Du lisible au visible

« Proliférations » d’Anna Tsing

Agnès Sinaï | 12 octobre 2022

Introduction

Y’a-t-il des paysages plus favorables que d’autres à la viablité des espèces, humaines, animales, végétales sur Terre ? Au temps de l’Anthropocène, la réponse est complexe, tant les déséquilibres induits par l’avènement des plantations et des monocultures ont bouleversé l’écologie des paysages. La force des projets humains modernes combine des écologies de plantations, des technologies industrielles, des gouvernances impériales et des modes d’accumulation capitaliste, pointe l’anthropologue américaine Anna Tsing. Tous ensemble, ces éléments ont déplacé plus de terre que les glaciers et ont modifié le climat de la planète. Les acteurs de ce grand bouleversement sont les investisseurs, qui conçoivent des projets à grande échelle sur de longues distances pour convertir des lieux en plantations. Agents historiques de l’expansion coloniale européenne, ces plantations induisent de nouvelles  formes de mouvements biologiques, dont la prolifération, de certains champignons par exemple, est la caractéristique la plus périlleuse.

Ces pratiques agro-industrielles, délibérément inattentives à la diversité du monde naturel, ont ouvert la voie à de nouveaux mondes sauvages. Un ensemble de mécanismes complexes font basculer des paysages de jardins-forêts, hérités de pratiques millénaires, vers des néo-paysages gagnés par la prolifération. Une plante, un animal ou un champignon indigène abandonne ses habitudes de compagnonnage avec d’autres espèces et se fraye un chemin de destruction dans le paysage. Cette prolifération bloque les relations inter-espèces et un équilibre millénaire que certaines pratiques agro-forestières avaient su induire.

Le commerce des pépinières est un exemple de la réorganisation du monde vivant en actifs financiers. En l’occurrence, l’Hymenoscyphus pseudoalbidus, importation asiatique récente via le commerce international des plantes, décime les frênes européens. Ce que Tsing appelle l’écologie des plantations crée et propage des organismes virulents. La vitesse de leurs attaques est quelque chose de nouveau et c’est un produit de la domination de la forme « plantation ». D’autant que les frontières entre plantation et forêt se sont estompées.

À ce syndrome caractéristique de l’époque anthropocène, Anna Tsing oppose une clé, celle de la résurgence. Si nous rêvons de léguer un monde viable à nos descendants, nous devons nous battre pour préserver les possibilités de résurgence, insiste-t-elle. La plus grande menace pour la résurgence est la simplification du monde vivant. Si les générations humaines perdurent, c’est parce qu’elles sont alignées sur les dynamiques de résurgence multi-espèces. À l’inverse, lorsque la résurgence est bloquée, des écologies plus terribles prennent le dessus, menaçant l’habitabilité de la Terre. Nous y sommes.

Pour conserver la viabilité, nous devons conserver les écologies de l’Holocène, c’est-à-dire les socialités inter-espèces. Par exemple, les paysages de l’agriculture japonaise traditionnelle ont eu une longue viabilité. S’ils sont soutenables, c’est grâce à une conjonction subtile entre le pin et le matsutake qui, ensemble, concourent à la résurgence de la forêt. Ce champignon mycorhizien conduit les nutriments des sols minéraux vers les ravines des pins, en retour les pins fournissent aux matsutakes leur dose d’hydrates de carbone.  Au Japon, cette conjonction compose les forêts des satoyama, ces paysages nourriciers de contreforts forestiers, entre rizières et montagnes. Au cours des décennies récentes, les forêts des satoyama ont décliné en raison de l’exode rural induit par l’industrialisation. Un processus de succession écologique différent a pris le pas sur les forêts du satoyama. Une autre forêt est apparue, qui ne permettait plus l’agriculture. Les matsutakes ont disparu de cette nouvelle forêt, et avec eux, une série de fleurs, d’oiseaux, d’amphibiens, d’insectes.

Comment favoriser des relations multi-espèces dans le contexte post-holocénique ? Anna Tsing observe qu’il n’y a pas de frontière nette entre Holocène et Anthropocène, mais des modes écologiques divergents qui s’enchevêtrent et coexistent à travers le temps historique. Les champignons, que Tsing nomme les acteurs fongiques, sont à la croisée ambivalente de la résurgence, héritée des savoirs holocéniques (par exemple l’agroécologie des paysages japonais), et des écologies de l’extinction de l’Anthropocène, issues des plantations, qui favorisent la circulation de champignons dévastateurs.

Dans ce recueil d’une grande densité, Anna Tsing invite à prendre conscience de cet Anthropocène « où les organismes aliénés et désengagés, y compris les humains, se répandent sans tenir compte des arrangements de vie multi-espèces ». La question des agencements des socialités inter-espèces dont nous dépendons est au cœur de sa pensée. Les anthropologues ont les outils pour comprendre cette scène écologique disparate et fragmentée qui conjugue résurgence de l’Holocène et prolifération de l’Anthropocène. 

Anna L. Tsing, Proliférations, Traduit de l’anglais par Marin Schaffner, préface d’Isabelle Stengers, « Poche », Wildproject, 2022, 128 pages, 12 euros.