L'utopie ou la mort

Alma-Gare : la démolition, une vision dépassée

Collectif | 8 janvier 2024

Introduction

Plus d’une vingtaine d’urbanistes, architectes et habitants organisés en collectifs, demandent aux pouvoirs publics, dans une tribune au « Monde », qu’une réflexion soit engagée afin de privilégier la réhabilitation plutôt que la destruction de logements sociaux dans le cadre de la politique de la ville.

Cela aurait dû être une belle opération de réhabilitation. A Roubaix, des démolitions dans le quartier de l’Alma-Gare se heurtent à la contestation déterminée d’habitants et de défenseurs du patrimoine. Aucun argument mis à la disposition du public ne justifie une mesure si brutale : la destruction de 486 logements sans réelle concertation.

Pris au piège des processus de relogement, sans capacité à intervenir sur l’agenda ni sur les choix, les habitants sont sidérés, de même que les urbanistes, architectes et sociologues… Ce projet financé par l’Agence nationale pour la rénovation urbaine (ANRU) est mis en œuvre par la ville de Roubaix, la Métropole européenne de Lille et des bailleurs sociaux.

L’Alma-Gare n’est pas n’importe quel quartier, il est, depuis plus de quarante ans, une référence de l’urbanisme participatif et de la coproduction urbaine. Il a été édifié dans les années 1980 à la suite d’une longue mobilisation des habitants, appuyés par l’Etat dans le cadre du plan construction.

Un patrimoine immatériel collectif

Cette « lutte urbaine » emblématique a donné naissance à quantité d’innovations : atelier populaire d’urbanisme, équipements intergénérationnels, école ouverte, première régie de quartier de France. Maintes fois primée, cette opération reste une référence de l’enseignement des architectes et des urbanistes. Les cabinets d’architecture Ausia, Gilles Neveux et François et Marie Delhay y ont construit des logements spacieux, lumineux, et traversants.

Les balcons ou terrasses des immeubles en brique rouge donnent sur des cœurs d’îlots verdoyants, paisibles, à taille humaine. Proche de la gare, du métro et du futur tramway, l’Alma n’est ni excentré ni enclavé : il occupe une position stratégique… Ce quartier a ses problèmes : précarité, drogue. Mais qui peut croire que démolir des immeubles permettra de les résoudre ?

Une grande part des habitants a été relogée, beaucoup sont partis à regret. Il reste aujourd’hui une centaine de familles décidée à refuser d’être délogée. Un collectif d’habitants « Non à la démolition de l’Alma-Gare » fait entendre la voix de ceux qui sont attachés à ces beaux logements. Peu importe que ces bâtiments de belle facture puissent vivre encore cinquante ans, à l’Alma, ce ne sont pas seulement des murs que l’on va détruire mais un patrimoine immatériel collectif.

En réalité, mis à part une préoccupation de mixité sociale, le projet à venir sur ce quartier est incompréhensible. Il a d’autant plus de mal à passer que la concertation réduite s’est résumée aux désordres de la gestion urbaine, au relogement, parfois en visioconférence… Pourtant, la crise du logement s’exacerbe : l’accession à la propriété est bloquée, les bailleurs sociaux peinent à construire, les files d’attente pour le logement social s’allongent. Et la reconstitution de l’offre ailleurs qu’à Roubaix, pour compenser les démolitions, ne crée pas de nouveaux logements.

Un plan de destruction sans aucun bilan carbone réalisé

Et que dire de l’écologie ? Aucun bilan carbone réalisé, alors qu’en moyenne la démolition produit cinq fois plus de gaz à effet de serre et consomme soixante-dix fois plus de matière qu’une réhabilitation. L’association Urbanistes des Hauts-de-France a réclamé aux décideurs un moratoire sur la démolition de l’Alma-Gare, le temps de réinstaurer un dialogue entre acteurs.

Le collectif d’habitants opposé à la démolition a entamé un cycle d’ateliers participatifs réunissant habitants et experts pour imaginer une autre solution à la démolition. L’Alma n’est pas un cas isolé. A la Villeneuve, à Grenoble, née sous les auspices du « père » de la politique de la ville, Hubert Dubedout, la mobilisation a réussi à limiter les démolitions en faveur de la réhabilitation. Au Mirail, à Toulouse, habitants, architectes, urbanistes et associations réclament la préservation de 1 400 logements construits par Candilis, Josic & Woods.

Evaluer l’empreinte carbone au regard d’une réhabilitation

La cité-jardin de la Butte-Rouge, à Châtenay-Malabry, vient d’obtenir en justice un sursis quant à sa démolition partielle. A Bordeaux, au Grand-Parc, les architectes Anne Lacaton et Jean-Philippe Vassal (prix Pritzker 2021) remportent avec Frédéric Druot et Christophe Hutin le concours organisé par l’OPHLM : pas de démolition au profit d’une requalification qui ajoute de généreux espaces en façade aux immeubles existants.

Christine Leconte, présidente du Conseil national de l’Ordre des architectes réclame de « la considération pour notre patrimoine bâti du XXe siècle » et s’élève contre le gaspillage, tandis que les signataires du « Manifeste pour une frugalité heureuse et créative » encouragent la réhabilitation.

Le logement social ne doit pas être le grand oublié de la préservation du patrimoine du XXe siècle, l’ANRU doit pouvoir intégrer ce critère dans les choix opérés. Chaque opération de démolition-reconstruction est à évaluer selon son empreinte carbone au regard d’une réhabilitation.

Rouvrir le chantier de la politique de la ville

La démocratie urbaine voudrait que les habitants qui s’opposent aux démolitions soient entendus par les décideurs et que des réponses argumentées leur soient fournies. Le règlement de l’ANRU demande la « coproduction » des projets, mais n’est pas souvent respecté. Une concertation loyale est indispensable : les habitants doivent bénéficier d’une expertise indépendante ; l’usage du numérique doit être limité au profit de rencontres ; une réponse des pouvoirs publics est indispensable.

Il est temps pour l’ANRU de réfléchir à son projet pour rééquilibrer en faveur de la réhabilitation les choix opérés sur le logement social existant. Il est temps de quitter l’ère des gaspillages à l’heure de l’impératif de la transition écologique.

Ne prenons pas de décisions irréversibles, sans écouter les habitants et les professionnels urbanistes et architectes… Mesdames et messieurs les ministres de la cohésion des territoires, de la ville, du logement, de la culture, il est urgent de rouvrir le chantier de la politique de la ville et du renouvellement urbain.

Les premiers signataires sont :

Patrick Bouchain, architecte urbaniste, Grand Prix de l’urbanisme 2019 ­| Myriam Cau, urbaniste, coprésidente d’Urbanistes des Hauts-de-France ­| Richard Klein, président de l’association Docomomo France) | Dominique Lancrenon et Pascal Vignon, coprésidents de la Société française des urbanistes ­| Philippe Madec, architecte urbaniste, cofondateur du « Manifeste pour une frugalité heureuse et créative » | Ariella Masboungi, architecte urbaniste, Grand Prix de l’urbanisme 2016 | Pascale Poupinot, présidente du Conseil français des urbanistes | Michel Retbi, architecte, collectif des architectes pour la défense du patrimoine Candilis, Josic & Woods, au Mirail, à Toulouse | Marcellino Saab, agence Ausia, architecte de l’îlot Frasez, du quartier de l’Alma-Gare, à Roubaix | Jean-Philippe Vassal, architecte, agence Lacaton & Vassal, prix Pritzker 2021 | Florian Vertriest, du collectif Non à la démolition dans le quartier de l’Alma-Gare, à Roubaix

Pétition disponible depuis le 27 septembre 2023 sur change.org.
Tribune initialement publiée le 6 octobre 2023 dans Le Monde.