Le gang du Kosmos

Rachel Carson et le printemps silencieux

Thierry Paquot | 18 mai 2022

Introduction

En 1962, paraissent deux livres fondamentaux de la pensée écologiste, à la fois dénonciation méthodique et conscientisation populaire de la pollution systémique et de l’empoisonnement quotidien de notre environnement. Il y a 60 ans, Rachel Carson publie Le printemps silencieux & Murray Bookchin Notre environnement synthétique. Rachel Carson (1907-1964), biologiste de la vie marine et écrivaine, enquête sur les pesticides et leurs effets délétères – voire meurtriers – sur la santé de la Terre et de ses habitants. Elle constate que : « Pour la première fois dans l’histoire du monde, l’homme vit au contact de produits toxiques, depuis sa conception jusqu’à sa mort. » Son cri d’alarme suscitera de nombreuses attaques des lobbys de l’agro-industrie mais aussi quelques initiatives des pouvoirs publics tant aux États-Unis que dans d’autres pays pour encadrer l’usage des pesticides et notamment du DDT. Sa prose s’émerveille de la Nature et pointe l’interdépendance et l’interrelation du vivant : « Nous traitons nos ormes et les rouges-gorges cessent d’enchanter le printemps, parce que le poison franchit une à une les étapes du sinistre voyage : feuilles, ver de terre et oiseau. » Entendez-vous le cri de la Terre ? Entendez-vous le chant des oiseaux ?

En 1981 la poste américaine émet un timbre à la gloire de Rachel Carson (1907-1964) ; sa maison natale à Springdale (Pennsylvanie) est classée au Registre national des lieux historiques ; un pont de Pittsburg porte son nom ; une zone naturelle de 263 hectares dans le comté de Montgomery est appelée, en 1990, « Rachel Carson Conservation Park » ; l’année suivante, en Norvège, le « Prix Rachel Carson » est créé pour récompenser une femme qui contribue à la protection de la nature ; en 1993, un autre prix Rachel Carson est remis par la American Society for Environmental History et en 2007, pour le centenaire de sa naissance, est publié le Jour de la Terre un ouvrage en son honneur, Courage for the Earth, avec treize contributions d’écrivains et de savants. À cette occasion, le sénateur démocrate du Maryland veut faire adopter une résolution classant son œuvre comme « héritage scientifique doublé d’une sensibilité poétique » mais bute contre l’opposition du sénateur républicain de l’Oklahoma qui se félicite que l’on se soit « enfin débarrassé de la science de pacotille et de la stigmatisation du DDT – l’insecticide le plus économique et le plus efficace de la planète ». Quelle est donc cette femme, encensée par les uns et vilipendée par d’autres ? C’est l’auteure, en 1962, du Printemps silencieux, ouvrage majeur de l’écologie et même, pour certains, point de départ de la prise de conscience des enjeux environnementaux aux États-Unis. Qui est-elle ?

Une biologiste de la vie marine

Elle naît en 1907 à Springdale dans une petite ferme de 26 hectares, c’est une enfant solitaire, bien qu’elle ait un frère et une sœur plus âgés, qui ne se lasse pas d’observer toute la vie qui grouille dans la propriété familiale et dans la campagne voisine. Elle lit beaucoup durant son adolescence et sa jeunesse et écrit des histoires d’animaux. Elle publie sa première nouvelle à dix ans dans le Saint Nicholas Magazine. Adolescente, elle dévore les romans de Melville, Conrad, Stevenson, les essais et récits d’Emerson, Thoreau, Muir, et continue à écrire. C’est une bonne élève inscrite au Pennsylvania College for Women en littérature anglaise, puis en biologie, tout en participant activement au journal de son université. Pour des raisons financières, elle termine son cursus à l’université John Hopkins et après une formation d’été au Marine Biological Laboratory, elle s’engage dans des recherches en zoologie et en génétique. Elle rédige un mémoire sur le développement embryonnaire du pronéphros – organe excréteur – chez les poissons. Après son master, elle compte réaliser une thèse mais la mort prématurée de son père en 1935 la contraint à travailler pour aider sa famille. Grâce à l’appui de Mary Scott Skinker, son enseignante en biologie, elle obtient un poste de rédactrice au U.S. Bureau of Fisheries, où elle rédige les textes d’une série de 52 émissions radiophoniques « grand public », de 7 minutes, sur la vie aquatique, Romance Under the Waters. C’est un succès, elle passe alors le concours de la fonction publique et devient la deuxième femme assistante-biologiste marin au Bureau of Fisheries en 1936, où elle va mêler recherches et vulgarisation, tout en écrivant pour des journaux comme The Baltimore Sun. Sans être une militante féministe, elle sait depuis longtemps que les femmes dans le milieu scientifique semblent incongrues et qu’elle devra mettre les bouchées doubles pour conforter sa carrière.

Rachel Carson et le printemps silencieux
Rachel Carson, enfant, lit dans l'herbe en compagnie de son chien, Candy // 1910c / Collection on Rachel Carson, Chatham University

Sa sœur meurt en 1937, laissant deux petites filles... Elle redouble alors d’énergie pour publier des articles plus rémunérateurs, comme Undersea (« le monde sous-marin ») dans l’Atlantic Monthly que repère un éditeur de chez Simon & Schuster qui lui commande un livre, ce sera Under the Sea Wind, publié en 1941. Elle commence à s’intéresser au DDT en 1945, ce produit chimique est alors présenté comme « la bombe anti-insecte », nous sommes juste après Hiroshima et Nagasaki... En 1951, elle publie The Sea Around Us qui obtient un véritable succès populaire, au point où elle quitte son emploi salarié pour se consacrer entièrement à l’écriture. De cet ouvrage, Irwin Allen (1916-1991) réalise un documentaire, qu’elle dénonce comme infidèle à son livre et à ses idées, qui reçoit pourtant l’oscar du meilleur documentaire en 1953. Par la suite, il produira de nombreux films-catastrophes, dont L’Aventure du Poséidon et La Tour infernale et réalisera des séries pour la télé, comme La Cité sous la mer.

Elle déménage avec sa mère à Sousthport Island dans le Maine en 1953 et y rencontre Dorothy Freeman (1898-1978), qui deviendra son amie. Les biographes se sont interrogés sur le « type » de cette relation d’une puissante intensité affective et intellectuelle. Peu avant la mort de Rachel, les deux amies indéfectibles brûlent des centaines de lettres, ainsi ignore-t-on la nature de leur si belle amitié... Peu importe, l’essentiel n’est-il pas la qualité de leur relation, la confiance entre elles deux, leur complicité et leur solidarité ? En 1955, elle termine The Edge of the Sea. Elle déborde de projets aussi bien éditoriaux que télévisuels. Une de ses nièces meurt en 1957, laissant orphelin Roger Christie, un petit garçon de 5 ans, que Rachel adopte tout en continuant à veiller sur sa mère... Elle est alors préoccupée par les fourmis de feu (solenopsis invectiva), une des 266 espèces de fourmis, originaires d’Amérique du Sud, arrivées dans les années 1930 aux États-Unis dans la cargaison d’un navire, leurs piqûres non-mortelles pour les humains sont néanmoins agressives, de plus elles ravagent certaines cultures tout en détruisant d’autres insectes... Les agriculteurs utilisent des hydrocarbures chlorés et des organophosphates pour s’en débarrasser.

Rachel Carson et Bob Hines conduisent une recherche en biologie marine // 1952 / USFWS

Contre le DDT

C’est à ce moment que Rachel Carson s’intéresse aux pesticides et à leurs effets sur la santé des humains et aussi celle de la terre. L’épandage aérien du DDT (dichlorodiphényltrichloroéthane) pour éradiquer les fourmis de feu est contesté par des habitants de Long Island mais aussi par diverses sections locales de la Société nationale Audubon, principale association américaine d’ornithologie. Son enquête sur les pesticides (le dieldrine et l’heptachlore) progresse, non sans obstacles : le Service de recherches en agriculture l’attaque régulièrement. Au printemps 1959, dans le Washington Post elle signe une lettre où elle dénonce l’usage de ces pesticides responsables, à ses yeux, de la mort d’innombrables oiseaux. Cette même année, l’on découvre dans la canneberge (plante du genre vaccinium ou grande airelle rouge d’Amérique, l’atoca ou cranberry) la présence d’herbicide aminotriazole, à l’origine des cancers sur les rats de laboratoire, ce qui entraîne l’arrêt de la vente des fruits et non du produit chimique !

Pour son enquête, elle rencontre et questionne de nombreux médecins et biologistes, dont le spécialiste des « cancers professionnels et environnementaux », Wilhelm Hueper (1894-1978), qui a été le premier à établir un lien entre certains cancers et l’amiante, et mobilise une très riche documentation (son livre est agrémenté de quarante pages de références bibliographiques et d’un index particulièrement fouillé). En janvier 1960, Rachel souffre d’un ulcère duodénal, puis l’on découvre des kystes dans son sein gauche ce qui l’oblige à une mastectomie, ce cancer génère des métastases ce qui exige un traitement particulièrement lourd, retardant la rédaction de son livre. En 1964, un virus respiratoire l’abat, peu après, elle décède d’une crise cardiaque, elle a 56 ans...

Je reviens à son livre qui paraît en 1962, précédé par des prépublications qui en assurent la promotion. L’éditeur a fait relire le manuscrit par des experts scientifiques et des avocats et même par le juge à la Cour suprême, William O. Douglas (1898-1980), protecteur de la nature (voir son livre My Wilderness : East to Katahdin) qui aurait informé Rachel sur le danger de certains herbicides, aussi ne craint-il pas le lobby de la chimie (représenté principalement par deux firmes importantes, DuPont et Velsicol Chemical Corporation) qui prépare sa contre-attaque. Robert White-Stevens, chimiste à la société American Cyanamid critique l’auteure, en particulier sur le DDT : « si l’homme devait suivre les enseignements de Miss Carson, écrit-il, nous retournerions au Moyen-Âge, et les insectes, les maladies et la vermine hériteraient une nouvelle fois de la terre », quant à Erza Taft Benson, ancien secrétaire d’État à l’agriculture, il s’étonne qu’elle soit encore célibataire alors qu’elle est « attirante » (!), ce qui laisse entendre selon lui qu’elle est communiste !

Avion pulvérisant du DDT contre l'invasion de Choristoneura occidentalis dans les forêts de l'Oregon // R.B Pope / 1955 / USDA Forest Service.jpg

Le Printemps silencieux

Entrons dans le livre, si vous le voulez bien. Il comprend 17 chapitres, le premier très court est intitulé « Fable pour nos fils » ; il décrit un paysage bucolique que la mort, mystérieusement, va figer et envelopper de silence. Dans les chapitres suivants, elle explique comment les hommes se soumettent la nature avec leur pouvoir technico-chimique en agissant aussi génétiquement sur le vivant. Elle s’inquiète également sur la persistance des nuisances de certains insecticides et herbicides longtemps après leur premier usage, des produits chimiques de synthèse émettent des substances qui pénètrent durablement les tissus de plantes et des animaux jusqu’à en modifier les caractéristiques de l’hérédité. Le DDT n’est pas le seul visé, à cette époque environ 500 nouvelles substances sont commercialisées chaque année aux États-Unis ! Rachel Carson réclame le « droit de savoir » : « Je prétends, écrit-elle, que nous avons laissé employer ces produits chimiques sans beaucoup rechercher leurs effets sur le sol, sur l’eau, sur les animaux et plantes sauvages, sur l’homme lui-même. Les générations à venir nous reprocheront probablement de ne pas nous être souciés davantage du sort futur du monde naturel, duquel dépend toute vie. Nous sommes bien peu renseignés encore sur la nature de la menace. Notre époque est celle de la spécialisation : chacun ne voit que son petit domaine, et ignore ou méprise l’ensemble plus large où cependant il vit. » (p. 33-34) Elle constate également que « Pour la première fois dans l’histoire du monde, l’homme vit au contact de produits toxiques, depuis sa conception jusqu’à sa mort. » (p. 35) Là, elle interpelle chacune et chacun...

« Pour la première fois dans l’histoire du monde, l’homme vit au contact de produits toxiques, depuis sa conception jusqu’à sa mort. »

Rachel Carson, Le printemps silencieux, p.35.

Le DDT est mis au point en 1874 par un chimiste allemand, mais c’est un chimiste américain d’origine allemande, Paul Hermann Müller, qui sera récompensé par le prix Nobel de médecine en 1948 pour « sa découverte de la grande efficacité du DDT en tant que poison contre divers arthropodes. » Le DDT a été massivement utilisé pour éliminer les insectes porteurs du paludisme, du typhus, de la peste bubonique au cours des premières années de la guerre. Par la suite, il est utilisé en agriculture. « L’une des caractéristiques les plus fâcheuses du DDT et des produits similaires est leur façon de passer d’un organisme dans un autre, explique Rachel Carson, en suivant la chaîne alimentaire. En voici un exemple : un champ de luzerne est traité au DDT ; cette luzerne est donnée en pâtée à des poules ; les œufs pondus par ces poules contiennent du DDT. Autre exemple : du foin contenant un résidu de 7 à 8 parts de DDT par million est donné à des vaches ; le lait de ces bêtes contiendra environ 3 parts de DDT ; le beurre fait avec ce lait en retiendra jusqu’à 65 ! » (p. 43)

Elle dénonce aussi le parathion, le malathion, l’arsenic dont les effets néfastes sur le vivant perdurent longtemps et invisiblement... L’eau est également contaminée : « Voici une nouvelle occasion de constater, affirme-t-elle, que tout est lié dans la nature. » (p. 73) Le sol n’est pas épargné pour autant, selon diverses études qu’elle cite, on a trouvé jusqu’à 16 kilos de DDT à l’hectare dans des champs de pommes de terre, 21 dans un champ de blé et 38 dans un verger de pommes ! (p. 80) Elle s’émerveille des complicités interrelationnelles au sein de la nature : les haies possèdent 70 espèces d’arbrisseaux ou de plantes grimpantes dont 65 « servent à sustenter des animaux vivant à l’état sauvage » (p. 94) Ces végétaux constituent aussi l’habitat des abeilles et d’autres insectes pollinisateurs. Les abeilles dépendent des « mauvaises herbes » : la solidage, la moutarde, le pissenlit... « Le calendrier de la nature est si minutieusement établi qu’une espèce d’abeille fait son apparition le jour même où fleurit le saule, dont elle a besoin. » (p. 95) Elle donne d’autres exemples de ces précieuses interdépendances organiques, comme par exemple, le souci. Cette fleur exsude par ses racines une substance qui tue les nématodes du sol ce qui permet aux roses de s’épanouir généreusement (p. 100). Pourtant cette « belle mécanique » naturelle est perturbée par l’intervention humaine armée de chimie. Durant l’automne 1959, 11 000 hectares sont traités par avion (aldrine en paillettes, un des plus dangereux des hydrocarbures chlorurés) au Michigan, contre le scarabée du Japon (Popillia japonica), peu après, la société Audubon constate la disparition massive d’oiseaux tombés morts... Des analyses constatent « de fortes concentrations de DDT dans les testicules et les ovaires des parents oiseaux ».

Une victoire incomplète

« Diverses études scientifiques, précise-t-elle, ont montré combien les oiseaux ralentissent la multiplication des insectes. Le pivert, par exemple, détruit de 45 à 98 % des scarabées du spruce (épicéa) d’Engelmann, et une bonne proportion des pyrales du pommier. La mésange et les oiseaux qui hivernent chez nous protègent nos vergers contre les chenilles. » (p. 133) Il convient donc de les protéger sérieusement : « Pour chacun de nous, comme pour le rouge-gorge du Michigan ou le saumon du Miramichi, il y a là un problème d’écologie, de relations mutuelles, d’interdépendance. Nous détruisons les phryganes de la rivière, et les saumons se raréfient et disparaissent. Nous empoisonnons les cousins du lac, le toxique remonte le long du circuit alimentaire, et tue les oiseaux du voisinage. Nous traitons nos ormes et les rouges-gorges cessent d’enchanter le printemps, parce que le poison franchit une à une les étapes du sinistre voyage : feuilles, ver de terre et oiseau. » (p. 209) L’analyse est indiscutable, l’argumentation imparable, la conclusion effrayante : un humain sur quatre sera cancéreux. Que faire ? Utiliser des pesticides ? Sa réponse est nette et claire : « Le tir de barrage chimique, arme aussi primitive que le gourdin de l’homme des cavernes, s’abat sur la trame de la vie, sur ce tissu si fragile et si délicat en un sens, mais aussi d’une élasticité et d’une résistance si admirables, capable de renvoyer la balle de la manière la plus inattendue. Ces extraordinaires possibilités de la substance vivante sont ignorées par les artisans de l’offensive chimique, qui abordent leur travail sans aucune largeur de vues, sans le respect dû aux forces puissantes avec lesquelles ils prétendent jouer. » (p. 319) Les ventes de son livre, à sa mort, avoisinent le million d’exemplaires aux États-Unis. Elle ne réclame pas l’interdiction du DDT, mais exige un usage raisonné. Il sera, néanmoins, progressivement retiré de la vente au cours des années 1970 et 1980, d’abord aux États-Unis (suite à une Commission d’enquête impulsée par le président Kennedy) puis dans la plupart des pays industriels, sans pour autant imposer la même législation à des produits équivalents qui arriveront sur le marché et sèmeront, à leur tour, la mort... Les néonicotinoïdes ravagent les ruches et les insecticides « nouvelle génération », comme le glyphosate, sont terriblement nocifs

« Nous traitons nos ormes et les rouges-gorges cessent d’enchanter le printemps, parce que le poison franchit une à une les étapes du sinistre voyage : feuilles, ver de terre et oiseau. »

Rachel Carson, Le printemps silencieux, p.209.

En France, c’est Roger Heim (1900-1979) qui préface Le Printemps silencieux, directeur du muséum d’histoire naturelle, auteur en 1952 de Destruction et protection de la nature dans lequel il relate déjà les effets indésirables du DDT... Attristé par la mort de Rachel Carson, il écrit un hommage dans Science et Nature et place ces vers de Victor Hugo en exergue :

« Vous m’offrez la cité... je préfère les bois,
Car je trouve, voyant les hommes que vous êtes,
Plus de cœur aux rochers, moins de bêtise aux bêtes. »

Avec Le Sens de la merveille, un recueil de ses articles, publié en 1998, nous retrouvons l’incroyable talent d’observatrice de Rachel Carson et aussi son humour. Ainsi, en 1951, un de ses correspondants lui écrit « Cher Monsieur », ce qui ne l’étonne guère, sachant que les lecteurs masculins sont persuadés que seuls des hommes sont des scientifiques... En 1958, elle note avec une rare acuité : « On aurait pu penser que l’homme n’avait pas le pouvoir de changer, de corrompre le rivage. Ce n’est pas le cas. Malheureusement, certains endroits à propos desquels j’ai écrit ne sont plus du tout sauvages et préservés. Ils ont été, à l’inverse, altérés par la transformation intéressée du ‘développement’ – encombrés par des parcs de loisirs, des buvettes, des baraques de pêcheurs – tous ces déchets enchevêtrés étant censés représenter la civilisation. » Le 10 septembre 1963, malade et épuisée, elle écrit à son amie Dorothy Freeman, après avoir observé le vol chorégraphique des papillons qui migrent régulièrement : « Pour les monarques, ce cycle se mesure à l’aune de mois. Pour nous-mêmes, le métré est d’une autre nature, et nous n’en connaissons pas la durée. Mais l’idée est la même : lorsque ce cycle intangible a suivi son cours, il est nature, et ce n’est pas une chose triste, qu’une vie arrive à sa fin. C’est ce que m’ont appris ce matin ces brins de vie flottant avec éclat. J’en ai ressenti un bonheur profond – de même, j’espère que toi. Merci pour cette matinée. »

Rachel Carson dans la nature avec ses jumelles // Erich Hartmann - 1962 / Shirley Briggs - 1945 / Collection on Rachel Carson, Chatham University

Notre environnement synthétique

En 1962, la même année où Rachel Carson publie Le Printemps silencieux, paraît Our Synthetic Environment de Lewis Herber, alias Murray Bookchin (1921-2006), chez Alfred Knopf, célèbre éditeur new-yorkais, agrémenté d’une préface de William Albrecht, spécialiste des sols. L’ouvrage, qui a occupé l’auteur durant dix ans, est remarquablement documenté, les sources sont principalement des rapports scientifiques, des recherches médicales et des « lectures critiques » de Lewis Mumford (sur la vie citadine), du docteur Joseph Meier (sur le stress), de Margaret Nice (sur les pesticides et la vie naturelle), du docteur Alex Scher (sur les technologies alimentaires) et du docteur Francis Ray (sur les cancers) ; il comprend huit chapitres qui s’enchainent les uns aux autres avec une imparable logique démonstrative, exprimant parfaitement les interrelations entre la vie des humains et les modifications qu’ils infligent à leur environnement : « Le problème », « L’agriculture et la santé », « Vie urbaine et santé », « Le problème de la chimie dans l’alimentation », « Environnement et cancer », « Les radiations et la santé humaine », « L’écologie humaine » et « Santé et société ».

Ce dossier est plus technique et précis que l’essai de Rachel Carson, qui sur le même sujet se veut plus neutre politiquement, plus littéraire aussi dans l’écriture. Son but est de comprendre comment des maladies environnementales se multiplient qui proviennent de l’usage inconsidéré de nouveaux produits chimiques, qui se révèlent toxiques. « Lorsque l’information est incomplète, s’insurge-t-il, les changements devraient rester proches du processus naturel qui a pour lui la preuve indiscutable d’avoir garanti la vie sur une très longue période. » Il examine la détérioration du sol, lorsque qu’on remplace le fumier, les farines d’os et les résidus de plantes par le « PNK », apports à haute dose de phosphore, d’azote et de potassium, ce qui entraîne des carences nutritionnelles chez certains arbres fruitiers et plantes comestibles, carences qui touchent également les animaux nourris avec ces récoltes. La logique productiviste vise à doper le sol sans aucun respect de ses lois organiques...

« ni la science ni la technique ne peuvent constituer un substitut à une relation équilibrée entre l’homme et la nature. »

Murray Bookchin, Notre environnement synthétique, p.210.

Il préconise un système d’affichage concernant le contenu nutritif et la nocivité des additifs des produits mis en vente. « Aujourd’hui, observe-t-il, plus de 3 000 produits chimiques sont utilisés dans la production et la distribution d’aliments préparés industriellement. Au moins 1 288 sont expressément ajoutés comme conservateurs, agents tampons (note : « permettant de maintenir constant le pH d’une substance tels les acides lactique, citrique, acétique »), émulsifiants, aromatisants, colorants, alors que 25 à 30 sont des compléments alimentaires tels que l’iodate de potassium et les vitamines. » Plusieurs études montrent que certains cancers augmentent avec l’urbanisation et le stress émotionnel qu’elle favorise. De même une alimentation industrielle diffuse, certes à petites doses, des agents chimiques néfastes, comme un conservateur de fromage (8-Hydroxyquinilone), un agent aromatisant pour la root beer, les colorants Yellow AB et OB utilisés pour le beurre, les cookies, les sucreries, etc. Des matériaux de construction peuvent aussi générer des cancers, comme celui du scrotum chez les ramoneurs (p. 154) ou chez les ouvriers qui manipulent du goudron, plomb, amiante... « L’air de toutes les métropoles des États-Unis et d’Europe contient une importante variété de cancérigènes connus. Les plus dangereux de ces agents sont peut-être ceux dénommés hydrocarbures polycycliques, tels le benzopyrène et l’anthracène. » Un habitant de Helena dans le Montana inhale 0,8 microgramme de benzopyrène chaque année, s’il habitait Los Angeles, il en inhalerait 20, 110 à Detroit et 320 à Londres ! Il donne de nombreux autres exemples de produits chimiques qui entraînent des maladies, avant de conclure sa riche étude en expliquant que si la chimie a produit des « agents thérapeutiques très performants tels que les antibiotiques et les hormones (p. 210), « ni la science ni la technique ne peuvent constituer un substitut à une relation équilibrée entre l’homme et la nature. »

C’est donc un auteur non sectaire et non dogmatique qui adapte son discours aux observations qu’il fait, avec attention, des évolutions du monde, de son monde, de notre monde. De son marxisme « familial » à l’anarchisme qu’il finit par écologiser au point où il disparaît en une « société écologique » dont il n’indique que quelques caractéristiques, Murray Bookchin épouse son temps, avec générosité et aussi quelques étapes d’avance, que nous n’avons peut-être pas encore parcourues...

Rachel Carson dans la forêt avec un groupe d'enfants // Alfred Eisenstaedt / 1962 / Collection on Rachel Carson, Chatham University

Rachel Carson et Murray Bookchin sont donc sur la même longueur d’onde, le second s’avère anti-capitaliste, ce que la première ne revendique pas. Dans la géohistoire de la pensée écologique, l’année 1962 est une date phare, elle exprime la critique de l’industrie chimique alliée à une agriculture productiviste qui refuse de voir en quoi son action est destructrice, aussi bien de la nature avec ses cycles organiques que de la santé des humains et en premier de celle des agriculteurs puis, par l’alimentation contaminée, des consommateurs. Tous les deux, ainsi, sont persuadés que la santé de la Terre est constitutive de celle des humains. Rachel Carson n’a pas eu le temps de proposer des alternatives au productivisme, ce que Murray Bookchin entreprend avec ses réflexions sur la décentralisation et le municipalisme libertaire. À nous, dorénavant d’explorer les chemins qu’ils ont ouverts.

Texte de Thierry Paquot. Illustration de couverture par Nolwenn Auneau. Édité avec le concours de Corinne Martin.

Lectures

Rachel Carson

(1941) La Vie de l’Océan Amiot-Dumont, 1952.

(1951) Cette mer qui nous entoure,Stock, 1952.

(1955) Là où finit la mer : le rivage et ses merveilles, Amiot-Dumont, 1957.

(1962) Le Printemps silencieux, Préface de Roger Heim, Plon, 1963 (les citations viennent de l’édition en Livre de Poche)

(1998) Le Sens de la merveille, traduction et Postface de Bertrand Fillaudeau, « Biophilia », José Corti, 2021.

« Rachel Carson’s Silent Spring », Dissent, Fall, 1995, pp.539-546.

Linda Lear (1997), Rachel Carson, Witness for Nature, Mariner books, Houghton Mifflin Harcourt.

Arlene R. Quaratiello (2004), Rachel Carson, A biography, Prometheus Books.

Conor Mark Jameson (2012), Silent Spring Revisited, Bloomsbury.

Murray Bookchin

(1962) Notre environnement synthétique. La naissance de l’écologie politique, Traduction et préface de Denis Bayon, Lyon, Atelier de création libertaire, 2017.

Pouvoir de détruire, pouvoir de créer : vers une écologie sociale et libertaire, L’Échappée, 2019.

L'écologie sociale. Penser la liberté au-delà de l'humain, traduit de l'anglais par Marin Schaffner, Wildproject, 2020.

« Entretien avec Murray Bookchin, par Peter Einarsson », traduit de l’anglais par Marie-Christine Mikhaïlo, MA !, n°8/9, septembre 1986.

Vincent Gerber (2013), Murray Bookchin et l’écologie sociale. Une biographie intellectuelle, Écosociété

Janet Biehl (2018), Écologie ou catastrophe. La vie de Murray Bookchin, L’Amourier.

Vincent Gerber et Floréal Romero (2019), Murray Bookchin & l’écologie sociale libertaire, « Les précurseurs de la décroissance », Le Passager clandestin.