L'utopie ou la mort

Quartier libre des Lentillères : construire et défendre la zone d’écologies communale

Collectif | 24 mai 2022

Introduction

Le 21 mars 2022, lors du conseil municipal, le maire de Dijon a réaffirmé son intention de s'attaquer au dossier « Quartier libre des Lentillères ». Il dit être prêt à négocier avec les usagèr·es du lieu et avec les dijonnais·e·s qui voudraient s'impliquer sur ces 8 hectares de terre. Cela sans jamais reconnaître que s'il est en capacité de verdir ses intentions publiquement aujourd'hui, c'est parce que ces terres ont été préservées de l'urbanisation par l'occupation et les formes d'organisation collectives qui s'y inventent depuis 12 ans... N'ayant pas peur de la contradiction, il remet à jour son projet d'urbaniser malgré tout deux des 8 hectares et il menace de nouveau les formes d'auto-construction et d'habitat qui sont un ressort essentiel de l'occupation et donc de la lutte qui a permis de préserver ces terres. Nous écrivons donc pour soutenir le Quartier des Lentillères, pour contrer le discours de la mairie et pour réaffirmer ce qui selon nous est aujourd'hui en péril mais absolument nécessaire à la vie de ce lieu en lutte.

De l'importance d'un large soutien

De l’importance d’un soutien large de penseur·euses et bâtisseur·euses de la ville

Nous, penseur·euses, concepteu·rices, nous habitant·es de quartiers à la recherche de nouvelles manières d’habiter la ville, dans un climat d’urgence climatique et sociale, observons avec attention des expérimentations remarquables et inspirantes, à l’instar de celle du Quartier libre des Lentillères. Pour nous, à Dijon comme ailleurs, il s’agit aujourd’hui que les usagèr·es qui s'approprient la vie de leurs quartiers puissent concrétiser leur inventivité sociale et écologique.

Le Quartier libre des Lentillères s’est constitué dans la défense de 8 hectares de terres maraîchères cultivables contre la bétonisation. Ce combat s'est notamment traduit par une occupation vivante du territoire au sein duquel se sont déployés – au-delà d'environ 80 jardins potagers et champs communs – une multitude d’autres usages : fêtes populaires, création artistique, accueil de personnes exilé·es, ateliers, artisanat, auto-construction écologique, solidarités concrètes avec diverses luttes. La résistance a fini par porter ses fruits : fin 2019, le maire annonce que le projet d’« écoquartier » en béton qui menaçait les lieux est abandonné. Les Lentillères – dont la réalité déborde de loin le caractère réducteur des zonages cloisonnés du plan local d’urbanisme – proposent alors la création d'un nouvel outil juridique à même de maintenir l’hétérogénéité des usages : la zone d’écologies communale (ZEC). Mais cette tentative d'inventer le droit, de la tordre grâce au réel – qui a suscité tout notre intérêt –, est menacée par le revirement politique de la municipalité. Celle-ci a dévoilé un nouveau projet de « front bâti » sur une partie des terres occupées et cultivées. Dans le même temps, elle s’est engagée dans un processus de répression de l’auto-construction de « maisons communes » pour le quartier : des convocations nominatives envoyées par la police ainsi que plusieurs documents administratifs émanant des services de la mairie semblent bel et bien avoir pour objectif de dissuader la poursuite des travaux de ces bâtiments collectifs.

Malgré les menaces actuelles et le mépris affiché de la mairie qui tente de stigmatiser des pans essentiels du quartier en les qualifiant de « bidonville », les Lentillères continuent à s’enraciner en inventant de nouvelles formes architecturales, urbaines et juridiques. Nous jugeons urgent de nous en inspirer et de les soutenir.

Quartier libre des Lentillères : construire et défendre la zone d’écologies communale
Sous les sureaux, la ZEC // Sarah Ador / Topophile

Défendre des quartiers

Défendre des quartiers qui émanent de celleux qui les habitent

Le « bidonville » des Lentillères devra être nettoyé pour que s’étende l’« écocité des maraîchers ». Mais l’« écocité » se résume ici à une série de dispositifs techniques d'optimisation à la marge et d’esthétisation des façades et des espaces verts. Continuer de construire à tout prix, même lorsque la demande de logement ne suit pas, est devenu le leitmotiv de nombreuses villes, quitte à sacrifier les dernières terres maraîchères urbaines sur l'autel de l'économie du BTP et de l’ambition métropolitaine. « Construire la ville sur elle-même », voilà le slogan marketing qui sied à cette politique, en camouflant la destruction des derniers espaces de respiration des centres urbains. Un mot d’ordre hypocrite quand les zones commerciales et industrielles continuent dans le même temps à s'étendre toujours plus loin.

Et si l’« écoquartier » s’était déjà réalisé en se passant des aménageurs ? Alors qu’il est difficile pour nous d’échapper aux rouages de la fabrication de la ville par le haut (lobbying, maquettes séduisantes, concertations partielle et autres), la vie du Quartier libre des Lentillères a été élaborée pas à pas, par les habitant·es du coin, les passionné·es de plantes, les féru·es de cultures en tout genre, les individus en recherche de collectif, les voyageur·euses longue et courte distance, etc. Ce tissu a su revitaliser l’ancienne ceinture maraîchère vouée au béton à travers des pratiques d'autogestion quotidiennes : les longues assemblées, les chantiers collectifs, les fêtes, les concerts, les apparitions urbaines, les marchés ont participé entre autres à créer une culture de la multiplicité, propice à l'émergence de communs.

Au fil des années, sur les anciens terrains bâtis et autour des jardins, divers habitats collectifs ou individuels ont vu le jour. Des maisons abandonnées depuis des années ont été rénovées, cabanes et caravanes ont pointé le bout de leur nez. Autant d’habitats réversibles questionnant une époque où l’on doit enfin cesser d’artificialiser. Que ses habitant·es et usagèr.es soient venu·es constituer aux Lentillères une forme d'utopie politique ou un refuge contre la précarité et la brutalité des politiques migratoires, elles et ils sont partie prenante de ce qui fait la force de ce quartier.

Tordre le droit

Tordre le droit : la zone d’écologies communale (ZEC)

La proposition juridique de la zone d’écologies communale est survenue comme une réponse du quartier face à l’inadéquation entre les possibilités juridiques réservées par les PLU et la réalité empirique. La ZEC est une case inventée de toutes pièces pour arracher un peu d'espace au Code de l'urbanisme, elle ouvre une bataille sur le terrain de l’imaginaire autant que du droit. Contrairement au PLU qui divise le territoire en plusieurs zones spécifiques (zones urbaines, zones à urbaniser, zones agricoles, zones naturelles…), la ZEC affirme l'existence et la nécessité de l’entremêlement de divers usages – logement, culture, production, liens sensibles – en un même lieu, avec pour critère transversal le soin de la cohabitation entre humains et non-humains.

Dans la ZEC, c'est l'assemblée des usagèr·es qui doit réfléchir et décider des fonctions des espaces. La prise en charge d'un territoire est alors laissée à celles et ceux qui en dépendent et en prennent soin, assurant ainsi des réponses au plus près des besoins communs.

Proposer un nouveau type de zonage « par le bas » ouvre ici une brèche impertinente et joyeuse. Celui-ci bouscule nos imaginaires trop contenus sur les manières de voir le droit et l’avenir des villes par temps de crise climatique. Partie d’une histoire singulière, la ZEC a l’immense intérêt de proposer un paradigme urbanistique et politique sur lequel il est possible pour d’autres de se projeter et se donner un sens commun.

Extraits

À l'article 3, la ZEC affirme une nouvelle vision de l'architecture où, à l'alinéa « façades », il est indiqué d'« éviter autant que possible l'uniformité des teintes, et tout particulièrement les nuances de gris », et à l'article 5, qui concerne les axes de circulation, « la circulation des véhicules et engins motorisés est interdite » et « une attention sera portée aux sentes en vue de leur préservation ». Cela parle encore d'assainissement, de mixité de l'habitat, d'interdiction d'activités commerciales non coopératives.

La charpente de la maison commune levée par les Renardes // Sarah Ador / Topophile

Bâtir les communs

Bâtir les communs, en défendre la « maison »

En janvier 2021, un chantier a commencé : construire la « maison commune » du quartier. Cet ouvrage est le manifeste d’un bâtir autrement. De l’arbre à la poutre, des discussions aux décisions, il a fallu du temps et des engagements pour définir à différentes échelles – groupes de travail, assemblée de quartier, collectifs de bâtisseur·euses – comment bien construire un espace collectif plus grand, plus confortable et plus identifiable pour répondre au mieux aux besoins multiples des activités du quartier.

La charpente traditionnelle, levée et fêtée, dessine déjà des espaces pour se réunir, s’organiser, banqueter, danser, distribuer les productions maraîchères en direct ou les transformer. Elle clame haut et fort qu’habitant·es et usagèr·es peuvent concevoir et construire une « maison de quartier ».

Les liens quotidiens entre usager·es et bâtisseu·ses et la confrontation de leurs exigences ont transformé plusieurs étapes de la construction en un grand chantier-école. Il a fallu mêler conception bioclimatique, sylviculture douce, sciage mobile, charpente et maçonnerie traditionnelles pour produire d'un côté les matériaux et de l'autre une vision écologique du projet avec le quartier. Dans un second temps, des techniques de construction collective ont pu être définies et mises en œuvre. Il a fallu avant tout saisir ce qu’il en coûte de bâtir ensemble et selon une volonté propre aux usagèr·es. Différentes associations, constructeurs, constructrices et architectes portent ces manières de faire en divers endroits du pays depuis des années. Continuer à partager ces pratiques, c'est s'extirper progressivement de l’impérialisme du béton et de la binarité entre habitant·es et aménageu·ses. Pour cela, il leur faut trouver des espaces visibles. Les Lentillères en sont un.

Pourtant, la mairie cherche aujourd'hui des voies administratives et légales pour stopper la construction de ce bâtiment, entre autres. Là où devait s’ériger une horde d’immeubles en béton, une maison commune en bois et matériaux biosourcés ne serait pour eux pas « constructible » !

Les Lentillères — Construction collective de la maison commune // Les Lentillères / Topophile

Fédérons nos bifurcations

Nous qui écrivons cette tribune souhaitons prendre part aujourd'hui à un réseau de soutien à même de réagir en cas d’attaques diverses sur le Quartier libre des Lentillères et l’accompagner dans ses propositions de réinvention du rapport à l’urbanisme.

D’entre nous serons présent à la fête des 12 ans du quartier du 26 au 29 mai.

Nous demandons à la municipalité de renoncer à son nouveau projet d'urbanisation d'une partie des terres du quartier. Nous lui demandons de donner la légitimité aux habitant·es, aux usager·ères du quartier et à ses constructions pour penser l'avenir du lieu. 

Si nous nous positionnons aux côtés des Lentillères et de la ZEC, c'est pour ce qu'elles augurent de vraies bifurcations, loin des récits biaisés d'une transformation urbaine encore incapable de s'émanciper des logiques délétères de croissance, d'extractivisme et de marchandisation.

Lisez aussi

Une brochure sur la ZEC, zone d’écologies communale. Des articles sont à venir dans Topophile.

Les actualités sur le site du Quartier libre des Lentillères.

Signataires

Cette tribune a été initié par le comité Défendre.Habiter et signé à ce jour par 190 personnes habitant·e·s de quartiers ou professionnel·le·s impliqué·e·s.

Signez également

Bernard Dubois, scieur | Damien Najean, architecte | Tibo Labat, architecte | Barbara Glowczewski, directrice de recherche au CNRS | Josep Rafanell I Orra, psychologue & écrivain | David Gé Bartoli, philosophe | Alessandro Stella, Directeur de Recherche au CNRS | Marie Menant, architecte | Émilie Hache, philosophe | Camille Louis, philosophe et dramaturge | Yves Citton, professeur à l’Université Paris 8 | Stéphane Tonnelat, chercheur | Marielle Macé, enseignante | Claire Mélot, architecte, | Carina Luna, artiste-plasticienne | Pierre Couturier, maître de conférences à l’Université Clermont Auvergne | Geneviève Pruvost, chargée de recherche au CNRS | Catherine Clarisse, architecte enseignante | Benoît Rougelot, architecte du vivant et coprésident du RFCP | Éric Olivié-Gaye, néoplouc de 20 ans de cabanes forestières | Paul Lacoste, permanence juridique HALEM | Marie Durand, architecte-urbaniste, maître de conférence associée ENSA Marseille | Christophe Bonneuil, historien | Anahita Grisoni, sociologue et urbaniste | Noël Barbe, anthropologie | Sabine Guth, architecte enseignante | Tony Savinel, constructions | Jérôme Baschet, historien | Groupe de recherche et d’action sur la production de l’espace, architectes agitateur·ices | Perrine Philippe, architecte | Gilles Clément, paysagiste | Amar Gilles, responsable Bergerie des MalassisAssociation les Sapros | Aline Goguel, étudiante en politiques urbaines | Aline Goguel, étudiante en politiques urbaines | Tiffany Timsiline, architecte | Jean-Louis Tornatore, anthropologue | Martin Paquot, rhapsode de la revue Topophile | Paul Citron, urbaniste | Laurent Jeanpierre, politiste | Margot Clerc, architecte | Violaine Mussault, paysagiste conseil de l’État et enseignante | Didier Gueston, architecte urbaniste | Perrine Philippe, architecte militante | Laurence Dugand, plasticienne | La Commune de Chantenay, collectif d’habitants | Odile Girod, artiste | Philippe Descola, anthropologue | Maxime Zaït, juriste, co-fondateur de Communa | Alessandro Pignocchi, auteur de BD | Camille Molle, paysagiste atelier Bivouac | Fanny Taillandier, autrice, membre de la Preuve par 7 | Anahita Grisoni, sociologue et urbaniste | Léna Lazare, membre de Youth For Climate | Geneviève Azam, économiste | Flaminia Paddeu, géographe | Anne Vernaton, citoyenne, voisine, jardinière | Yannick Sencébé, sociologue | Morgane Petiteau, membre de Nantes en commun, mouvement municipaliste | Corinne Morel Darleux, écrivaine | Matthieu Rakotojaona, ingénieur développement logiciel | Elisabeth Dau, directrice de recherches programme « Municipalisme, territoires et transitions » | Serge Gutwirth, juriste et professeur | Isabelle Stengers, philosophe | Noémie Régeard, doctorante en géographie | Vinciane Despret, philosophe | Agnès Bonnaud, géographe, université Lyon 2 | Olivier Jaspart, juriste en droit administratif des biens communs | Philippe Borrel, auteur & réalisateur de films documentaires | Sylvain Picard, responsable administratif SCIC | Sylvaine Bulle, enseignante-chercheuse, sociologue | Anne Emmanuelle Berger, universitaire | Arnaud Chiffaudel, chercheur | Yves Cohen, historien, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales | Didier Demorcy, réalisateur | Jean-Baptiste Bahers, chercheur CNRS en géographie | Dehove Claire, directrice de WOS agence des hypothèses | Association des ami·e·s des Jardins de l’engrenage | Delphine Plaire, psychotherapeute | Gilles, enseignant chercheur | Eric Dacheux, professeur des universités | François Jarrige, historien | Guillaume Faburel, géographe | Thierry Paquot, philosophe et essayiste | Agnès Sinaï, journaliste | Aurélien Gabriel Cohen, chercheur | Alexis Tantet, climatologue | Roxane Schultz, pédagogie et facilitation | Pierre Dardot, philosophe | Alexandre Cheikh, architecte | La Sève, collectif écoféministe | Ariane Cohin, architecte constructrice | Émilie Deudon, fondation un Monde par tous | Myriam Bachir, chercheuse science politique | Patrick Braibant | Hermange Olivia | Chloé Gerbier | Daniel Marsan | Sarah Ador, architecte | Raphael Pauschitz, rhapsode de la revue Topophile | Lætitia Lebourg, ouvrière agricole | Jean-Claude Grégoire, ingénieur agronome | Hervé Le Crosnier, editeur | Jean-Claude Grégoire, ingénieur agronome | Sébastien Shulz, post-doctorant en sociologie à l’université Paris-Nanterre | Nina Chiron, écoféministe | Dorine Julien, chargé de production en art | Emmanuelle Zelez, monteuse | Oana Bonnaud-Cartillier, étudiante | Michaël Ricchetti, habitant bénévole | Didier Labertrandie, syndicaliste | Dominique Hébert, connecteur, transitionneur, commoneur, entrepreneur | Alessia Tanas, chercheuse | Jérémie Cavé, chercheur | Jonathan Attias, désobéissance fertile | Barbara Métais-Chastanier, autrice & dramaturge | Eric Lesaunier, retraité | Genevieve Manuelian, retraitée | Adrien Pittion-Rossillon, enseignant retraité | Yasmina Krawczyk, kinésithérapeute | Valérie Cordy, directrice d’une institution culturelle | Adrien Pittion-Rossillon, enseignant retraité | Seb Godret, pluriculteur | Marlène Tuininga, journaliste militante | Claire Oberkampf, musicienne | Benoît De Cornulier, associatif | Monique Charles, infirmière retraitée | Camille Oneglia, chargée de production et d’administration, SCIC culturelle | Audrey Clavier, adjointe administrative | Martine Dubois, avocate honoraire | André Charles, professeur d’allemand retraité | Corine Luc | Pol Usieto-Dubois, médecin | Jean Pascal Derumier | Pierre Bonneau, enseignant retraité | Morgane Cournarie, citoyenne | Geneviève Biscarros, enseignante retraitée | Benoît De Cornulier, citoyen | Anne-Lise Valla, retraitée | Carole Chaumont | Laurence Pelé | Raphaël Galley | Dauvergne Chloé | Marie-Agnès Poussot | Christine Lesaunier | Christophe Flandrin | Alice Bourgeois | Agnès Salomon | Karima | Mathilde Meignan | Michel Manuelian | Louise Cousyn | Yasmina Krawczyk | Flore Messager | Isabelle Roland | Laura Rodriguez | Nicolas Debaive | Isabelle Roland | Maurice Voineau | Anne Durand | Marie Thérèse Weisse | Jeanne Mourge | Chloé Berger | Christel Grange | Pascal Dub | Christine Badin | Béatrice Seuzaret | Frédéric Sultan | Flore Berlingen | Christine Excoffier | Gilles Sabatier | Alima El Bajnouni | Marie Pierre Fernandes | Michel Niquet | Jérémie Vida | Bernard Brunet | Marijo Noel | Lila Cardona | Agnès Graf | Jérôme Combe | Justine Loizeau