Du lisible au visible

« Un Monde à construire ensemble », d’Emmanuelle & Michel Philippo

Raphael Pauschitz | 12 janvier 2022

Introduction

Ce récit autobiographique d’un couple militant, Emmanuelle Philippo-Poussol & Michel Philippo, fut créé sous forme d’une conférence gesticulée. Il transite aujourd’hui à un autre médium et adopte le papier avec les éditions 2031.

La conférence gesticulée, méthode particulière conçue par Franck Lepage il y a une vingtaine d’années, est rodée. Le texte se construit au fil des représentations et ne se couche sur papier qu’une fois que celles-ci emportent la satisfaction — ainsi de l’aède qui enfin fige l’épopée. En 2019, les Philippo créent leur conférence gesticulée afin de conter leur vie et leur engagement politique — elle s’annonce d’ailleurs ainsi : « Terre en vue ! B.T.P., pour nous c’est bois terre paille ». Aujourd’hui, ils la publient sous forme d’un livre à lire d’une traite, tant leur vie dense est une cavalcade.

Le style qui en résulte est cependant inaccoutumé : il place sur un unique plan narratif, au sein même des répliques, ce que seraient didascalies, mimiques et adresses au travers du quatrième mur afin de restituer — on le comprend — toutes les gesticulations autrement invisibles à la lecture. Michel ou Manue s’adressent alors tantôt aux spectatrices et incidemment à la lectrice, tantôt directement au lecteur, lui décrivant ce que voient les spectateurs. Le récit ainsi composé réussira-t-il la transgression des genres ?

Leur histoire prend origine dans une mobilisation citoyenne contre une usine de production de ciment. Manue et Michel enseignent alors les lettres et la philosophie à Tournai, Belgique, et s’installent non loin de là, à Gaurain-Ramecroix. Le village est coincé entre une dizaine de carrières et industries et diamétralement scindé en deux par une route nationale desservant la cimenterie depuis l’autoroute. Un tel contexte ne s’invente pas… Le village vit sous une chape de poussière blanche, émise par la cimenterie voisine. Alors que la Belgique s’apprête à autoriser la combustion de déchets toxiques pour la fabrication du ciment, des citoyens se mobilisent pour préserver un tant soit peu leur santé et celle de leurs enfants. Maintes intrigues sulfureuses jonchent le parcours et les Philippo finissent par abandonner.

Naît alors le véritable engagement de leur vie. Un voyage initiatique les mène à l’autre bout de la France. Ils s’installent à Éourres, villages des Hautes-Alpes où subsistait encore une petite flamme d’une communauté alternative des années 1980. Vivre sans patrimoine dans un village loin de tout requiert d’être autosuffisant, tant pour se nourrir que pour habiter. Michel et Manue apprennent alors à cultiver leur jardin et à construire leur maison — en bois-terre-paille pour une « architecture de cueillette », cela s’entend. Les savoir-faire acquis auprès d’autres en chantier participatif ou en formation professionnelle sont ensuite partagés aux participants de leurs propres chantiers. Une première chaumière est érigée en trois ans, une deuxième suivra rapidement pour les besoins de leur association nommée LESA — « liens, enseignement, sens, autonomie ».

Partant, la conférence gesticulée introduit progressivement les questions qui interrogent notre habiter au monde, parle d’empreinte carbone et d’histoire de l’écoconstruction en France, présente des tentatives de remédier au désintérêt citoyen du politique et éclaire finalement le militantisme des Philippo, avec plusieurs succès au compteur. Après une petite décennie à se trouver soi-même, une deuxième de plus en plus militante, ce livre ouvre la troisième décennie, politique.

« Un Monde à construire ensemble », d’Emmanuelle & Michel Philippo
La chaumière d’Éourres [Emmanuelle & Michel Philippo]

Du combat contre au combat pour, des affects au bonheur, de l’autodidactisme à l’enseignement, de l’expérimentation à la planification, des déconvenues politicardes à la création d’un militantisme populaire… une vie à apprendre pour enseigner et à enseigner pour apprendre. Il s’agit là d’un courageux exercice d’introspection publique. Livrer un peu de soi-même — pour situer et incarner les termes du débat — est essentiel aux conférences gesticulées. Or, les paroles s’envolent et les mots restent. Les anecdotes parfois intimes — il faut lire entre les lignes — et la gestuelle des quatre mains dans le terreau d’argile et de compost — notre imagination rend la rend si sensuelle, et Bertolt Brecht n’appelait-il pas à « remuer la boue [pour] provoquer et dénoncer » [1] ? — pourraient paraître hors-propos face à l’argumentaire sur l’éco-construction et la politique. Or non : le bonheur qu’elles dégagent est communicatif.

L’on pourrait tirer deux morales radicalement opposées de cette épopée. Pour l’une, s’engager corps et âme dans l’engagement citoyen est la marche vers la vertu et la rédemption écologiste. Pour l’autre, le succès de nos combats tient à la capacité que nous avons de convertir nos engagements individuels en une lutte collective et politiquement organisée — les Philippo nous montrent comment.

On se prend à rêver que ce récit devienne lui-même une bombe à graines dans notre petit milieu de l’éco-construction. À condition, peut-être, qu’un typographe ajoute son grain de sel à la prochaine édition.

Michel Philippo et Emmanuelle Philippo-Poussol. Un Monde à construire ensemble. Récit de vies. B.T.P., pour nous c’est bois terre paille. Coll. « Café citoyen », 3. Lons-le-Saunier : éditions 2031, 2021, 123 p., 13 euros.

notes
[1] Bertolt Brecht. « Sur l’emploi de la musique pour un théâtre épique », in Écrits sur le théâtre. Coll. « Bibliothèque de la Pléiade ». Paris : Gallimard, 2000. p. 702-703.