Demeure terrestre
Déclaration sur le sol
Sigmar Groeneveld Lee Hoinacki Ivan Illich | 6 décembre 2020
Introduction
1990 : trois amis se réunissent dans la ferme de l’un d’entre eux à Hebenshausen (Allemagne), le 6 décembre, pour appeler à une « philosophie du sol ». 30 ans plus tard, Sigmar Groeneveld, Lee Hoinacki et Ivan Illich ont légué leur dépouille au sol mais leur réflexion tient toujours debout. Le sol n’est pas la Terre et encore moins la Terre-mère ; le sol n’est ni une ressource, ni un foncier, ni un plateau technique. La Terre a perdu son sol, et les humains ont perdu pied.
Le discours écologique sur la planète Terre, la faim dans le monde, les menaces qui pèsent sur la vie, nous exhortent à considérer le sol humblement, en philosophes. Nous nous tenons sur le sol, et non sur la Terre. Du sol nous venons et au sol nous léguons nos excréments et nos dépouilles. Et pourtant le sol — sa culture et notre dépendance envers lui — est remarquablement absent des discours dans notre tradition philosophique occidentale.
En tant que philosophes, nous regardons sous nos pieds parce que notre génération a perdu son ancrage tant dans le sol que dans la vertu. Par vertu, nous entendons l’intention, l’ordre et le sens de ces actions imprégnées par la tradition, circonscrites par un lieu, et décidées par des choix effectués dans la sphère habituelle de l’acteur ; nous entendons les pratiques mutuellement reconnues comme bonnes au sein d’une culture locale commune qui enrichit la mémoire d’un lieu.
Une telle vertu s’exprime traditionnellement dans le travail, l’artisanat, l’habitat et la souffrance endurée, non sur une planète, un environnement ou un système énergétique abstrait, mais sur ce sol particulier et commun que ces mêmes actions ont enrichi de leurs empreintes. Pourtant, malgré ce lien ultime entre le sol et l’être, le sol et le bon, la philosophie n’a pas produit les concepts qui nous permettraient de relier la vertu au sol commun, c’est-à-dire toute autre chose que la gestion des comportements sur une planète partagée.
Nous avons été dépossédés de nos liens au sol — ces connexions qui encadraient l’action et rendaient ainsi possible la vertu pratique — lorsque la modernisation nous a coupés de la terre, du labeur, de la chair, du sol et de la tombe. L’économie dans laquelle nous avons — de bon ou de mauvais gré — été absorbés, souvent à grand frais, transforme les gens en morceaux interchangeables de population gouvernés par les lois de la rareté.
Communaux et habitats sont à peine imaginables par les personnes ferrées par les services publics comme des poissons à l’hameçon et parqués dans des alcôves meublées comme des vaches dans leur étable. Le pain devient un simple produit alimentaire, si ce n’est un volume de calories ou de fourrage. Pour ces gens dispersés au hasard dans des véhicules, des bureaux, des prisons ou des hôtels, parler d’amitié, de religion, de souffrances collectives comme formes de convivialité — alors que le sol a été empoisonné et bétonné — serait rêver.
En tant que philosophes, nous insistons sur le devoir de parler du sol. Le sujet allait de soi pour Platon, Aristote et Galien. Il n’en va plus ainsi aujourd’hui. Le sol sur lequel les cultures peuvent pousser et les céréales être cultivées disparaît et laisse un vide sous nos pieds dès lors qu’il est défini comme un sous-système complexe, une branche, une ressource, un problème ou encore une « ferme » — comme la science agricole le fait souvent.
En tant que philosophes, nous offrons une résistance à ces experts en écologie qui prônent le respect de la science et encouragent le désintérêt pour la tradition historique, les saveurs locales, les vertus terrestres, l’autolimitation.
Tristement, mais sans nostalgie, nous devons reconnaître la passéité du passé. Ainsi, avec circonspection, nous tentons de partager ce que nous observons : certaines conséquences du fait que la Terre a perdu son sol. Et nous sommes contrariés par l’oubli du sol dans les discours tenus par les écologistes de pacotille. Mais nous sommes aussi critiques de ces romantiques, luddites et mystiques bien-pensants qui exaltent le sol en en faisant la matrice, non de la vertu mais de la vie. C’est pourquoi, nous lançons un appel pour une philosophie du sol : une analyse claire et ordonnée de cette expérience et mémoire du sol sans lesquelles aucune vertu et aucune nouvelle forme de subsistance ne peuvent exister.
Ivan Illich, « Declaration on Soil. A Joint Statement, Drafted in Hebenshausen, Germany, December 6, 1990, in Collaboration with Sigmar Groeneveld, Lee Hoinacki and Other Friends », in Whole Earth Review, été 1991.
Traduction française par Martin Paquot, revue par Jean Robert : Ivan Illich, « Déclaration sur le sol », dans Thierry Paquot (2019), Ivan Illich et la société conviviale, « Les précurseurs de la décroissance », Le passager clandestin, 2020.