Introduction
1920, Bruno Taut ouvre le premier numéro de Frühlicht par ce pamphlet, traduit de l’allemand par Raphael Pauschitz pour le 7e numéro de la revue des Pays habitables — naïveté, utopie, exubérance — (mars 2023) avec l’aide complice de Jean-Michel Dautriche, à qui cette traduction est dédiée.
Bruno Taut est assurément l’un des architectes allemands les plus illustres de l’entre-deux-guerres [1], aux côtés de Ludwig Mies van der Rohe et Walter Gropius, bien qu’il ne bénéficie pas, dans nos contrées, de la notoriété de ses confrères. Son engagement utopiste et socialiste — jusqu’au début des années 1920 par des publications, des projets en forme de manifeste et des cités-jardins, ensuite par la construction de logements sociaux fonctionnalistes à grande échelle — a durablement marqué l’art de bâtir les villes et les habitations en Allemagne.
Au sortir des horreurs de la Première Guerre mondiale, dans l’euphorie d’une Allemagne nouvellement démocratique, les tendances architecturales s’affrontent. D’un côté, les promesses des nouveaux matériaux de construction — béton, acier, verre —, de l’autre, la survie de la stylistique classique. La « génération 1880 » [2] — autour de Taut, Gropius, Mies van der Rohe, Luckhardt, Oud, et al. — tente de tirer le meilleur parti de la situation.
Très rapidement, l’euphorie cède la place à la désillusion. Taut inaugure fin 1919 une chaîne épistolaire avec treize de ses compères artistes, nommée Gläserne Kette, « chaîne cristalline », par ces mots : « Il n’y a aujourd’hui guère de quoi bâtir, et si nous le faisons malgré tout, nous le faisons pour vivre. […] Honnêtement : il est plutôt bienvenu qu’il soit impossible de ‘bâtir’ aujourd’hui. Ainsi les choses peuvent mûrir, nous rassemblons nos forces et lorsque ce sera reparti, nous connaîtrons notre but et serons assez forts pour préserver notre mouvement de l’oblitération et de la dégénérescence. Soyons en toute conscience des ‘architectes imaginaires’ ! » [3]
Début 1920, Taut obtient la responsabilité éditoriale d’une annexe à la toute nouvelle revue Stadtbaukunst alter und neuer Zeit (« l’Art de bâtir les villes, hier et aujourd’hui »), éditée par Cornelius Gurlitt et Bruno Möhring, qu’il intitule Frühlicht (« Point du jour »). Le pamphlet qui suit, « Nieder der Seriosismus! », ouvre le premier numéro. Toutes les contributions — rédigées et illustrées par les compères épistolaires de Taut dans le sillage du verbe du « seul poète de l’architecture », Paul Scheerbart — étant à l’avenant, ses éditeurs cessent la collaboration après le 14e numéro, en juillet 1920 [4]. Taut publiera indépendamment Frühlicht jusqu’en 1922. Il expliquera dans l’épilogue que sa publication cherchait à montrer que, par l’union entre la pensée de l’ingénieur et celle de l’artiste, « la grande troisième voie est décisive » [5].
Foin des pisse-vinaigres, des bouffis et endeuillés, des sourcilleux, des éternels sérieux, des aigris, des toujours superbes !
« Superbe ! Superbe ‼ » Maudite superbe ! Façades tombales et façades mortuaires sur quatre étages d’échoppes de brocanteurs et de charlatans ! Foutez en l’air les colonnes doriques, ioniques et corinthiennes en calcaire coquillier, pulvérisez le carton-pâte ! À bas « la noblesse » des grès et des glaces, en miettes les marbres et les bois précieux, aux ordures les antiquailles !
« Ô ! nos concepts : espace, patrie, style — ! » Fi ! que ces concepts puent ! Défaites-les, dissolvez-les ! Rien ne doit subsister ! Faites la chasse à leurs écoles, que les perruques des professeurs s’envolent, avec elles nous voulons jouer à la balle au prisonnier. Soufflez, soufflez ! Empoussiéré, embroussaillé, encroûté, le monde des concepts, des idéologies, des systèmes doit sentir notre bise glaciale ! Mort aux morpions des concepts ! Mort à tout le moisi ! Mort à tout ce qui est titre, dignité, autorité ! À bas tout ce qui est sérieux !
À bas tous les chameaux qui ne passent pas par le trou d’une aiguille ! À bas tous les adorateurs de Mammon et de Moloch ! « Les adorateurs de la violence doivent se prosterner devant la violence ! » Nous sommes écœurés par leur soif sanguinaire — gueule de bois au point du jour.
Dans le lointain brille notre aube. Un ban, un triple ban pour notre royaume de la non-violence ! Un ban pour la transparence, pour la clarté ! Un ban pour la pureté ! Un ban pour le cristal ! et un ban de plus en plus fort pour ce qui est fluide, gracieux, vif, rutilant, étincelant, aérien — un ban pour l’éternel bâtir !
Texte original
Bruno Taut, « Nieder der Seriosismus! », in Bruno Taut 1920–1922: Frühlicht, eine Folge für die Verwirklichung des neuen Baugedankens, coll. « Bauwelt Fundamente » 8, (Berlin, Frankfurt/M, Wien: Verlag Ullstein GmbH, 1963 ; Berlin, Boston: Birkhäuser, 2014), 11, https://doi.org/hdzh.
Traduction
Bruno Taut, "A bas le sériosisme", traduit par Raphael Pauschitz, avec la complicité de Jean-Michel Dautriche, in Des Pays Habitables, n°7 - 2023.
Notes
[1] Winfried Brenne, éd., Bruno Taut: Meister des farbigen Bauens in Berlin, 3e éd. (2005; Salenstein: Braun, 2013).
[2] Franziska Bollerey et Kristiana Hartmann, « Bruno Taut: Vom phantastischen Ästheten zum ästhetischen Sozial(ideal)isten », in Bruno Taut 1880–1938, éd. par Barbara Volkmann, coll. « Akademie-Katalog » 128 (Berlin: Akademie der Künste, 1980).
[3] Bruno Taut, « Bruno Taut (Glas), 24.11.1919 », in Die Briefe der Gläsernen Kette, éd. par Iain Boyd Whyte et Romana Schneider (Berlin: Ernst & Sohn, 1986), 18.
[4] Ulrich Conrads, « Zwischen Utopie und Wirklichkeit », in Bruno Taut 1920–1922: Frühlicht, eine Folge für die Verwirklichung des neuen Baugedankens, coll. « Bauwelt Fundamente » 8, (Berlin, Frankfurt/M, Wien: Verlag Ullstein GmbH, 1963 ; Berlin, Boston: Birkhäuser, 2014), 7‑10, https://doi.org/hdzb.
[5] Bruno Taut, « Mein erstes Jahr »Stadtbaurat« », in ibid., 222, https://doi.org/hdzc.