Du lisible au visible

« La beauté du seuil » d’Ito Teiji

Thierry Paquot | 5 décembre 2021

Introduction

Formé à l’architecture dans une école d’ingénieur, Ito Teiji (1922-1970) rencontre Isozaki Arata, avec lequel, et d’autres critiques d’architecture, il publie des articles repris dans le volume Discussions sur les œuvres idiotes de l’architecture contemporaine, signé par un dénommé Hattariya, qui signifie « charlatan » ! Avec ce même groupe, il fait paraître, en 1968, L’espace urbain au Japon, préfacé par Tange Kenzo, qui ne passera pas inaperçu au point de servir de point de départ à la célèbre exposition « Ma » de 1978.  Il enseigne l’architecture japonais médiéval aussi bien aux États-Unis qu’au Japon, occupe des fonctions importantes dans des organismes japonais de protection des monuments. Il parcourt son pays traquant la moindre caractéristique constructive avant que le temps ne l’efface, souvent en compagnie de son ami le photographe Iwamiya Takeji (1920-1989), avec lequel il réalise de nombreux ouvrages de vulgarisation, dont l’un sur les jardins impériaux.

« Nulle part au monde il n’existe d’espace sans kekkai. Si, tout comme les molécules qui s’entrechoquent dans l’univers, l’homme était jeté dans un monde sans kekkai, il serait pétrifié de terreur ; et si nous étions plongés dans un espace où nous ne pourrions percevoir un kekkai, nous serions étouffés, nous nous sentirions captifs. »

Ito Teiji

Kekkai no bi est publié en 1966, cet ouvrage au langage accessible à tous, remarquablement illustré (Philippe Bonnin, éditeur et traducteur du volume, retournera sur chacun des lieux photographiés pour constater ce qu’ils sont devenus et les photographier à nouveau) comprend quatre chapitres : « Le seuil », « La fenêtre », « La clôture » et « La porte. La notion de kekkai est essentielle et intraduisible. Elle appartint au vocabulaire bouddhique et apparaît au IXe siècle dans la langue japonaise, « de manière générale, note l’auteur, le kekkai ne se cantonne pas spécifiquement à une question d’espace : il assigne une restriction, des bornes, concernant le vêtement, la nourriture, les personnes, le terrain, etc., afin de préserver le moine dans son ascèse selon la loi du Bouddha. » Il s’agit d’une limite qui sépare mais réunit, ce qui en français pose problème...

Ito Teiji précise : « La porte mon, le muret hei, les fenêtres mado, aussi bien que les cloisons et portes coulissantes, shoji et fusuma, ou les volets de planches itado, tous doivent être perçus comme des kekkai si l’on veut saisir leur caractère profond. C’est ce qui va caractériser les dispositifs de séparation spatiale du Japon. » Ainsi le kekkai peut-il être matériel mais aussi immatériel, c’est une séparation réelle ou symbolique. Le sudare (rideau de roseau, de jonc, voile de différents tissus plus ou moins transparents, store...) « n’y est plus qu’un filtre pour le regard, explique l’auteur, ni une jalousie pour atténuer le soleil, mais un dispositif qui renforce l’effet indécis, qui sépare deux espaces tout en les reliant. »

Le chapitre sur la fenêtre retrace son histoire dans la construction des maisons japonaises et décrit ses diverses formes, qui changent au cours du temps. La fenêtre à l’occidentale n’existe pas, il est vrai que le mur n’est pas non plus l’élément porteur de la maison, celle-ci possède un sol sur lequel est fixé une ossature en bois, portant la charpente et accueillant les parois légères, souvent coulissantes et en papier ou en végétal. Une des raisons de la faible généralisation des fenêtres serait la taxe qui l’accompagne... La clôture des maisons correspond à plusieurs objectifs (se protéger du regard, cadrer un paysage, embellir le jardin, etc.), elle adopte diverses tailles et divers matériaux (pierre, bambou, bois, roseau...). Il en va de même pour les portes, qui indiquent la situation sociale des habitants de la maison, tout en contribuant à organiser les activités de la maisonnée. Ainsi le kekkai n’est pas juste une limite qui sépare mais un seuil qui ferme en ouvrant, en ouvrant aussi à la poétique des lieux, à l’imagination des habitants et des visiteurs, à l’histoire de la construction, à des usages inhabituels...

Ito Teiji (1966), La beauté du seuil. Esthétique japonaise de la limite, traduit et commenté sous la direction de Philippe Bonnin, avec Nishida Masatsugu et Marie-Élisabeth Fauroux, CNRS éditions, 2021, 316 pages, 26 euros.