Du lisible au visible

« La vie solide » d’Arthur Lochmann

Ivan Fouquet | 13 novembre 2019

Introduction

L’ouvrage d’Arthur Lochmann, La vie solide. La charpente comme éthique du faire (Payot, 2019), est difficile à classer : entre traité de philosophie et traité de charpente, il est avant tout un récit d’apprentissage – le sien, celui d’un philosophe devenu charpentier.

A l’instar de Nietzsche, Arthur Lochmann semble pratiquer « une philosophie à coups de marteau ». Au-delà de ce jeu de mots facile, il ne s’agit pas d’une injonction à devenir dur, mais bien d’une incitation à devenir « solide ». Tout tient dans les deux mots qui composent son titre, « vie » et « solide », qui résonne étrangement avec La vie liquide de Zygmunt Bauman (2013), critique des sociétés occidentales contemporaines postmodernes dérégulées et privatisées, en quête de plaisir, de consommation et de liberté individuelle. 

« Vie », quelle vie ?

Ici, pas de critique, Lochmann partage simplement une expérience de vie, longue, épaisse, tendue entre le passé et l’avenir. Sans nostalgie du passé et de ses traditions, ni fantasme d’un futur innovant. Le passé s’incarne dans la répétition des gestes, du savoir, des techniques développées au fil du temps et leur transmission d’une génération à l’autre. L’avenir dans le travail bien fait, dans l’ouvrage de charpente bien construit qui demeurera des dizaines, voire des centaines d’années. Les gestes sont véritablement rendus vivants, vivifiés par le travail, réinventés par celui qui s’approprie le savoir-faire artisanal.  

La vie de charpentier est aussi une vie sociale, que l’on est tenté d’opposer aux réseaux dits « sociaux », car « le charpentier est rarement solitaire ». Arthur Lochmann décrit le travail en équipe comme un corps collectif, « un grand individu composé de plusieurs corps » qui se synchronise, coordonne ses gestes sans même avoir besoin de parler. Le savoir-faire artisanal du charpentier est aussi présenté comme un bien commun, développé collectivement et répondant aux attentes collectives, à l’opposé de la privatisation du savoir, des secrets professionnels, du brevetage industriel. 

La vie de charpentier est une vie joyeuse et les pages de La vie solide retracent les heures de plaisir à apprendre et à travailler : « le chef d’équipe qui, prenant un plaisir fou à son travail, n’avait de cesse de partager son bonheur. Régulièrement une pièce de bois à la main, il contemplait le résultat de ses coupes et s’exclamait : ‘Pop ! Pop ! Pop ! Regardez-moi ce travail d’artiste ! »

« Solide », pourquoi solide ? 

Bien sûr le métier de charpentier consiste à construire des choses solides qui, pour répondre à leur fonction, sont faites pour durer, résister à l’érosion, aux intempéries, aux destructions, à l’écoulement du temps. Mais il en va aussi de la « réalité et de la solidité de monde humain » pour lequel l’auteur convoque Hannah Arendt : « La réalité et la solidité du monde humain reposent avant tout sur le fait que nous sommes environnés de choses plus durables que l’activité qui les a produites, plus durables, même en puissance, que la vie de leurs auteurs. » 

De fait, nos vies sont rendues « fragiles » par l’obsolescence programmée des productions contemporaines, mais aussi la perte de responsabilités dans le travail, sa dissolution et la multiplication des tâches inutiles ou vides de sens (un phénomène nommé bullshit jobs). 

La société est fragilisée par le processus de perte de savoir-faire et de savoir vivre, ce que Bernard Stiegler appelle « la prolétarisation de la société » dans laquelle nous sommes appauvrit, dessaisi du savoir, de la compréhension et de l’intelligibilité du monde, comme l’ouvrier est dépossédé par la machine de son propre travail. Le monde du bâtiment a lui aussi de plus en plus recours à des éléments préfabriqués en usine, des blocs modulaires, des pans de façades entiers, des charpentes industrielles pour lesquelles les charpentiers deviennent de simples « poseurs ». Le sentiment d’utilité et de responsabilité ne peut que disparaître et avec lui l’engagement dans le travail, le soin apporté à l’ouvrage, le désir de bien faire...

Une pensée matérielle

Avec La vie solide, Arthur Lochmann développe le concept de « pensée matérielle » un rapport concret au réel, à la matière. Il rejoint la pensée de l’Américain Matthew B. Crawford, philosophe mécanicien.

Il dépasse l’opposition binaire manuel/intellectuel : dans le travail de charpentier, de mécanicien, ou le travail « manuel » en général, le corps entier est en action, demande une interaction permanente entre le cerveau, l’œil et la main. Il appelle aussi à une conscience du matériau et de ses limites de ce qui est permis par la matière, une compréhension physique des choses. La « pensée matérielle » est une confrontation au réel particulièrement importante dans notre monde imprégné des récits imaginaires venus du marketing, du monde virtuel et immatériel des écrans, et des fantasmes de maîtrise totale qu’ils produisent. Le savoir lui aussi serait fragile, collecté sur le web ou appris dans les livres, il demeure périphérique, stocké, mobilisable en cas de besoin mais facilement oublié car détaché de l’expérience, dispensé de mise en pratique. Solide, le savoir-faire est intériorisé, incorporé, acquis par l’expérience, par les erreurs, « les coups de marteau » bien réels, vécus et quotidiens, la répétition des gestes, les routines...  

Pourquoi faut-il lire La vie solide ? Pour sortir de la frénésie de l’époque, peut-être, et devenir inactuel au sens de l’unzeitgemäss nietzschéen (« contre son temps », « intempestif »). Mais l’auteur ne cite jamais Nietzsche. Il nous propose avec Bruno Latour de ne pas choisir entre le passé et l’avenir, l’ancien et le moderne, de « courber la ligne du temps » et d’accéder à une vie solide. 

Bibliographie

Arthur Lochmann, La vie solide. La charpente comme éthique du faire, Payot, 2019, 204 p., 15,50€.