Du lisible au visible

« Canicule. Chicago, été 1995 : Autopsie sociale d’une catastrophe » d’Eric Klinenberg

Agnès Sinaï | 25 juillet 2022

Introduction

Le 13 juillet 1995, les habitants de Chicago se réveillent par une journée torride au cours de laquelle la température va atteindre 41°C. La vague de chaleur s’installe bien au-delà des deux jours initialement annoncés par les météorologues, les thermomètres intérieurs des tours d’habitation indiquent 49°C même lorsque les fenêtres sont ouvertes. Les ascenseurs tombent en panne, les habitants se trouvent piégés. Les cadavres s’accumulent au point que la morgue déborde et qu’un entrepreneur local de conservation de la viande met à disposition sa flotte de camions frigorifiques.

À travers cette enquête de terrain fouillée sur le soudain délitement de la capitale du Michigan, le sociologue américain spécialiste des études urbaines, Eric Klinenberg, pointe comment une anomalie climatique peut devenir un fait social total, embarquant l’ensemble des habitants dans une communauté de destin révélée dans une vulnérabilité générale.

Au-delà du cas Chicago, l’examen des organes sociaux, politiques et institutionnels de la ville fait en effet ressortir deux principes invariants. Le premier est que les événements extrêmes se caractérisent par une démesure qui permet de mieux appréhender les faits en mettant en lumière les apories du système. Le second principe est que la nature des institutions a tendance à se révéler lorsqu’elles sont en crise et soumises à des stress. C’est ainsi que Chicago entre dans une tradition de sociologie urbaine : un milieu urbain vu comme un cas extrême facilitant la recherche sociale.

Ce n’est pas tant l’événement climatique en lui-même qui est ici disséqué que l’émergence de nouvelles défaillances des villes américaines dans un contexte inédit : celui de l’Anthropocène.

La vague de chaleur a rendu visible l’ampleur de l’isolement des personnes âgées. Les décès se concentrent dans les quartiers noirs les plus ségrégués de Chicago. L’auteur se concentre sur l’écologie sociale de la pauvreté, c’est-à-dire sur la distribution spatiale des personnes et des institutions qui forme l’habitat local. L’écologie sociale d’un quartier est le fondement de la vie sociale locale, le terreau à partir duquel les réseaux de sociabilité croissent et se développent ou, au contraire, s’étiolent ou disparaissent. La texture et la structure de l’environnement physique et social des habitants est une caractéristique tout aussi déterminante que leur identité sociale ou ethnique. L’ordre social urbain relève d’abord d’un contexte spatial, insiste Klinenberg. « À North Lawndale [quartier de l’ouest de Chicago, ndlr], une écologie hostile faite d’immeubles abandonnés, de terrains vagues, de déficit d’offre commerciale, de criminalité violente, d’infrastructures dégradées, de faible densité démographique et de dispersion des familles mine la viabilité de la vie publique et la force des réseaux de soutien et d’entraide locaux », observe le sociologue. En revanche, à South Lawndale, dit Little Village, les habitants pauvres et les seniors vivant seuls sont tout aussi nombreux mais la morphologie sociale du quartier est complètement différente, l’activité commerciale et la densité y sont plus élevées, les rues et les espaces publics plus animés, les églises locales présentes dans le quartier. Klinenberg relève que le potentiel catastrophique croissant de forces exogènes extrêmes telles que le climat est dû à la dynamique d’isolement et de privatisation, à l’aggravation des inégalités sociales et économiques et à la concentration spatiale de la richesse qui caractérisent les villes contemporaines.

Le diagnostic de cette autopsie sociale de la canicule vaut aujourd’hui pour d’autres fléaux de l’Anthropocène tels que la pandémie de Covid et les chaleurs extrêmes du nouveau régime climatique. Le modèle de gouvernance fondé sur le marché engendre un déphasage systémique en matière de prestation de services vis-à-vis de citoyens considérés comme des consommateurs par des collectivités locales fonctionnant comme des entreprises privées. Les infrastructures, comme les adductions d’eau et d’électricité, vitales en pareille situation, sont dysfonctionnelles et inégalitaires si elles relèvent d’intérêts marchands. Dans le sillage de Nature Metropolis où William Cronon dépeignait Chicago comme un Moloch dévorateur des forêts du Michigan, le sociologue Eric Klinenberg documente la condition urbaine contemporaine dans ses fissures et ses dissonances, qui résonnent fortement dans notre actualité.

Eric Klinenberg (2002), Canicule. Chicago, été 1995 : Autopsie sociale d’une catastrophe, traduit de l’anglais par Marc Saint-Upéry, « À partir de l’Anthropocène », éditions deux-cent-cinq & École urbaine de Lyon, 2022, 416 pages, 22 euros.