Du lisible au visible

« Notre nouvelle nature » et « Atlas féral » d’Anna Tsing et alii

Agnès Sinaï | 19 décembre 2025

Introduction

Pourquoi aborder l’Anthropocène par des enquêtes de terrain ? Pour arriver à conjoindre plusieurs échelles en même temps. Pour avoir prise sur les structures d’oppression des humains et des non humains en les rendant visibles. Le changement d’échelle permet d’observer les transformations en cours et de les nommer au cas par cas, en affrontant l’Anthropocène dans son horreur. On ne ressort pas indemne de la lecture de Notre nouvelle nature. Guide de terrain de l’Anthropocène, fascinante et terrifiante expérience de pensée conduite par l’anthropologue Anna L.Tsing, professeure à l’université de Santa Cruz en Californie. Les patchs sont de véritables clés de lecture de ces enquêtes de terrain, des histoires entremêlées qui se déroulent sur plusieurs espaces-temps, à l’image des plantations, qui sont l’exemple type de patchs anthropocéniques. Ils peuvent être identifiés à de multiples échelles, depuis une tache sur une feuille jusqu’à un océan. L’échelle des patchs permet de saisir de ce que l’Anthropocène fait au monde, dans une dimension qui apparaît morcelée, hétérogène. C’est cette hétérogénéité qui est intéressante car elle donne à lire localement ce que l’approche systémique tend à invisibiliser.

Anna L. Tsing et ses co-autrices éthnographes et artistes Jennifer Deger, Alder Keleman Saxena et Feifei Zhou, entendent décrire cette « nouvelle nature », territoire après territoire, dans cet ouvrage lui-même en forme de patchwork, entre manifeste théorique et guide pratique, dont bien des entrées recoupent celles de l’Atlas féral publié quasi conjointement grâce au travail des éditions Wildproject, sous la houlette de Marin Schaffner. Si les deux ouvrages se nourrissent mutuellement, leur matrice est bel et bien celle de l’Atlas féral, site internet en forme de labyrinthe, publié en 2020, « foisonnant et déroutant », comme l’écrit Marin Schaffner, qui, sur les 80 études de cas au quatre coins du monde déployées dans l’Atlas féral, en a sélectionné vingt. Toutes sont des histoires vraies, et difficiles : des histoires d’extinction, de maladies, de contaminations.

Ces enquêtes illustrent concrètement et de manière située comment le changement de système remodèle les paysages terrestres et aquatiques et comment se déroulent les ruptures. Exemple : quand le monde des méduses a fait irruption dans la mer Noire, il y a eu une rupture systémique. Les lieux des enquêtes donnent à voir comment la Grande Accélération, modalité temporelle de l’Anthropocène, cause la rupture de systèmes qui étaient auparavant régis par un ensemble de relations temporairement stables. Par exemple, le lac Apopka aux Etats-Unis où la première prolifération d’algues a été enregistrée dans les années 1950 : « Le changement d’un lac à la suite d’un excès de nutriments est sans doute l’exemple le plus clair, le plus net, d’une rupture systémique », notent Tsing et alii. Les patchs sont donc des lieux où observer le changement systémique. Ce sont des points névralgiques de l’Anthropocène.

« Le changement d’un lac à la suite d’un excès de nutriments est sans doute l’exemple le plus clair, le plus net, d’une rupture systémique »

Anna Tsing et alii

Rendre visible les chaînes d’interactions à travers les patchs, c’est comprendre les structures à l’œuvre et se donner une chance d’agir sur les infrastructures. Car ce sont les complexes d’infrastructures qui provoquent les espaces et le temps de désastres particuliers. Il s’agit de lever un malentendu : les infrastructures ne sont pas seulement des édifices et des réseaux, ce sont des éléments standardisés et réplicables que seules quelques entreprises mondiales peuvent réaliser, à l’image des grands barrages. « La standardisation est promue comme une forme utopique ». Outre qu’elles remodèlent complètement l’espace concerné, les infrastructures sont vouées à être copiées, comme des schèmes répétitifs. Ainsi l’infrastructure est non seulement une construction matérielle, mais elle relève d’une vision capitaliste faite de monocultures, d’économies d’échelle, d’investisseurs. Les infrastructures impériales, comme les plantations ou le trafic mondialisé de marchandises et d’animaux transportés dans d’immenses cargos, mais aussi d’esclaves empilés dans les ignobles navires coloniaux au 18e siècle, ont le pouvoir d’attirer des « partenaires féraux », comme les moustiques propageant la fièvre jaune, qui déclenchent des ruptures sociales et écologiques.

Les infrastructures de production énergétique, par exemple, remodèlent toute la planète dans l’espace et dans le temps : elles produisent des effets spatio-temporels en créant un rapport féral au dioxyde de carbone, qui devient un acteur non humain du changement de régime climatique. En effet, non seulement les énergies fossiles créent d’importantes accumulations de dioxyde de carbone, installant ainsi les conditions planétaires d’une surchauffe et d’un dérèglement climatique (revenir à une atmosphère préindustrielle prendrait environ 100 000 ans selon le géologue Jan Zalasiewicz). Mais aussi les centrales nucléaires concourent à la modification spatio-temporelle du monde en distillant leur radioactivité sur le long terme (le plutonium 239 a une demi-vie de 240 000 ans) dans des patchs particuliers, par exemple autour de la centrale de Tchernobyl, mais aussi en patchs planétaires par les vents qui répandent la radioactivité du site de Fukushima jusqu’à la Finlande.

L’approche par patchs est fascinante car elle permet de conjoindre plusieurs niveaux d’analyse et de perceptions du changement systémique : les patchs conjugent des connaissances situées, au sein de paysages spécifiques, et mettent en avant l’hétérogénéité des effets des infrastructures de l’Anthropocène. Par exemple, le changement climatique interagit avec des éléments déjà en place et se noue de manière spécifique aux sociétés locales, comme au Mexique, dans la région de Sonora, où la raréfaction des pluies exacerbe les vulnérabilités et catalyse les cartels de la drogue, sources d’emplois.

Les infrastructures sont des « détonateurs » de l’Anthropocène, car elles sont en elles-mêmes des forces planétaires. De ces points cardinaux instables, nous ressortons à la fois déboussolées et édifiées : nous voyons le monde autrement aux prises de l’accélération spatio-temporelle de la violence du capital et de l’égarement de l’humanité.

Anna Lowenhaupt Tsing, Jennifer Deger, Alder Keleman Saxena, Feifei Zhou, Notre nouvelle nature. Guide de terrain de l’Anthropocène, Traduit de l’anglais par Philippe Pignarre et Isabelle Stengers, « Ecocène », Seuil, 2025, 519 pages, 25 euros.

Anna Lowenhaupt Tsing, Jennifer Deger, Alder Keleman Saxena, Feifei Zhou, Atlas féral. Histoires vraies et proliférantes des résistances aux infrastructures humaines, Textes sélectionnés et traduits de l’anglais par Marin Schaffner, « Le monde qui vient », Wildproject, 2025, 352 pages, 24 euros.