Du lisible au visible

« Paris n’est plus une fête » de Hacène Belmessous

Thierry Paquot | 7 octobre 2024

Introduction

Cette excellente enquête, menée tambour battant, pourrait inspirer une série sur le destin d’une ville, qui en quelques décennies effectue une incroyable mue sociologique, mais aussi architecturale et urbanistique. Hacène Belmessous, fin connaisseur du fait urbain, des banlieues populaires aux villes administrées par des élus Front National, s’intéresse cette fois-ci à la capitale depuis qu’un maire la préside, en 1977. Ainsi se succèdent Jacques Chirac, Jean Tiberi, Bertrand Delanoë, Anne Hidalgo qui progressivement, et volontairement, accèdent aux désirs des capitalistes qui ajoutent à leurs trophées la marque « Paris ». Qui sont-ils ? Une poignée de dirigeants d’empires industriels sans autre souci que l’augmentation vertigineuse de leur capital et sa diversification juteuse : Xavier Niel, Bernard Arnault et LVMH, le groupe Unibail-Rodamco-Westfield, la famille Pinault, la société de Participation Nation, le groupe Emerige, la Compagnie de Phalsbourg, etc. Ils bénéficient du soutien de membres du conseil municipal, comme Jean-Louis Missika, le puissant adjoint de Anne Hidalgo durant son premier mandat, chargé de l’urbanisme. Il a été condamné le 2 avril 2024 par le tribunal correctionnel pour pantouflage dans deux groupes immobiliers...

Hacène Belmessous raconte la dérive thatchérienne de la droite française, sous Chirac, qui ouvre au marché le capital des entreprises publiques comme Air France, France Télecom, les Autoroutes du Sud de la France, etc. C’est le même néo-libéralisme qui inspire la politique du logement social. Jospin, alors premier ministre, effectue à son tour, ce virage néo-libéral teinté de valeurs « socialistes » que Bertrand Delanoe, devenu maire de la capitale, accepte. La candidature de Paris pour les J.O. subie trois échecs (1992, 2008, 2012), la ville n’étant pas encore suffisamment « globalisée », ce qu’elle devient peu après et que récompense le CIO en lui offrant les J.O. de 2024. Entre temps, la population a été « boboïsée » et l’immobilier parisien grandement financiarisé, au point où les loyers « libres » ont flambé tout comme le coût du mètre carré...  « La ville-monde, observe l’auteur, n’a pas de chair sociale. » Les immigrés sont indésirables, tout comme les pauvres, ils sont envoyés en lointaine banlieue. La réhabilitation de l’îlot Chalon, près de la gare de Lyon, est exemplaire de cette politique volontariste de transformation sociologique, avec comme point d’orgue l’intervention de Chirac sur « le bruit et l’odeur » des immigrés, déculpabilisant par-là même le racisme rampant à l’œuvre dans toute la société française...

La marchandisation de la ville progresse d’année en année, non seulement avec « l’emprise vorace sur le parc locatif de la capitale – 55 100 meublés sur le marché de la plate-forme », l’achat à prix d’or d’immeubles par la ville pour se constituer une réserve foncière, l’autorisation d’opérations urbaines contraires au bon sens, comme la Tour triangle à la Porte de Versailles. Emmanuel Macron inaugure la Samaritaine, Bruno Julliard, adjoint à la culture, congratule Brian Chesky, P.D.G. d’Airbnb, Anne Hidalgo admire « cette magnifique tour proposée par Herzog & de Meuron sera un élément constitutif du patrimoine de demain », le Paris des riches que décrit l’auteur est plébiscité par la Municipalité et ses alliés : Guillaume Poitrinal d’Unibail, Véronique Bédague de Nexity, Astrid Panosyan-Bouvet, Sophie Rosso, Tanguy Hergibo qu’on retrouve aussi bien à la direction de grosses firmes qu’à des postes de hauts-fonctionnaires, avec Jean-Louis Missika dans les parages... Le lobbying triomphe et le Parisien lambda est grugé, même les militants d’un urbanisme transitoire, comme Yes We Camp sont subventionnés et ainsi se rangent sous la bannière de la Ville. Yes We Camp reçoit 100 000 euros en juillet 2018, 100 000 euros en juillet 2021, 60 000 euros en juin 2022, 90 000 euros en juillet 2022... « Lorsque la vie démocratique est noyautée par les lobbys, écrit Hacène Belmessous, lorsque les valeurs sociales promues par les classes aisées et fortunées arbitrent l’essence même de nos existences et des relations humaines, l’idée qu’un Paris populaire soit possible relève d’une hypothèse irréaliste. » Oui, Paris n’est plus la fête qu’Ernest Hemingway appréciait dans les années vingt en compagnie de ses amis artistes, avec peu de moyens, à la bonne franquette ! Non, Paris se consomme et il faut en payer le prix fort.

Hacène Belmessous, Paris n’est plus une fête, Les Voix urbaines, 2024, 160 pages, 18 euros.