Du lisible au visible

Actes et pensées de décroissance

Anne Rumin | 25 septembre 2020

Introduction

Aux origines de la décroissance et Vivre la simplicité volontaire, qui font l’objet d’une réédition en poche, s’inscrivent dans une histoire commune : celle du journal La Décroissance.

Le premier s’inspire d’un numéro spécial très remarqué qui présentait la pensée de « géants d’hier » alimentant celle des partisans de la décroissance d’aujourd’hui. Le livre recense succinctement 50 auteurs – à travers une courte bibliographie, des citations marquantes et la présentation de leur œuvre ou d’un aspect particulier de celle-ci. Ces diverses pensées, toutes marquées par leur singularité et leur propre complexité, convergent pourtant dans une voie commune, dénonçant les travers qui accompagnèrent l’avènement de l’ère industrielle : l’aliénation à la technique et aux marchandises, le culte de la croissance et du progrès et, en conséquent, la destruction de l’environnement et l’appauvrissement des liens sociaux.

Le second reprend des témoignages publiés dans une rubrique régulière du même journal et saluée par les lecteurs. Ils présentent les chemins de vie d’individus qui, pour des raisons multiples, ont fait le même choix de la sobriété dans leur existence. La somme de ces rencontres n’a pas particulièrement de visée scientifique et ne s’apparente pas davantage à un « catalogue de bonnes pratiques » : comme le rappellent avec humour Bruno Clémentin et Vincent Cheynet, fondateurs de La Décroissance, la simplicité volontaire ne se restreint pas à « une histoire de recette de yaourt fait à la maison ». Il s’agit bien plutôt ici de retracer une « philosophie en actes » ; de renouer avec des vertus qui s’éprouvent dans les modes de vie.

Deux ouvrages complémentaires qui retracent la vivacité d’un héritage décroissant – l’un présentant avec pédagogie des réflexions théoriques, l’autre dédié à des initiatives louables de sobriété.

Sans aucun doute, ces deux ouvrages peuvent se compléter. L’un présente des analyses incontournables pour celles et ceux souhaitant s’initier à la pensée de la décroissance ; l’autre donne à ce cadre théorique une épaisseur sensible, faisant résonner des voix intimes.  Ainsi, les « géants d’hier » rencontrent les discrets (et non moins remarquables) d’aujourd’hui : c’est bien la vivacité d’un héritage qui se laisse deviner à travers cet exercice de lecture croisée. Bien évidemment, si cette pratique constitue une agréable gymnastique – pour passer, par exemple, du municipalisme libertaire de Murray Bookchin à l’atelier d’Yves, sculpteur à Cailloux-sur-Fontaine ; les deux livres trouvent pourtant leurs propres cohérences.  

Actes et pensées de décroissance
Quelques-uns des 50 penseurs et penseuses à retrouver dans « Aux origines de la décroissance » // Stéphane Torossian

Aux origines de la décroissance : Outils théoriques pour construire un héritage sans Panthéon

On observe dans Aux origines de la décroissance une très grande diversité d’auteurs – qu’ils s’agissent d’écrivains, à l’instar d’Edward Abbey, ou de philosophes de renom (Hannah Arendt, Günther Anders, Ivan Illich, Lewis Mumford…) – appartenant parfois à des mouvances intellectuelles très distinctes, se pose alors la question de la sélection des auteurs recensés. En effet, il serait inapproprié de faire de ces fameux « géants d’hier » de véritables pères et mères d’une pensée politique qui ne s’est structurée que tardivement autour du terme de « décroissance » – dans les années 2000. Ainsi, certains auteurs présentés auront moins critiqué la notion même de croissance que, plus largement, l’ère industrielle qu’ils voyaient apparaître : c’est cette dénonciation commune qui confère Aux origines de la décroissance sa cohérence interne.

Pourtant, certains choix pourraient surprendre. On pourrait ainsi s’étonner de ce que Hans Jonas ne soit pas cité – si son Principe Responsabilité a bien inspiré le paradigme du « développement durable », tristement cosmétique de nos jours, sa proposition initiale demeure bien plus subversive et précieuse pour les défenseurs de la décroissance. Au contraire, l’œuvre d’Albert Camus, moins facilement rattachable à l’écologie radicale, est abordée sous l’angle d’une philosophie de la révolte : proposition qui, sous la plume de Patrick Marcolini, est fort bien défendue. La révolte camusienne ne relève en effet en rien d’une transgression des règles, comme on pourrait naïvement le croire, mais bien d’une réaffirmation de limites. La révolte naît du sentiment d’indignation, lorsqu’une frontière a été franchie ; lorsque, par exemple, notre liberté, comprise comme notre capacité à faire collectivement des choix pour l’avenir, semble menacée par des dynamiques nous soumettant aux seules logiques de productivité et de rentabilité. Une telle révolte affirme donc nécessairement des limites dans une société précisément caractérisée par la démesure et l’outrance.

Ainsi, l’ouvrage assume la singularité de certains choix et renonce à la tentation de l’exhaustivité : il s’agit moins d’ériger un Panthéon à la gloire d’auteurs considérés incontournables que de se doter d’outils théoriques divers et efficaces pour nos réflexions actuelles. S’il y a bien là un héritage pour les partisans de la décroissance, celui-ci se doit d’être réinvesti, et ce, bien sûr, sans en revendiquer l’exclusivité. Cette vivacité de l’héritage se donne à voir dans le jeu de double voix que développe le livre : chaque auteur est présenté par un commentateur différent, dans des styles tantôt universitaires (la présentation de l’œuvre de William Morris par Bertrand Cochard, pour ne prendre qu’un exemple), tantôt plus volontairement engagés, frôlant parfois l’intime  – Thierry Paquot évoque alors sa « chance inouïe » de rencontrer Ivan Illich : « Il disposait d’un ordinateur portable à partir duquel il réseautait avec jubilation, mettant en contact Untel avec tel autre, télescopant les affinités, apparentant les compétences, associant les alternatives. (…) Pour moi, il n’y a qu’un seul Ivan Illich ». Nous découvrons alors, avec une pensée, sa réception singulière par un auteur actuel.

Vivre la simplicité volontaire : Paroles intimes de celles et ceux qui cultivent des voies alternatives

L’actualité de cet héritage se retrouve peut-être encore, et sous une autre forme, dans Vivre la simplicité volontaire. Les témoignages qui y sont regroupés font preuve, là encore, d’une grande diversité : individus issus de milieux sociaux distincts, aux trajectoires de vie parfois contrastées, développant des pratiques de « simplicité volontaire » différentes. Laura a quitté son travail dans le milieu de la mode pour s’initier à l’agriculture biologique ; Gérard a abandonné la banlieue parisienne dans laquelle il vivait pour devenir cordonnier en Ardèche ; Marie-Andrée et Jean-Luc se sont rencontrés non loin du Larzac, dans l’une des communautés de l’Arche. On retrouve dans ces témoignages des « vertus » similaires, louées en fin d’ouvrage par Pierre Thiesset : celle de la tempérance, ou, sous une autre forme, celle de la simplicité, devenue subversive dans une époque appelant à l’accumulation des biens et à la complexité des échanges. Chaque témoignage est accompagné d’une mention, indiquant le lieu de vie du protagoniste interrogé : Paris, la Borie Noble, Saint-Boil, Saint-Genix-sur-Guiers... Que ce soit dans l’appartement d’Antoine et Marion, « surplombant l’une des avenues parisiennes les plus bondées de voiture», ou depuis la maison troglodyte de Valérie, Jean-Marc et leurs enfants, le livre présente des espaces de résistance, où se cultive la simplicité.

Ces récits de vie ont fait l’objet d’une classification en cinq catégories : se modérer, déserter, bifurquer, militer, œuvrer. Ainsi, la simplicité volontaire prendra aussi bien la forme d’une télévision résolument éteinte, d’un effort de non-consommation, d’une reconversion professionnelle, du développement d’une exploitation agricole biologique et du travail de la terre, que de participations à des manifestations ou l’expérience de vie en communauté. Le sentiment d’intimité, de proximité avec les protagonistes qui témoignent, est exacerbé par la retranscription des entretiens. Le présent de la rencontre s’invite volontiers dans le témoignage : la discussion laisse place au commentaire, lorsqu’un chien traverse la pièce où se trouvent les interviewés, ou lorsqu’il s’agit d’abandonner un temps le récit pour faire des crêpes. Ces descriptions de plaisirs simples agrémentent la lecture… l’enrichissent.

Cette intimité n’est pas dénuée de politique. La somme des témoignages recueillis aurait pu contribuer à l’idée, évidemment fausse, selon laquelle l’écologisme est affaire d’initiatives individuelles, de petits pas et de consommation « responsable ». Il n’en est rien : ces récits donnent du corps à des théories politiques qui engagent des individus, impliquant nécessairement des formes de vie à éprouver. On y trouve donc des brèches, des alternatives qui convergent vers une conception plus générale du bien commun. Entre l’individuel et le collectif, il s’agit bien de « marcher sur ces deux jambes » comme l’écrivent Bruno Clémentin et Vincent Cheynet. On s’amusera alors de constater que cette typologie de récits puisse compléter l’affirmation de Bernanos, évoquée dans le premier ouvrage qui nous intéresse, selon laquelle « la jeunesse du monde » n’aurait d’autre choix que « l’abdication ou la révolution » : entre ces deux extrêmes, se glissent des possibilités de désertion et de bifurcation.

Cédric Biagini, David Murray et Pierre Thiesset (coor.), Aux origines de la décroissance : 50 penseurs, « poche », L’échappée, 392 pages, 12 euros.

Cédric Biagini et Pierre Thiesset (coor.), Vivre la simplicité volontaire : Histoires et témoignages, Préface de Vincent Cheynet et Bruno Clémentin, « poche », L’échappée, 392 pages, 12 euros.