Du lisible au visible
« La collapsologie ou l’écologie mutilée » de Renaud Garcia
Anne Rumin | 10 novembre 2020
Introduction
Créée par Pablo Servigne et Raphaël Stevens dans Comment tout peut s’effondrer (Seuil, 2015), la « collapsologie » se veut « l’exercice transdisciplinaire d’étude de l’effondrement de notre société thermo-industrielle et ce qui pourrait lui succéder ». L’effondrement y est défini, selon les mots d’Yves Cochet, comme le « processus à l’issue duquel les besoins de base ne sont plus fournis à une majorité de la population par des services encadrés par la loi » : cet effondrement mondial et systémique trouverait son origine dans les dérèglements écologiques déjà à l’œuvre depuis de nombreuses décennies. Si le néologisme « collapsologie » apparaît en 2015, cette « science de l’effondrement » s’appuie pourtant sur une littérature scientifique (le Rapport Meadows, pour ne prendre qu’un exemple) et philosophique (le catastrophisme) qui lui préexiste très largement. Pour Luc Semal, les réseaux de la collapsologie tendent alors à devenir « l’incarnation la plus dynamique de cette perspective catastrophiste qui irrigue les théories et les mobilisations écologistes depuis un demi-siècle » (Face à l’effondrement, Puf, 2019). En effet, la collapsologie connaît un essor progressif et atteint, autour de l’été 2018, une forme d’« adoubement médiatique » : les articles et émissions consacrées à la collapsologie se multiplient, tout comme les publications s’en revendiquant, et les groupes dédiés à l’effondrement grossissent sur les réseaux sociaux. Si la collapsologie participe donc d’une « démarginalisation de la perspective catastrophiste », doit-on en déduire pour autant qu’elle démarginalise l’écologisme ? À en croire les nombreux détracteurs de la collapsologie, rien n’est moins certain. De multiples critiques s’élèvent effectivement à son encontre entre 2018 et 2020, soulignant son caractère dépolitisant : c’est également dans ce sens qu’écrit Renaud Garcia.
Ce dernier voit dans la collapsologie une « écologie mutilée » : une écologie amputée de son idéologie politique, de sa « part irrécupérable par le pouvoir » – une forme d’environnementalisme, pourrait-on aussi dire, en reprenant la distinction d’Andrew Dobson. Ainsi, il ne s’agit pas pour Renaud Garcia d’analyser l’efficacité de la collapsologie pour mobiliser les individus, mais d’évaluer, sur le plan de la pensée, la consistance politique de son discours. Le propos articule ainsi différentes critiques de la collapsologie (parfois déjà formulées chez d’autres auteurs et autrices) : le flou conceptuel autour de la notion même d’effondrement (1) ; sa méconnaissance des mécanismes du capitalisme industriel et la critique largement insuffisante qu’elle en fait ; la place donnée aux émotions dans le discours (2) ; l’apolitisme de l’entraide et des liens de solidarité que prônent certains collapsologues (3) ; l’usage qui est fait des outils numériques chez les jeunes collapsonautes ; etc. Parmi les failles conceptuelles et contradictions concrètes de la collapsologie qu’exposent l’ouvrage, l’une d’entre elle retient particulièrement notre attention : quoique tout à fait convaincante dans le fond, elle nous interroge quant à la méthodologie employée par Garcia, et, plus largement, sa compréhension des logiques à l’œuvre dans les milieux « effondristes ».
En effet, Renaud Garcia interroge, dans le quatrième chapitre de son livre, le rapport (a)politique qu’entretiennent les collapsologues à la Terre. Celui-ci s’appuie alors sur le constat suivant : le dernier ouvrage de Pablo Servigne, Raphaël Stevens et Gauthier Chapelle, Une autre fin du monde est possible, cite à plusieurs reprises Bruno Latour et semble aller dans le sens de son « hypothèse Gaïa ». Ainsi, Garcia avance que le raisonnement de Latour, d’inspiration lovelockienne, relève paradoxalement d’une « forme inhumaine d’hostilité à la Terre » – hostilité qu’il prête alors aux collapsologues eux-mêmes. La planète Terre – ou plutôt, Gaïa – ne serait pas inanimée, mais « répondrait au contraire à nos activités parce que, dès le départ, elle est intéressée à ce que nous faisons à sa surface » : le dérèglement climatique serait ainsi une manifestation de Gaïa, qui nous intimerait de « changer d’orientation », pour nous tourner vers le « terrestre » plutôt que vers « l’escapade », une fuite hors-sol ignorant les limites matérielles de la planète. Latour remet ici en question le couple conceptuel nature/culture pour lui préférer l’hypothèse d’une réconciliation entre les humains et leur environnement : ce faisant, il nie l’existence même d’un système capitaliste, se rendant myope, selon Garcia, à certaines réalités sociales, et contribuant à dépolitiser l’écologie, elle-même réduite à un « appel à changer de direction ». Plus encore, cette réconciliation serait portée par le numérique, avec lequel « l’on est enfin face à un dispositif qui commence sérieusement à ressembler à un système nerveux planétaire. Nous avons enfin les moyens de rendre concrets, visibles et matériels l’ensemble des connexions qui étaient auparavant invisibles, ou qui se faisaient dans la tête des gens. » Or, et à en croire Garcia, il s’agirait là de se conforter dans un monde absolument artificiel : Gaïa serait-elle-même pensée comme un système cybernétique.
Ici, si les développements de Garcia nous semblent riches, quelque chose nous étonne cependant : les sympathisants de la collapsologie sont-ils, concrètement, de farouches défenseurs de l’hypothèse Gaïa ? Est-il nécessaire de passer par la collapsologie pour critiquer Bruno Latour, ou encore Greta Thunberg, comme l’ouvrage le fait également ? En effet, et peut-être précisément en raison de son manque idéologique, il est difficile de différencier ce qui relève de la collapsologie, de ce qui s’en approche vaguement, de ce qui n’en relève pas du tout – tout comme il n’est pas aisé de délimiter les contours des « communautés » sympathisantes de la collapsologie. Il faudrait donc se doter de critères de distinction soulignant des spécificités de la collapsologie. La perspective catastrophiste n’est pas suffisante pour différencier un discours « collapsologique » d’un autre : cet horizon, à l’ombre duquel des écologistes militent depuis des décennies, n’est pas de son seul apanage. Se limiter, comme le fait notre auteur, au corpus des publications des inventeurs de la collapsologie, nous parait trop réducteur : de nombreux autres auteurs se revendiquent de la collapsologie, et les lecteurs de Comment tout peut s’effondrer associent souvent à leur compréhension de l’effondrement des références éclectiques – telle est la culture des milieux « effondristes » : multiple, autodidacte et curieuse. Il semblerait, à lire Garcia, que la collapsologie trouve finalement sa spécificité dans la couverture médiatique dont elle fait l’objet : celui-ci avance d’ailleurs que la collapsologie relève d’une « énième recomposition du Spectacle ». Cette proposition n’est pas inintéressante : mais doit-on en déduire que tout discours médiatique portant sur l’environnement est collapsologique ? La collapsologie semble ici se restreindre à un seul « environnementalisme médiatique ». Pourquoi pas, après tout. Mais est-ce vraiment rendre justice à la diversité des sensibilités politiques réunies derrière cette perspective effondriste ? Est-ce rendre justice à la réalité des individus ? Ce que la collapsologie aura pu produire, concrètement, dans les trajectoires politiques individuelles, n’intéresse pourtant pas notre auteur : nous voilà en effet revenus sur le plan de l’efficacité.
Renaud Garcia, La collapsologie ou l’écologie mutilée, L’échappée, 2020, 160 pages, 14 euros.
Notes
(1) Lire à ce sujet l’article de Jean-Baptise Fressoz
(2) Lire à ce sujet l'article de François Thoreau et Benedikte Zitouni
(3) Lire à ce sujet l’article de Pierre Charbonnier