Du lisible au visible
« Sans transition. Une nouvelle histoire de l’énergie » de Jean-Baptiste Fressoz
Thierry Paquot | 7 mai 2024
Introduction
Pour la plupart d’entre nous, l’histoire de l’énergie est progressive, itérative, linéaire. Une énergie nouvelle vient se substituer à l’ancienne et ainsi se succède des âges énergétiques : celui du bois, celui du charbon, celui du gaz, celui du pétrole, celui de l’électricité... Bien sûr le passage d’un âge à un autre s’opère après une période de cohabitation. Une source d’énergie ne disparait pas d’un coup de baguette magique, remplacée par une autre, mais néanmoins, la croyance en un déroulé continu domine. Aussi l’historien des sciences, Bertrand Gille, se trompe-t-il en établissant une transition entre les « systèmes techniques », notion qu’il théorise. De même Patrick Geddes (et « ses élucubrations » écrit avec sévérité l’auteur) ou Lewis Mumford entretiennent-ils la même erreur en faisant se succéder diverses phases, chacune marquée par une seule énergie. Ils sont aussi parmi les premiers à se préoccuper des méfaits du déploiement machinique sur le milieu, en cela, leurs publications ne sont pas à jeter !
Autant l’avouer, la majorité des profs d’histoire dans tous les lycées du monde souscrivent à cette chronologie phasée et fausse. C’est, nous dit l’auteur, dans la seconde moitié du XIXe siècle qu’entre en scène le « phasisme » dans la littérature anglo-saxonne : The Railway Age (1856), The Age of Steel (1857), The Iron Age (1867), The Gas Age (1884), The Petroleum Age (1887)… Celui-ci s’accompagne « de la hantise de l’épuisement des ressources » et de nombreux scénarios exagérés sur la base de la notion neuve de « transition ». Or, et c’est la thèse du livre, la transition est un leurre, les énergies se cumulent, la transition est introuvable ! À présent, la « transition écologique » est une formule creuse que les écocrates tout comme les industriels et les gouvernements utilisent tel un mantra qui les sauvera du naufrage annoncé...
Jean-Baptiste Fressoz explique, chiffres à l’appui, que la nouvelle énergie ne remplace pas la précédente mais au contraire la développe pour sa propre affirmation. Ainsi l’extraction du charbon réclame du bois pour les étais, les traverses et les rails, les wagonnets, les seaux, etc. La mine abrite une forêt souterraine. La Chine tarde à développer ses mines de charbon à cause du manque de bois, dans les années 1950... Aujourd’hui, la Chine produit la moitié des voitures électriques du marché mondial grâce à l’énergie tirée du charbon : nous roulons donc aussi au charbon ! Mais avant d’en arriver là, il a fallu considérablement accroitre la production de bois. L’auteur rappelle que le Crystal Palace que Paxton édifie à Londres en 1851 pour l’Exposition universelle est certes en verre et en fer, mais que « ce bâtiment contenait en poids au moins trois fois plus de bois ». De même, le chemin de fer exige du bois, non seulement pour les traverses, mais aussi pour alimenter les chaudières des locomotives, les entrepôts, les gares, les réservoirs, la construction des villes, etc. Si l’on bâtit en briques – New York a besoin d’un milliard de briques par an dans la décennie 1900 – les briqueteries ne peuvent fonctionner qu’en consumant du bois et du charbon pour ses fours. Donc pas de substitution d’une source d’énergie par une autre mais complémentarité et solidarité entre elles. L’exemple du pétrole est éloquent : « Les derricks étaient en bois, observe l’auteur, les réservoirs étaient en bois, les tonneaux étaient en bois, de même que les barges et les bateaux qui les transportaient ». Le syndicat américain de la tonnellerie ne s’y trompe pas en se créant en 1890 à Titusville, capitale du pétrole. Les firmes pétrolières, comme les industriels de l’automobile, ou les propriétaires des mines, acquièrent de vastes forêts pour asseoir leur indépendance énergétique... En 2000, indique Jean-Baptiste Fressoz, Vallourec rachète Mannesmann qui possède au Brésil une forêt de 230 000 hectares, de quoi alimenter en charbon de bois ses usines sidérurgiques. Le bois sert aussi à l’industrie du papier et des emballages, ces derniers actuellement représente 8% du bois abattu dans le monde !
L’expression « transition énergétique » est due au chimiste américain Harrison Brown, en 1967, mais dix ans avant il invite à développer le nucléaire afin d’engager cette « transition » indispensable compte tenu de l’épuisement des ressources minérales. Un lobby pronucléaire, très efficace, se met en place, qui associe le réchauffement climatique à l’émission croissant du CO2, donc aux énergies fossiles... Quelques années plus tard, ce sont les mouvements environnementalistes qui reprennent à leur compte « la transition énergétique » en appelant à développer d’autres énergies comme le solaire, le vent et la biomasse. Les transitions studies ne vont pas tarder à se multiplier, à la suite des travaux de Christopher Freeman au Science Policy Research Unit de l’université du Sussex, tout en maintenant, écrit l’auteur, « la confusion dommageable entre diffusion de l’innovation et le décarbonation ». Ainsi toutes les énergies fossiles, et le nucléaire, se combinent pour assurer une économie de croissance pour la croissance, ce que le groupe III du GIEC ne conteste nullement. Jean-Baptiste Fressoz constate que « la sobriété » n’apparait sous le terme de sufficiency qu’en 2022 et que le mot « décroissance », dans ce même rapport est cité 20 fois, alors que « transition » l’est 4 400 fois... « Parmi les 3 000 scénarios expertisés par le groupe III, relève l’auteur, pas un seul n’envisage, même à titre d’hypothèse, une quelconque diminution de la croissance économique. » Il faut avouer que les experts du groupe III viennent principalement des firmes inféodées aux énergies fossiles, ce qui explique que les chercheurs du même groupe « entrent en rébellion »...
En conclusion, Jean-Baptiste Fressoz reconnait que « décarboner l’électricité » n'est pas facile, de même que décarboner les transports aériens et maritimes, les aciéries, les cimenteries, l’industrie chimique (dont celle des engrais), celle des plastiques... Par ailleurs, il remarque que le plus grand parc éolien au monde, inauguré en Norvège en 2023, alimente des plateformes pétrolières... « Cet essai d’histoire matérialiste, écrit-il, n’offre aucune martingale, aucun programme de ‘transition réelle’, aucune utopie verte et émancipatrice. Il montre en revanche le danger de faire reposer nos visions du futur sur de la mauvaise histoire et la nécessité, pour espérer construire, un jour, une politique climatique un tant soit peu rigoureuse, d’avoir une compréhension nouvelle des dynamiques énergétiques et matérielles. » Revendiquer une « transition écologique » s’avère illusoire, il convient avant tout et dans tous les domaines de faire mieux avec moins.
Jean-Baptiste Fressoz, Sans transition. Une nouvelle histoire de l’énergie, Paris, « Écocène », Seuil, 2024, 412 pages, 24 euros.