Du lisible au visible
« L’Europe réensauvagée » de G. Cochet et B. Kremer-Cochet
Maxime Lerolle | 21 mars 2021
Introduction
Pour vivre heureux, faut-il se séparer ? Telle semble être la conclusion de L’Europe réensauvagée. Vers un nouveau monde. Pourtant, le dernier essai des naturalistes français Gilbert Cochet et Béatrice Kremer-Cochet ne manque pas d’exemples inspirants en matière de retour du sauvage en Europe, dont il dresse un panorama globalement positif. Cependant, la philosophie dualiste qui sous-tend la démarche des auteurs mine ces réjouissances, car elle perpétue sans s’en rendre compte les causes de l’actuelle destruction du monde au lieu d’inventer de nouvelles manières d’habiter ensemble le monde.
Tout commençait pour autant au beau fixe. Le constat d’un net réensauvagement de l’Europe que tirent les Cochet de quelques décennies de protection de la nature ne lasse pas de fasciner. Indéniablement, les parcs nationaux, réserves naturelles et autres zones de protection intégrale ont joué un rôle majeur dans la protection et le retour d’espèces animales emblématiques du continent. L’un des meilleurs exemples en est la saga du bison d’Europe, « symbole du renversement culturel de notre position vis-à-vis du sauvage » aux yeux des auteurs. Disparu à l’état sauvage à la fin des années 1920, le bison y est réintroduit trente ans plus tard dans la forêt de Białowieża, l’une des dernières forêts primaires du continent, aux confins de la Pologne et de la Biélorussie. Depuis cet espace protégé où les bisons prospèrent, quelques individus ont progressivement recolonisé les pays voisins, jusqu’à atteindre l’est de l’Allemagne. Ainsi protégée de la chasse et du déboisement et fortement médiatisée, l’espèce peut ainsi se targuer d’un spectaculaire taux de croissance de 230 % entre 2000 et 2016.
À présent que les zones protégées ont permis le maintien ou le retour de certaines espèces, les Cochet envisagent le dépassement de ces stations expérimentales, trop souvent isolées les unes des autres. En jeu : passer de la simple présence « comptable » à « l’abondance, voire la surabondance » animale. Une telle ambition nécessite la coordination à l’échelle européenne de mesures jusqu’alors appliquées localement. Les naturalistes rêvent notamment d’un équivalent européen du Yellowstone nord-américain : le « corridor C2C », partant de la Cordillère Cantabrique en Espagne et rejoignant les Carpates et le Caucase à l’est, regroupant à terme la plupart des montagnes du continent. La réussite d’un tel couloir écologique faciliterait ainsi les migrations spontanées, comme celle bien connue du retour du loup en Europe de l’Ouest. Celle-ci résulte d’un groupe venu du parc national des Abruzzes, en Italie centrale, depuis lequel ils ont rallié les Alpes et, peu à peu, retrouvé l’aire de répartition historique de l’espèce.
Toutefois, la mise en œuvre de tels projets, aussi beaux soient-ils, repose sur un impensé : la déportation des populations humaines habitant ces territoires. Les Cochet ne s’y attardent pas, mais plusieurs commentaires donnent à voir ce qu’ils pensent d’eux. Montagnards, éleveurs, pêcheurs : tous les indigènes se voient taxés de « braconnage », comme si leur mode de vie en lui-même provoquait l’extinction de la biodiversité. À l’opposé, on trouve les bons écologistes, « héros de la restauration de la nature » doués d’une « abnégation sans limites », qui ne tirent de la nature que l’innocent plaisir de la contemplation. Or, les précédents historiques nous enseignent où conduit une telle hiérarchisation des pratiques humaines. En Afrique, comme l’a montré Guillaume Blanc dans L’Invention du colonialisme vert, la création des parcs nationaux a poussé à l’exil les autochtones vivant là depuis des siècles, injustement accusés d’exterminer les espèces animales.
Une telle condamnation des pratiques humaines ne laisse pas d’étonner. Elle révèle surtout le caractère profondément misanthrope du naturalisme des Cochet. À leurs yeux, l’être humain, mauvais par nature, doit être absolument écarté de la vie animale et n’avoir rien en commun avec elle, sinon le droit de contempler le « grand opéra sylvestre ». Une séparation aussi radicale de la nature et de la culture interroge. Ne désire-t-on vraiment voir le retour du sauvage qu’à travers l’écran de sa télévision ? la position idéale est-elle forcément celle du « spectateur devant un bon film » ? ou ne faut-il pas inventer d’autres manières de vivre, non pas séparés les uns des autres, mais en apprenant ensemble à partager le territoire ?
On trouverait quantité d’exemples alternatifs hors de l’Europe. Sur ce continent même, il suffirait de remonter quelques siècles dans le temps pour découvrir d’autres manières d’appréhender l’espace et la nature. Mais là tient le problème des auteurs : leur analyse est résolument anti-historique. Il manque un acteur clé à la situation de pénurie de biodiversité qu’ils décrivent, aussi minutieuse soit-elle : le capitalisme. À les lire, chasseurs, éleveurs et pêcheurs seraient à eux seuls responsables de la sixième extinction de masse, niant ainsi l’ensemble des circuits sociaux, économiques et politiques encourageant de tels comportements prédateurs.
En se privant de toute remise en perspective historique, les deux naturalistes reproduisent logiquement les causes du désastre actuel. Ainsi, pour protéger la nature, plutôt que de s’appuyer sur les savoirs séculaires des communautés autochtones, ils préfèrent en appeler à celui qui soutint massivement les infrastructures capitalistes durant la révolution industrielle : l’État. À mêmes causes, mêmes effets, on peut craindre une telle version du réensauvagement qui, sous prétexte de protéger la faune et la flore, ne conduirait qu’à nous en éloigner davantage. Et que le « nouveau monde » promis par les auteurs ressemble en tous points à l’ancien.
Gilbert Cochet et Béatrice Kremer-Cochet, L’Europe réensauvagé. Vers un Nouveau Monde, « Mondes sauvages », Actes Sud, juin 2020, 336 pages, 23 euos.