Introduction
Thierry Paquot et Martin Paquot publiaient à l’automne 2020 le sixième ouvrage de la série dirigée par Dominique Bourg aux PUF, faite de traductions inédites et commentées d’essais majeurs de la pensée écologique.
Au cœur de Préserver les solitudes, la traduction inédite en français de l’article lyrique de John Muir (1838–1914), « The Wild Parks and Forest Reservations of the West », publié en janvier 1898 dans The Atlantic Monthly puis repris comme premier chapitre d’Our National Parks (1901).
En introduction, Thierry retrace la vie de John Muir, ses rencontres heureuses, ses exploits d’explorateur, ses nombreux articles et ouvrages. Il y présente au préalable la distinction qu’opère Muir entre la nature sacrée et la nature profane, essentielle pour comprendre les intentions de l’auteur, et de celle entre préservation et conservation. Muir compte parmi les plus fervents défenseurs de la création de parcs nationaux aux États-Unis afin de préserver la nature à l’état sauvage — de sorte que les citadins et les générations futures puissent toujours en faire l’expérience. Thierry revient également sur la polémique futile déclenchée en 2020 autour du prétendu mépris de Muir pour les Amérindiens [1].
La traduction par Martin Paquot de l’article se révèle une prouesse philologique. John Muir nous embarque dans une valse endiablée à travers les parcs nationaux et les réserves forestières de l’Amérique verte. Il nous conte les « jardins célestes », nomme exhaustivement et décrit en détail les espèces qui y vivent — arbres, fleurs, baies, animaux —, nous fait ressentir couleurs, sentences et textures par un vocabulaire riche et une prose lyrique, rend préhensible les phénomènes géologiques et météorologiques. Si riche que notre imagination vit en ces quarante pages les quatre saisons et les quatre coins des États-Unis.
Sous la plume de John Muir, une description naturaliste devient un récit haletant — un roman sans intrigue, ou plutôt dont l’intrigue est celle, bien réelle, des ravages causés à la nature par l’homme industriel : « la récente découverte [que cette contrée est] saupoudrée d’or peut nous alarmer, car les choses excitantes rendent les timides suffisamment téméraires et les paresseux dangereusement industrieux. »
Martin réussit le tour de force où un anglais littéraire et érudit se lit à merveille en français — ni même d’ardentes énumérations de plantes, alternant désignations vernaculaires et noms latins, ne savaient l’arrêter.
Thierry commente ensuite deux clés du texte : les solitudes et la préservation de la nature. En virtuose étymologiste, il convoque tant les adulateurs que les contempteurs de John Muir afin de retracer le sens et l’histoire de la « wilderness » et de sa traduction par « solitudes », avant tout caractérisée par le « sauvage », ce qui relève de la forêt, de la nature originelle. Il nous appelle à distinguer la sauvagerie, violente, de la sauvageté, propre aux solitudes, et relève combien la beauté sublime de la nature est, pour John Muir, l’incarnation même du divin.
Thierry nous traduit ce qu’il faut lire entre les lignes des odes à la nature de John Muir : quarante ans d’explorations en randonnée à travers l’Amérique du Nord — et autant de transformations et de ravages humains dans les parcs et réserves, qui prouvent dès le tournant du XXe siècle les intérêts divergents des solitudes et des hommes industriels.
De la rencontre entre John, Thierry et Martin émane effectivement un « émerveillement communicatif » : « abandonnez-vous aux sons, aux couleurs, aux senteurs, aux rythmes, aux formes, aux esprits que vous allez rencontrer, goûtez-les, ensauvagez-vous… »
[1] Lire aussi Maxime Lerolle. « L’Europe réensauvagée de G. Cochet et B. Kremer-Cochet ». Topophile, 21 mars 2021.
John Muir, Préserver les solitudes: parcs et forêts de l’Ouest sauvage, présenté et commenté par Thierry Paquot, traduit par Martin Paquot (Paris : Presses universitaires de France, 2020) ; 9 euros.