2] Bernard Rudofsky, Architecture Without Architects: An Introduction to Non-Pedigreed Architecture (New York: The Museum of Modern Art, 1964).
[3] Patrick Bouchain, « OBS 2049 Habitat #5 : Discussion », enregistrement vidéo, 25 septembre 2019, Arsenal TV.
[4] Bernard Rudofsky, The Prodigious Builders: Notes toward a Natural History of Architecture with Special Regard to Those Species That Are Traditionally Neglected or Downright Ignored (New York: First Harvest / Harcourt Brace Jovanovich, 1979), 5.
[5] Robert Venturi, Denise Scott Brown, et Steven Izenour, Learning from Las Vegas, éd. facsimile (1972; Cambridge, Massachusetts: The MIT Press, 2017).
[6] Ivan Illich, « Le Travail fantôme », in Œuvres complètes, éd. par Thierry Paquot, vol. 2 (1981; Paris: Fayard, 2005), 152.
[7] Ivan Illich, « La Convivialité », in Œuvres complètes, éd. par Jean Robert et Valentine Borremans, vol. 1 (1973; Paris: Fayard, 2004), 484. Un outil maniable ne requiert pas d’autre énergie que celle de la main, du corps ; les outils manipulables consomment de l’énergie externe, s’affranchissent parfois totalement de l’humain.
[8] Illich, « La Convivialité », 470.
[9] Sur la question des seuils et des limites, voir Illich, « La Convivialité », 544.
[10] Augustin Berque, Glossaire de mésologie (Bastia: Éditions éoliennes, 2018).
[11] Roger L. Welsch, « Sandhills, Nebraska : le berceau de la construction en botte de paille », trad. par Martin Paquot, Topophile, 2 mars 2020.
[12] Martin Paquot, Raphael Pauschitz, et Camille Morin, éd., Florilège topophile (Topophile, s. d.).
[13] Extrait d’un entretien plus ancien in Jean Asselmeyer, André Ravéreau et l’Algérie : Et le site créa la ville, documentaire (H. K. E. Productions, 2019).
[14] Salmā Samar Damlūǧī et Viola Bertini, éd., Hassan Fathy: Earth & Utopia (London: Laurence King, 2018), 35.
[15] Rudofsky, Architecture Without Architects.
[16] Berque, Glossaire de mésologie. C’est-à-dire que nos sociétés ont perdu toute compréhension des choses premières de l’univers, de son essence.
[17] Berque, Glossaire de mésologie. Un motif écouménal est un « ensemble de choses [instances de réalité] localisé, exprimé dans l’espace par une certaine forme, […] ».
[18] À ce sujet, lire Augustin Berque, Descendre des étoiles, monter de la Terre : La trajection de l’architecture (Bastia: Éditions éoliennes, 2019).
[19] Marc Dujardin, « Bhutanese Architecture and the Dynamics of Tradition: An architectural study of identity and change in traditional dwelling culture and built environment » (Thesis submitted as partial fulfilment for the degree of Doctorate in Applied Sciences, Architecture in the Faculty of Applied Sciences, Heverlee, KU Leuven, 2013).
[20] Dvijendra Nath Shukla, Hindu Science of Architecture: Engineering, Town Planning, Civil Architecture, Palace Architecture, Temple Architecture and an Anthology of Vāstu-Lakṣaṇas, vol. 1, 2 vol. (Delhi: Munshiram Manoharlal Publ., 1995).
[21] Viola Bertini, « The City of the Future: Fragments of an Idea of the City », in Hassan Fathy: Earth & Utopia, éd. par Salmā Samar Damlūǧī et Viola Bertini (London: Laurence King, 2018), 124‑35.
[22] Rudofsky, The Prodigious Builders, 227.
[23] Voir aussi la discussion du vernaculaire dans Prabal Thapa, « A Praise of Holistic Thinking (working title) : interview with Prabal Thapa », Topophile, à paraître.
[24] Ḥasan Fatḥī, « Letter to President Gamal Abdel Nasser on Rural Housing », in Hassan Fathy: Earth & Utopia, éd. par Salmā Samar Damlūǧī et Viola Bertini (London: Laurence King, 2018), 174‑84.
[25] Illich, « La Convivialité », 470.
[26] Fatḥī, « Letter to President Gamal Abdel Nasser on Rural Housing », 176.
[27] Voir Laurent Demarta, « Les frontières de l’humanitaire », Hermès, no 63 (2012): 190‑95.
[28] Illich, « La Convivialité », 580.
[29] Illich, « La Convivialité », 527.
[30] Fatḥī, « Letter to President Gamal Abdel Nasser on Rural Housing », 183, italiques tels que dans la source.
[31] Patrick Bouchain, « Covid #7 | Avec et pour les habitants », Topophile, 29 mai 2020.