Du lisible au visible
« La Communauté terrestre » d’Achille Mbembe
Marc-André Cotoni | 7 octobre 2023
Introduction
Fort d’une vie intense, le philosophe et historien Achille Mbembe fait partie de ces voix africaines qui comptent et traversent les frontières. Né au Cameroun en 1957, il se politise très tôt, que ce soit à travers les cours d’alphabétisation qu’il prodigue aux paysans ou dans le cadre de la rédaction de son mémoire universitaire, à l’occasion duquel il étudie la décolonisation de son pays et les violences qui l’accompagnèrent.
Contraint de quitter le Cameroun, il s’installe à Paris en 1982 pour poursuivre ses études, puis aux États-Unis pour enseigner, avant de revenir sur le continent africain, successivement à Dakar, au Cap et à Johannesburg, où il enseigne l'histoire et les sciences politiques tout en poursuivant ses recherches à l'université de Witwatersrand. Il est par ailleurs directeur de la Fondation de l'innovation pour la démocratie, une organisation panafricaine créée en 2022.
Dernier volume d’une trilogie constituée de Politique de l’inimité (2016) et de Brutalisme (2020), La Communauté terrestre (2023) est une œuvre étonnante, que son auteur n’a pas écrit d’un jet mais sur plusieurs années, la travaillant tel un « tisserand ». Il tente dans ce volume d’élargir notre conception de la vie, du vivant, de la communauté et de la Terre, afin de répondre aux enjeux de l’ère dans laquelle nous venons d’entrer, l’« anthropo-technocène ».
Si l’essai peut paraître ardu, notamment en raison des nombreuses références et des diverses disciplines sollicitées, son postulat de départ, lui, est relativement simple : à travers la multiplication des technologies et des infrastructures, une deuxième Terre, artificielle, est apparue. Elle est l’incarnation physique d’un basculement spirituel et idéologique à travers lequel les humains se sont coupés de cette pesanteur qui les enracinait dans la Terre et le reliait au Vivant. La technologie a pris en charge les dimensions spirituelle, religieuse, magique, animiste et esthétique de l’existence, perdant dans ce processus son sens originel : elle est passée du statut de moyen, d’outil, à celui de fin en soi. Le désir technologique n’est plus que désir de puissance et d’immortalité, ce qui conduit à épuiser les ressources terrestres, nous condamnant – et avec nous l’ensemble des vivants – à la catastrophe. Si ce constat est angoissant, Mbembe ne s’y limite pas. Il combat tout au long de son essai une acceptation – pour ne pas dire une attente passive – du désastre, en cherchant à « créer du vivant à travers l’invivable ».
Tout en montrant à travers de nombreux exemples et réflexions comment l’homme s’est approprié la production terrestre primaire – passant du prélèvement quotidien, qui répond aux besoins vitaux et présents, à des systèmes purement orientés vers la production, le commerce et l’exploitation –, Mbembe, nous invite à accepter le monde avec sa complexité insondable et à nous y enraciner à nouveau, sollicitant pour cela les cosmogonies et les spiritualités africaines, qui laissent une vraie place aux éléments. Ici, la Terre a un corps, une individualité, et les traditions africaines, souvent déconsidérées par la modernité, nous obligent à examiner notre rapport au Monde et à envisager de nouvelles façons de l’habiter afin de faire face aux enjeux actuels. Ici, le Vivant et les vivants sont pluriels, fluides et continuellement en transformation. Le choix de s’appuyer sur l’Afrique, ses cultures et ses pensées, est un geste éminemment politique et, avouons-le, relativement rare. Il nous rappelle l’importance de la mort, de son acceptation, mais aussi d’une forme de lutte contre la disparition du vivant dans les récits constitutifs de différentes cultures, nous invitant ainsi à entrer en « résonnance » avec la Terre.
Les nombreuses réflexions de l’auteur nous poussent à faire face au dérèglement climatique en rompant avec une dynamique prédatrice multiséculaire, qui se serait attaquée aux corps humains – il évoque notamment le « corps nègre » et de la Traite atlantique – et aux « milieux physiques », avec l’unique souci d’en rentabiliser l’exploitation. En faisant de la Terre, un autre corps de l’homme, Mbembe pose la question de la nécessité, de la possession, de l’identité et du partage. Ici, l’auteur nous amène à penser une écologie globale, sans frontière avec le reste du Vivant, sans ces limites que longtemps nous avons dressé entre les êtres. Ce faisant, il rompant avec un universalisme mou et sans portée réelle.
« Le propre de la Terre est en effet de faire place à tous ses habitants. En cela, elle nous rappelle combien chaque corps, humain ou autre, aussi singulier soit-il, porte sur lui et en lui, dans son essentielle porosité, les marques non pas de l’universel, mais les traces de l’en-commun. Du coup, toute politique du vivant repose, par définition, sur l’idée selon laquelle le vivant, c’est ce qui est sans prix. Et parce que sans prix, il relève fondamentalement de ce qui est au-delà de toute mesure. Ce faisant, il ne peut ni être compté ni être pesé. Il relève simplement de l’incalculable. »
Achille Mbembe
L’auteur a une plume remarquable et des expressions aussi fortes poétiquement que politiquement. Cela le place dans la lignée des grands auteurs de la négritude, qu’il cite d’ailleurs à plusieurs reprises. Le seul regret que l’on peut avoir avec cet essai réside dans l’absence d’une bibliographie finale permettant au lecteur qui le souhaiterait d’approfondir les importantes questions qu’il soulève.
Achille Mbembe (2023), La Communauté terrestre, La Découverte, 206 pages, 20 euros.