Nouvelles de nulle part

Habiter le point de fixation

Anna-Louise Milne | 29 juin 2025

Introduction

Dans Habiter le point de fixation. Contre l’abandon (Eterotopia, 2025), Anna-Louise Milne se saisit d'une expression, le point de fixation, utilisée par les pouvoirs publics (et parfois les riverains), comme un repoussoir : il faudrait à tout prix éviter que certains territoires ne concentrent des personnes considérées comme pauvres et/ou dangereuses, en premier lieu les exilés, au motif que cela créerait des poches de pauvreté et/ou un appel d'air. Au-delà de mettre en lumière (et de rendre justice à) l'expérience d'un collectif, les P'tits Dej’s solidaires, dans le nord de Paris, la professeure à l’Institut de l’Université de Londres à Paris, spécialiste en histoire de la littérature, sociologie urbaine et traduction culturelle en contexte migratoire, fait du point de fixation un concept pour réfléchir aux formes de l’appartenance et de l'engagement à travers une écriture en spirales qui déjoue les fixations intellectuelles : le point de fixation, jamais tout à fait stabilisé, devient support pour penser, habiter et lutter autrement.

Le point de fixation

Caroline Dinet | Le fil rouge de votre livre est l'expérience d'un collectif, les P'tits Dej’s solidaires, qui propose des petits déjeuners aux exilés. En quoi cette expérience a nourri vos réflexions sur le point de fixation ?

Anna-Louise Milne | Ces petits déjeuners solidaires sont servis au quotidien depuis plus de huit ans. C’est la durée de l’action qui m’a amenée à repenser le point de fixation, notion d’ordinaire affiliée à un discours sécuritaire et stigmatisant : pourquoi ces personnes font-elles preuve d’une telle inertie ? Pourquoi se fixent-elles sur un coin de rue, alors qu’on aimerait qu’elles repartent, disparaissent, ne squattent pas ce périmètre qu’on estime être le nôtre ? Ce qui correspond à la manière habituelle d’envisager le problème, jusqu’à adopter la solution prônée par les autorités, à savoir déplacer, « évacuer », chasser. Or j’avais à cœur de brouiller les termes, notamment ce qui se trame dans la désignation de « ces personnes », et de le faire en mettant en regard deux rapports au temps : d’un côté, l’engagement des P’tits Dej’s solidaires, avec la volonté d’être là et de tenir dans le temps et, de l’autre, la frustration, voire la souffrance, d’un quartier qui n’arrive pas à se défaire de l’immobilité, de la récurrence des campements, des points de deal et de la toxicomanie. Le point de fixation aide à comprendre ce qui fait liant entre des couches d’expériences différentes, qui se recoupent et se sédimentent.

Les P’tits Dej’s

Pouvez-vous nous en dire plus sur l’évolution de ce collectif dans le temps ?

Les P’tits Dej’s solidaires sont nés de l’union de deux collectifs. D’une part, Quartiers Solidaires, issu d’une lutte menée dans une école du 18e arrondissement de Paris contre la menace d’expulsion d’une famille. La mobilisation, qui a agrégé des parents d’élèves, des riverains et des commerçants, était aussi une réponse au décrochage entre le projet pédagogique inclusif de cette école et ce qui se passait à ses portes, où il fallait chaque matin enjamber les jeunes migrants qui dormaient dans la rue. Si on se met à hauteur d’enfant, qu’est-ce qu’on fait ? On commence par un petit déjeuner ! L’autre collectif, les P’tits Dej’s de Flandres, a vu le jour autour du campement d’exilés de la place Stalingrad et de l’avenue de Flandres, dans le 19e arrondissement, dans un autre type de bâti, donc un autre rapport à l’urbanité, mais autour d’une même proposition de petits déjeuners.

« Si l’action dure, c’est en raison de la densité historique de la mobilisation, de l’interconnaissance des bénévoles et de leur connaissance des enjeux et du passé du quartier. »

Anna-Louise Milne

Après une période de déplacements incessants (ces deux collectifs étant régulièrement délogés d’un coin de rue à un autre), ils ont choisi de se rassembler, ce qui a conduit à leur installation pérenne aux jardins d’Éole, près du métro Stalingrad. Les tables se déplient tous les matins, puis se replient. Cette apparition-disparition ressemble à une place de village, où se sont greffés des cours de français et d’anglais, du soutien juridique, des distributions de vêtements, produits d’hygiène, guides pour les demandeurs d’asile... Ce qui fait socle, c’est la quotidienneté du rendez-vous, très ouvert, avec un système d’inscription pour les bénévoles (sans obligation, et d’ailleurs très peu opératoire) qui assurent le service pour 80 à 400 personnes, accueillies sans condition toute l’année. Les variations d’intensité sont un défi – parfois il fait mauvais, parfois il fait beau, un peu comme le temps climatique. Si l’action dure, c’est en raison de la densité historique de la mobilisation, de l’interconnaissance des bénévoles et de leur connaissance des enjeux et du passé du quartier.

Le quartier

Ce collectif agit au nord de Paris dans le triangle La Chapelle-Stalingrad-Marx Dormoy. En quoi ce territoire est-il singulier ?

Ce quartier a une morphologie modelée par l’emplacement des gares du Nord et de l’Est, de sorte qu’une grande partie est dédiée à l’emplacement de rails, d’infrastructures de transports et de dépôts d’arrivage. Depuis des siècles, il a été un point de livraisons et de distributions alimentaires, en particulier de viande (un peu plus loin, à la Villette, mais aussi au marché de La Chapelle). C’est un rectangle avec deux longs côtés dessinés par les lignes des gares, le périphérique au nord, au niveau des portes de Paris, et, au sud, le métro aérien de la ligne 2, un espace urbain longtemps très négligé – le premier campement s’est d’ailleurs constitué entre les stations La Chapelle et Barbès-Rochechouart à l’hiver 2014-2015. Après son évacuation en juin 2015, les campements n’ont cessé de se reconstituer, au moins jusqu’à l’automne 2018 avec le dernier grand campement sous le métro Stalingrad, qui a regroupé plusieurs milliers de personnes. Aujourd’hui, l’ampleur des campements n’est plus la même (les forces de l’ordre sont très efficaces pour les disperser), toutefois le phénomène perdure : des campements de cinquante à cent personnes sont désormais installés sous les stations Stalingrad et Jaurès, comme un symptôme des déficiences de l’État.

Le hot spot

L’Union européenne a adopté une politique migratoire sécuritaire de fermeture. Le point de fixation est-il, au contraire, un lieu d’hospitalité ?

C’est un lieu d’hospitalité dans une misère épouvantable. Mon livre sonde à la fois des expériences de solidarité extraordinaires et la dureté de la situation des individus. Le point de fixation permet de penser l’ambivalence : il faudrait vouloir sa disparition, tout en souhaitant sa poursuite. Il s’oppose à la logique du hot spot, ce dispositif officiel de gestion des phénomènes migratoires, qui consiste à regrouper dans un seul lieu les procédures administratives. Le hot spot s’inscrit dans une approche technocrate et gestionnaire qui vise l’efficacité. Il est supposé évacuer tous les problèmes. Or il génère enfermement, emprisonnement, déportations, tris, qui, à leur tour, engendrent des tentatives opposées à travers des démarches hospitalières. Ces actes d’hospitalité sont réels et nécessaires, c’est important de les valoriser, mais ils ne vont pas tout résoudre. L’optique du point de fixation nous place devant cette nécessité de faire, devant un « devoir faire », qui n’est pas dicté par un horizon amélioratif – ni même très clairement orienté vers lui. 

« Admettre l’inadéquation entre la demande légitime et ce dont on est capable est éprouvant à reconnaître. »

Anna-Louise Milne

Du reste, je participe moi-même à cette mise en lumière ambivalente : mon essai fait trace des efforts pour nourrir l’accueil dans ce quartier parisien. J’y évoque l’auto-narration des gestes d’hospitalité pensés et poursuivis avec un fort engagement affectif, qui prend principalement la forme de comptes rendus écrits par celles et ceux qui participent aux distributions. Ce sont des archives riches d’expériences, de réflexions, de stratégies d’organisation, qui dénotent dès le départ une volonté de mise en récit et de représentation. Ces tentatives relatent aussi un désarroi : offrir des chaussures à quelqu’un, lui servir un café, s’asseoir à ses côtés pour étudier son dossier d’asile ou simplement discuter, est un acte minime au regard de la crise dans laquelle il se trouve. L’exigence de protection se heurte à la déficience des pouvoirs publics. Admettre l’inadéquation entre la demande légitime et ce dont on est capable est éprouvant à reconnaître.

Votre démarche invite cependant à sortir d’une vision négative du point de fixation...

Si l’on retourne le stigmate, le point de fixation permet de raconter les choses autrement. Je cherche à lui redonner de la puissance avec l’idée qu’il peut peut-être nous aider, nous outiller différemment. Cela dit, je n’assène pas de solution. D’ailleurs, le livre se termine au croisement de plusieurs barrières qui enserrent le lieu de distribution alimentaire, « au pied du mur » en quelque sorte. Même si j’ai beaucoup d’affinités pour la posture no border [qui vise la liberté de circulation et l’abolition des frontières, ndlr], mon livre fait un pas de côté. Penser à partir du point de fixation doit nécessairement prendre en compte les barrières dans nos manières d’habiter. La question n’est pas de s’affranchir des difficultés, mais de prendre à bras le corps la récurrence de ce qui se joue lors de ces petits déjeuners, en dépit des écueils.

Communs

Une des originalités des P’tits Dej’s solidaires, c’est de réunir des personnes aux profils très hétérogènes qui réussissent pourtant à « faire » ensemble...

J’aborde cette diversité en miroir de la notion de « communs », qui m’a permis de travailler – dans un cadre plus universitaire, à côté de mon engagement bénévole – avec des réseaux en Allemagne, en Grande Bretagne, aux États-Unis, mais aussi en Seine-Saint-Denis, tout en restant en lien avec le quartier d’implantation des petits déjeuners solidaires, via le projet « Remix the commons ». La réflexion sur les communs est très mobilisatrice, mais elle pose la question de l’entre-soi militant. À l’inverse, l’hétérogénéité est intrinsèque au point de fixation. Les bénévoles qui assurent les distributions alimentaires peuvent avoir des motivations très diverses. C’est une richesse, dont le prix à payer est l’absence de dimension programmatique : il existe un accord minimal sur un « faire », en lien avec des besoins, des manques, et sur la nécessité de prendre en charge les obstacles, l’invisibilisation, la persécution, l’absence de droits, mais il n’est pas possible d’aller au-delà.

S’il n’est pas question de renoncer à l’État de droit, je propose de réfléchir à partir de cette zone grise, de non-droit à l’intérieur de l’État de droit, qui oblige à penser différemment ce autour de quoi on se mobilise. La privation de droits, d’effectivité des droits, est au cœur de la nécessité des P’tits Dej’s solidaires, mais leur action ne s’organise pas en référence à une revendication commune, ni à un cadre trop formel. Dans son livre sur « la forme-Commune » [1], Kristin Ross évoque la diversité sociologique au sein de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes : elle parle d’un processus d’élargissement, à partir d’un socle homogène, autour d’objectifs explicitement partagés. C’est au contraire l’hétérogénéité qui est à la base de l’action des P’tits Dej’s solidaires. La seule chose qui justifie la mobilisation, c’est que ça tient. Et si ça tient, c’est qu’il se passe quelque chose. En anglais, on pourrait utiliser l’expression staying power qui, bien qu’un peu dénigrante (avec l’idée d’une ténacité laborieuse, aux antipodes de l’excellence), renvoie à la puissance de tenir : ça n’avance pas, et peut-être que, dans un an, on en sera encore à servir des petits déjeuners à des jeunes femmes en chaussettes mouillées et claquettes, comme cela m’est arrivé récemment, et à des groupes de jeunes hommes à la fois décidés, soudés et perdus.

Permanence chorégraphique

Les P’tits Dej’s solidaires sont aussi le lieu d’une convergence d’actions disparates. On peut même y danser...

En participant régulièrement aux petits déjeuners solidaires, la Permanence Chorégraphique, fondée par la chorégraphe Laetitia Angot, a donné naissance à une culture propre, avec un répertoire de danses reproductibles d’une session à l’autre, d’une année à l’autre, non sans conserver une dimension d’improvisation et de réinvention. Il y a un effet de miroir entre la chorégraphie des petits déjeuners – ses gestes de préparation, de mise en place, d’acheminement, ses mouvements autour des tables, parfois avec des personnes qu’on ne comprend pas, faute d’une langue commune, ce qui implique une écoute des corps dans l’espace – et les danses de la Permanence Chorégraphique. Celles-ci n’ont ni visée thérapeutique – même si les corps, les personnes, les amitiés s’en trouvent nourris –, ni revendications précises. Pour autant, en existant dans la durée, elles génèrent une force de vie, existentielle, collective, dont on garde la trace, dans les corps et par l’échange de photos et de vidéos. La joie qui en résulte aide à tenir, même s’il ne faut pas se leurrer sur les conditions de vie sous-jacentes.

Impulsion et frustration

Vous interrogez à travers votre livre les notions d'engagement, de solidarité, de citoyenneté, mais aussi de devoir par rapport à ce qu'il faut faire, ce qu'il faudrait faire, et plus largement les motivations qui font que l'on passe à l'action ou pas. Habiter le point de fixation, est-ce un projet politique ?

Le point de fixation se situe en-deçà d’un mouvement social, tout en ayant une consistance plus forte qu’une occupation (dont l’issue est toujours incertaine). Ce n’est ni un programme partagé, ni un manifeste. Il s’agit plutôt d’une culture qui atteint une compréhension de soi à travers des actions, des stratégies d’auto-narration et des pratiques concrètes (la façon dont on installe les tables, dont on nomme les choses...). Ces gestes modestes, dérisoires, sont le support d’une force politique qu’on aurait tort de négliger. L’absence d’idéologie commune, qui permet de poursuivre la mobilisation malgré les différences, et même les conflits, ramène à la place de l’ambivalence dans le point de fixation et dans ma démarche : comment perdurer en dépit des silences, de l’incertitude, du trouble ?

« Ces gestes modestes, dérisoires, sont le support d’une force politique qu’on aurait tort de négliger. »

Anna-Louise Milne

L’impulsion qui persiste est d’autant plus intéressante à sonder qu’elle s’accompagne de frustration. On pourrait être beaucoup plus revendicatifs, pourtant on continue à servir des petits déjeuners, malgré le sentiment d’abjection ressenti par rapport à la situation des bénéficiaires, mais aussi par rapport à sa propre situation de bénévole : pourquoi accepter de s’engoncer dans ce « trou », cette récurrence, ces habitudes, cette durée ? Il me semble important de ne pas minimiser cette ambivalence si l’on veut aller vers quelque chose de plus construit politiquement.

Stickiness

Vous convoquez des concepts peu connus en France, par exemple celui de stickiness. Pouvez-vous revenir sur ce concept, et d'autres qui vous semblent importants ?

Pour sortir des discours tranchés, à l’instar de l’opposition entre « crise de l’hospitalité » et « crise des migrants », je me réfère à des concepts forgés par des féministes dont les travaux sont éloignés des phénomènes migratoires en Europe. Par exemple la notion de stickiness, élaborée par la critique féministe Sara Ahmed [2], qui renvoie à quelque chose de presque « répugnant », vers lequel on ne veut pas trop aller. On peut la rapprocher du terme français « empesté », ou « collant ». À travers cette notion, la philosophe s’intéresse aux mots porteurs d’ambivalence, qu’on lance trop vite, comme s’ils suffisaient à écarter le problème, alors qu’ils témoignent d’un non-dit, d’une expérience riche sur le plan psychique. Je m’appuie en particulier sur le mot « sorry » (« pardon ») qui exprime une intention de résoudre un différend, mais qui est aussi le lieu du langage où l’on étouffe d’autres expressions. Le travail d’Ahmed porte sur la destruction des formes de vie autochtones en Australie, je m’en inspire pour reconsidérer l’histoire de la colonisation de l’Algérie et de la guerre de libération.

Dans un registre proche, également pour amplifier et travailler le sens de la « fixation », je recours aux concepts de « trouble » de la philosophe Donna Haraway [3] et de stuckedness de Ghassan Hage [4], un anthropologue d’origine libanaise qui étudie les migrations en Australie. Stuckedness se rapporte au fait d’être empêché, bloqué dans sa pensée, ses mouvements, ses émotions. Hage y voit une forme de dissidence, un refus de la mobilité, de l’injonction à bouger, à se réinventer, à migrer, qui construit aussi une culture commune. À travers le point de fixation, j’explore ce qui émerge de l’expérience matérielle, psychologique, politique, économique de l’empêchement, quand on ne sait plus comment avancer – ce qui est la réalité de ce quartier du nord de Paris, où s’enchaînent les évacuations, les mises à l’abri, les fermetures de parcs, les cloisonnements urbains, sans voie de sortie.

Métabolisme du quartier

Pourtant, ce territoire est aussi d’une grande richesse sociale, culturelle, politique...

Bien qu’il soit blocked, stucked, ce quartier est un réservoir de récits du fait de son épaisseur historique, depuis l’immigration de la main d’œuvre maghrébine après-guerre jusqu’à la pénalisation des vies des exilés aujourd’hui, en passant par l’histoire de la guerre d’Algérie et de la décolonisation. Ces histoires plurielles demeurent à l’état latent dans les esprits et concrètement dans la présence d‘habitats pauvres, de commerces particuliers, de structures religieuses, de bains douches, de lieux de restauration collective. L’idée de « métabolisme du quartier », qui fait écho tant à l’expérience humaine, vivante, qu’aux formes matérielles de la vie, est à ce titre très évocatrice : elle montre qu’il y a dans ce quartier un terreau propice à l’effectivité des mobilisations, dans la durée.

« L’idée de 'métabolisme du quartier', qui fait écho tant à l’expérience humaine, vivante, qu’aux formes matérielles de la vie, est à ce titre très évocatrice : elle montre qu’il y a dans ce quartier un terreau propice à l’effectivité des mobilisations, dans la durée. »

Anna-Louise Milne

Le point de fixation peut paradoxalement ouvrir à des alliances, ailleurs. Y aurait-il une internationale des points de fixation ?

Le point de fixation interroge la convergence des luttes. Il permet de se projeter vers un ailleurs, qui n’est pas non plus un dépassement de l’ici. Il me semble très important de penser l’attachement au lieu où l’on peut agir – l’enjeu de tenir un espace est vital. Il n’en reste pas moins possible – dans la lignée des réflexions de Deleuze et Guattari sur les mobilités, les frottements, les zones de contact – d’envisager des rapprochements (qui ne vont pas sans distanciation) entre ce qui se passe ici et, par exemple, les mobilisations féministes en Amérique latine, lesquelles revendiquent leurs singularités et refusent de s’ériger en modèle.

« Il me semble très important de penser l’attachement au lieu où l’on peut agir – l’enjeu de tenir un espace est vital. »

Anna-Louise Milne

Je songe notamment aux travaux de Veronica Gago et Luci Cavallero autour de la suppression de la dette des femmes latinas qui assurent la reproduction de la vie [5]. Si ces mobilisations semblent étrangères à celles qui s’organisent autour des migrations en Europe, elles peuvent toutefois éclairer certaines actions, telles les distributions alimentaires, qui passent inaperçues aux yeux des militants engagés en France sur les questions migratoires – ces distributions sont en effet considérées comme des tâches domestiques et, de ce fait, systématiquement sous-évaluées et invisibilisées. Or, sans ce travail de reproduction, de care, des actions plus dissidentes, plus revendicatrices, ne seraient pas possibles. Le point de fixation se rapporte à des actions localisées, mais il n’empêche pas de dialoguer avec des expériences lointaines, à condition de ne pas faire l’impasse sur les différences.

Questions
Caroline Dinet

Réponses
Anna-Louise Milne

Edition
Martin Paquot

Illustration
Maud Harou

Habiter le point de fixation

A lire : Anna-Louise Milne, Habiter le point de fixation. Contre l’abandon, « Parcours », Eterotopia, 2025, 182 pages, 19 euros

Notes

[1] Kristin Ross, La forme-Commune, La fabrique, 2023.

[2] Sara Ahmed, The Cultural Politics of Emotion. Routledge, 2004.

[3] Donna Haraway, Vivre avec le trouble, Les Éditions des mondes à faire, 2020.

[4] Ghassan Hage, Waiting, Melbourne University Press, 2009.

[5] Veronica Gago et Luci Cavallero, Une lecture féministe de la dette : Violence économique et désobéissance financière, Syllepse, 2025.