Du lisible au visible

« Mouvementements » d’Emma Bigé

Jeanne Varaldi | 28 juin 2023

Introduction

Et si nous nous arrêtions un instant ? Et si nous portions notre attention sur la façon dont notre corps s’ajuste à la gravité ? Et si nous faisions l’expérience de toucher, avec attention, les murs qui nous entourent, le sol sous nos pieds ? Et si nous faisions confiance à nos sensibilités pour capter l’atmosphère d’un lieu, d’un groupe, d’un environnement ?

C’est à cette foule de questions qu’Emma Bigé, danseuse, agrégée et docteure en philosophie, nous expose dans son ouvrage Mouvementements. Elle analyse les pratiques somatiques par lesquelles nos gestes révèlent nos enchevêtrements et interdépendances avec le monde qui nous entoure. Les mouvementements désignent les « mouvements en moi qui ne sont pas de moi ». L’intention est de nous « apprendre à penser le mouvement autrement que comme quelque chose que je fais et qui modifie le monde ».

La danse devient la porte d’entrée vers une perception sensible et relationnelle de notre environnement. Parmi les pratiques citées, la « petite danse » développée en 1967 par Steve Paxton invite à se tenir debout, presque immobile, pour sentir la façon dont notre corps s’ajuste à la gravité. Le Contact Improvisation, qu’il diffuse peu après, consiste à entrer en contact avec un autre danseur, tout en laissant les corps chuter et se heurter. Dans la lignée des travaux d’Eric Manning, la danse devient une véritable expérience relationnelle et le mouvement source de connaissance : « Je ne connais pas parce que je suis capable de découper la chose, de l’analyser, et même plus spécifiquement d’en arrêter le mouvement ; je connais dans la mesure où je suis capable précisément de ne pas arrêter le mouvement, de le suivre, de l’accompagner et de l’exaucer. »

Lire ce livre dans une perspective topophile introduit une diversité d’outils pour appréhender de façon sensible nos lieux de vie et de rencontre : jouer avec la gravité, interroger la verticalité du bâti, perdre ses repères… Ainsi surgissent dans notre esprit de nombreuses pratiques poétiques de l’espace public : l’arpentage d’un gratte-ciel par Trisha Brown, la danse verticale de RetourAmont, les marches obstinées de la compagnie Olivier Dubois… Toutefois, Emma Bigé aborde peu la question urbaine ou architecturale si ce n’est pour illustrer l’image appauvrie du corps anatomique : « cette image est celle d’un corps organisé, sous la peau, en organes, muscles et os séparés les uns des autres : elle est celle d’un corps statique, constitué de places fortes, à la manière des bâtiments d’une cité (…), au sein desquelles sont supposés circuler des fluides. » (p : 39). L’esprit topophile y voit aisément une invitation à imaginer des corps et des mouvements plus libres pour une ville plus fluide.

Ces corps et mouvements libres ont un potentiel politique. Les pratiques décrites par Emma Bigé deviennent « somactivisme » lorsqu’elles permettent de se réapproprier la relation à son environnement et aux autres. Il s’agit de dépasser le cadre restreint qui pense nos mobilités plus que nos mouvements : « le monde industriel et les espaces urbains réduisent la chorégraphie sociale à un vocabulaire de mouvements appauvris ». Des corps libres laissent place au non-agir, à la tendresse et même au repos dans l’espace public comme le montre l’installation Sommeil Noir (Sosa et Acosta, 2018) citée dans l’ouvrage. Ils se réapproprient l’espace, créent des alliances et des collectifs qui dépassent l’individu : « ce n’est pas moi qui bouge (c’est nous). Nous est le sujet du mouvement (…). »

Emma Bigé formalise donc un terrain foisonnant de recherche-action. Les enjeux et pratiques couverts sont vastes, ce qui brouille par endroit le propos de l’autrice. Les passerelles avec les champs spatiaux que sont l’architecture et l’urbanisme sont ponctuelles, alors qu’un corps en mouvement appréhende et révèle l’espace qu’il parcourt. Ces mouvementements, ne sont en effet pas sans rappeler le ballet urbain décrit par Jane Jacobs : « Sous un désordre apparent, là où la ville ancienne fonctionne correctement, il existe un ordre merveilleux autour duquel s’ordonnent la sécurité dans la rue et la liberté dans la cité. […] Bien que cet ordre, fait de déplacements et de changements, soit de la vie et pas de l’art, nous pouvons fantasmer et dire que cette forme d’art propre à la ville peut être comparée à de la danse. […] Le spectacle du ballet des rues d’une cité n’est jamais le même d’un endroit à un autre et chaque fois, il donne lieu à de nouvelles improvisations. » (Déclin et survie des grandes villes américaines, 1961)

Emma Bigé (2023), Mouvementements. Ecopolitiques de la danse, La Découverte, 232 pages, 21 euros.