L'utopie ou la mort

Pour une politique patrimoniale cohérente avec le contexte d’urgence climatique

Sébastien Clément Emmanuel Mille Thierry Paquot | 11 août 2020

Introduction

Tribune. Alors que les journées caniculaires s’enchainent, que tout le monde souffre de la chaleur plombante et que les chauffagistes font fortune en installant des climatiseurs, les architectes du patrimoine Sébastien Clément et Emmanuel Mille, et le philosophe Thierry Paquot appellent à une réhabilitation du bâti existant en phase avec l’urgence climatique afin que nos habitats et nos villes soient vivables en 2050. « Le patrimoine fait corps avec l’écologie, concluent-ils, il en est la face historique qui demain témoignera d’hier. Une société qui perd la mémoire n’a pas d’avenir. »

Le mois de juin 2020 a été le plus chaud jamais enregistré dans le monde. Le record précédent ne datait que de… 2019 ! La Sibérie fait face à une canicule sans précédent, l’hiver dernier, nous avons connu des records de douceur, et ce printemps a été le deuxième plus chaud jamais enregistré.

La crise sanitaire liée à l’épidémie de Covid-19 n’a fait que renforcer la donne. Après plusieurs mois de confinement en appartement, la population aspire à plus d’espaces verts. L’enjeu actuel et à venir de la question environnementale a pris une place inédite dans le débat des municipales. Et les résultats, notamment dans les grandes villes, sont éloquents quant à ce changement attendu par les électeurs.

Une écologie cosmétique et opportuniste

Et pourtant des projets farfelus, voire contradictoires avec l’écologie, inscrits dans les programmes, risquent aujourd’hui de voir le jour, notamment à Paris : création de forêts sur dalles, de ponts plantés, de façades végétalisées, de tours écologiques. Cette écologie-là, cosmétique et opportuniste, ne répond pourtant en rien aux enjeux. Les villes ont tenu compte du climat, des matériaux disponibles localement et du savoir-faire des artisans, ceci à chaque époque. Le progrès technique et le faible coût des énergies fossiles de l’époque productiviste ont généralisé un confort normé pour tous. Cette amélioration se heurte dorénavant au réchauffement climatique et à la raréfaction des ressources. Nos logements et villes anciennes, qui n’ont pas été conçus pour des températures caniculaires, seront d’ici à 2050 invivables !

Viser l’habitabilité de ces villes exige de modifier aussi bien le bâti que les espaces publics. Face à l’épuisement des ressources, au bilan carbone désastreux de la construction neuve conventionnelle, et au risque d’une accélération de l’étalement urbain, la réhabilitation du bâti existant doit être fortement encouragée.

Dans un contexte où la rénovation énergétique de masse est censée être un des piliers de la relance économique d’après-crise, méfions-nous des solutions les plus hâtives. L’isolation de bâtiments historiques par l’extérieur est souvent peu heureuse sur un plan esthétique. En outre, lorsqu’elle est trop étanche, elle pose des problèmes de conservation du bâti : la plupart des matériaux anciens ont besoin de respirer pour perdurer. De la même manière, préférons les isolants biosourcés aux matériaux synthétiques, certes plus économiques, mais qui sont très contestables sur un plan environnemental.

L’absolue nécessité de diminuer l’empreinte carbone condamne les solutions high-tech, coûteuses, peu pérennes et écologiquement contestables. Pour développer des réponses cohérentes avec le nouveau contexte climatique, les pays méditerranéens nous offrent pléthores de principes vernaculaires adaptés à l’intelligence constructive initiale du bâti : inertie des matériaux, ventilation traversante, captage d’air frais depuis les caves, etc.

Les premières photographies du Paris haussmannien montrent des piétons allant et venant au milieu des places, des boulevards, des rues sans être canalisés sur les trottoirs exigus et devenus dangereux, car fréquentés aussi bien par des vélos, des trottinettes que des scooters. Depuis longtemps la voirie a été abandonnée à l’automobile, souvent immobile…

La création d’ombre devient impérative (création d’ombrelles urbaines, plantation d’arbres de haute tige). Quand les températures auront encore augmenté, il sera absurde de restaurer des cours minéralisées des places et parvis, comme la place du Panthéon ou de la Bastille, sans une réflexion sur l’ombrage et le confort hygrothermique apporté par une végétation bien choisie et des sols non imperméabilisés. Il ne fera de même plus sens de choisir des revêtements de sols foncés, captant la chaleur, comme cela est parfois imposé pour les pistes cyclables.

Les transformations écologiques seront en partie des reconquêtes patrimoniales. La minéralisation des sols est en partie responsable de la saturation des égouts. Avec des épisodes de sécheresses et de crues plus récurrents, ou de pluie moins fréquents mais plus violents, l’infiltration des sols ne constitue plus un gadget d’« écoquartier » mais une nécessité pour la régulation de l’eau et le confort hygrothermique.

Restreindre la place de la voiture, c’est redonner la priorité aux piétons – notamment aux enfants –, c’est aussi retrouver des sols filtrants et des emplacements de pleine terre, sources de fraîcheur.

Le patrimoine, une précieuse balise

Un patrimoine n’est jamais mieux préservé que s’il est occupé, chauffé et aéré, entretenu, vivant ! Il perd tout son sens si son usage se limite au tourisme. Les villes anciennes doivent privilégier des logements pour leurs habitants, en incluant les personnes aux revenus modestes.

À présent principalement centrée sur les questions esthétiques et formelles, la politique patrimoniale pourrait s’ouvrir aux questions des usages et de leur cohérence avec le nouveau contexte climatique et sanitaire. Il convient de mieux protéger ce bâti ordinaire, et d’encourager son acclimatation au nouveau contexte. Les praticiens du secteur, et notamment les architectes des Bâtiments de France se doivent d’être à la pointe des transformations à opérer. Face à cet horizon incertain, le patrimoine constitue une précieuse balise, que tout citoyen apprécie. Le patrimoine fait corps avec l’écologie, il en est la face historique qui demain témoignera d’hier. Une société qui perd la mémoire n’a pas d’avenir.

Tribune initialement publiée dans Le Monde du 13 juillet 2020.

Sébastien Clément est architecte du patrimoine et professeur à l’IUT d’Evry ; Emmanuel Mille est architecte du patrimoine et doctorant au laboratoire CRAterre - Ecole nationale supérieure d’architecture de Grenoble ; Thierry Paquot est philosophe, auteur de Désastres urbains. Les villes meurent aussi (La Découverte, 2019) et Demeure terrestre. Enquête vagabonde sur l'habiter (Terre Urbaine, 2020).