Nouvelles de nulle part

La frugalité n’est pas la sobriété

Philippe Madec | 26 septembre 2022

Introduction

Si, dans la société, la sobriété a le vent en poupe, dans le monde de l’architecture et du territoire, c’est la frugalité qui se propage peu à peu depuis la publication en janvier 2018 du Manifeste de la frugalité heureuse et créative. L’un de ses co-auteurs, l’architecte-urbaniste Philippe Madec explore les fondements de la frugalité en la distinguant de la sobriété, jugée trop focalisée sur les « deux vieilles complices de l’ère moderniste : l’économie et l’énergie ».

En décembre 2017, le dérèglement global n’est plus une hypothèse, la grande responsabilité des bâtisseurs commence à être reconnue, les politiques continuent à faire des promesses qu’ils ne tiennent pas. Avec Alain Bornarel et Dominique Gauzin-Müller, amis de longue date, engagés depuis plus de trente ans dans l’écoresponsabilité par des voies convergentes (projet, réalisation, enseignement, conférence, exposition, livre), nous voulions « faire quelque chose de plus pour que ça change ».

Il s’agissait de rassembler les bâtisseurs et la société civile autour d’un récit porteur de sens, dès à présent, pour l’avenir. Même si nous ne voulions pas faire un manifeste de plus, la forme déclarative s’est avérée à propos : « assumant leur responsabilité dans le dérèglement global, les bâtisseurs se rassemblent pour la défense du vivant dans le partage de savoir-faire avérés afin d’agir mieux avec moins ».

La « frugalité » donne tout son esprit au texte publié le 18 janvier 2018 sous le titre « Manifeste pour une Frugalité heureuse et créative dans l’architecture et l’aménagement des territoires urbains et ruraux ».

Sobriété ou Frugalité ?

Sobriété et frugalité partagent bien des sens. Dans les dictionnaires anciens, la modération et la tempérance les définissent (1-2). « Le mot modération vient de modusmesure, et le mot tempérance vient de temperiesjuste tempérament » (3).

Dans la période contemporaine, au-delà de l’individu et de sa santé, la sobriété regarde le corps social, c’est « d’abord une démarche collective avant d’être individuelle » (4). Dès 1970, le pionnier de la pensée écologique Ivan Illich annonce que « l’homme retrouvera la joie de la sobriété et l’austérité libératrice en réapprenant à dépendre de l’autre, au lieu de se faire l’esclave de l’énergie et de la bureaucratie toute-puissante » (5). Depuis 2001 en France, l’association négaWatt promeut « la sobriété énergétique » (6) et mène un travail essentiel pour réussir une transition basée sur la sobriété et l’efficacité énergétiques jointes à un recours aux énergies renouvelables. Elle nourrit le débat politique en publiant cinq scénarii successifs, complets et précis. L’association des Colibris revendique, elle, « la sobriété heureuse » (7). Depuis 2007, son mouvement encourage chacun à faire sa part pour enclencher une transition écologique et sociétale. Le mot d’ordre « Faire sa part. Ensemble » mobilise l’action locale comme source d’un changement global.

Malgré cela pour notre manifeste nous avons choisi « frugalité ». L’actuelle acception de « sobriété » en est la cause, elle oscille entre opportunité et nécessité, choix et obligation. Sera-t-elle volontaire ou involontaire ? hésitent Dominique Bourg et Christian Arnsperger, mais « la sobriété semble en tous les cas devenue incontournable pour éviter l’effondrement civilisationnel » (8). Le monde politique et économique s’est emparé de la sobriété. Il l’a réduite en une injonction. Il faut moins consommer ! Moins d’énergie, moins de déchets, moins de carbone, etc.

« l’homme retrouvera la joie de la sobriété et l’austérité libératrice en réapprenant à dépendre de l’autre, au lieu de se faire l’esclave de l’énergie et de la bureaucratie toute-puissante »

Ivan Illich, La convivialité

Alors que les procédures d’écoconstruction apparaissent dans les années 1990 (9), le Club de Rome publie Factor 4 (10) , un rapport sur le bâtiment et l’urbanisme, pour « deux fois plus de bien-être en consommant deux fois moins de ressources ». Dix ans après, la Commission Européenne reprend « Facteur 4 » pour un programme de réduction par quatre des émissions de gaz à effet de serre à l’horizon 2050 sur la base des émissions de 1990 (depuis lors, l'objectif Facteur 4 a été abandonné au profit de la neutralité carbone, bien peu incitative à la sobriété). Cette différence entre le Factor 4 du Club de Rome et celui de la Commission Européenne éclaire la versatilité politique entre transition écologique ou énergétique. Jusqu’aux choix actuels. Pour l’État même si cohabitent les ministères de la Transition Écologique et de la Transition Énergétique, le choix de la sobriété énergétique dévore tout. 

Une étude de l’ADEME pour un « Panorama sur la notion de Sobriété » est lancée peu après la publication du Manifeste pour une Frugalité heureuse. Les auteurs précisent qu’« en cohérence avec la politique gouvernementale, les documents de l’ADEME font référence à la notion ou aux termes de sobriété, en plus de celle de transition énergétique ou d’économie circulaire. L’analyse lexicale menée sur le site internet de l’agence fait apparaître que le terme « sobriété » est davantage employé que celui de frugalité ou de simplicité volontaire, et généralement en lien avec la sobriété énergétique ou carbone » (11-12). Quand il est question d’économie d’énergie, la sobriété, sufficiency en anglais, s’impose, en France, comme en Europe, voire au-delà. Le président de la République la martèle lors du discours du 14 Juillet, après que les trois patrons de TotalÉnergies, d’EDF et d’Engie aient appelé « les Français à consommer moins d’énergie » (13). Alors que la sobriété est inscrite dans la loi sur la Transition énergétique pour la croissance verte (2015) (14), dès le premier conseil des ministres de la rentrée d’automne 2022, le gouvernement ajoute un Plan de sobriété énergétique.

Le monde politique et économique a choisi le pire scénario du GIEC : « Business as usual ». Son instrumentalisation de la notion de sobriété reporte sur les plus démunis les effets de la dépendance énergétique et de la fragilité héritée de l'équipement technique de nos sociétés.  Pourtant, « réduire la sobriété énergétique aux changements de comportement des individus serait une erreur fatale », précise Yamina Saheb, membre du GIEC, ajoutant : « la sobriété telle que préconisée par les énergéticiens français déclencherait, si les pouvoirs publics la mettaient en œuvre, une crise sociale sans précédent. » (15) Le discours présidentiel sur « la fin de l’abondance et de l’insouciance » a causé un tollé bien normal auprès de celles et ceux, si nombreux, qui n’ont connu ni l’une ni l’autre.

La frugalité n’est pas la sobriété
Centrale // Laura Folmer / Topophile

La frugalité, la juste récolte

L’acception du philosophe romain Apuléenous a porté à choisir la « frugalité ». Frugal dérive de frux, « fruit » en latin. La frugalité est « la juste récolte des fruits de la terre », « la provision de fruits », la moisson. Elle est bonne quand elle est mesurée, heureuse pour la terre, qui demeure indemne, et pour les êtres qui la font, dûment contentés. Son prédécesseur Cicéron y avait vu « la mère de toutes les vertus ». Dans son Discours pour Prejoratus, il dit : « Qu'on le prenne comme on voudra, toujours est-il que la frugalité, c'est-à-dire la modération et la tempérance, est à mon sens, la première des vertus. » (16)

La frugalité des Romains, avec celle des Grecs, Sénèque et les stoïciens (17), convenait à un idéal personnel. Celle des philosophesdes Lumières lui confère une ampleur politique, en notant une différence avec la sobriété : « On entend ordinairement par la frugalité, la tempérance dans le boire et le manger ; mais cette vertu va beaucoup plus loin que la sobriété ; elle ne regarde pas seulement la table, elle porte sur les mœurs, dont elle est le plus ferme appui. » (18) Dans les propos de Diderot et d’Alembert, c’est le Montesquieu de L’esprit des lois qui parlait : « L'amour de la démocratie est celui de l'égalité. L'amour de la démocratie est encore l'amour de la frugalité. Chacun devant y avoir le même bonheur et les mêmes avantages, y doit goûter les mêmes plaisirs, et former les mêmes espérances ; chose qu'on ne peut attendre que de la frugalité générale. » (19) Qu’ils résument de la sorte : « cet amour de la frugalité bornant le désir d’avoir, à l’attention que demande le nécessaire pour la famille, réserve le superflu pour le bien de la patrie. » (20) La frugalité, source d’équité et désir collectif d’équité, qui nous manque tant ?

« L'amour de la démocratie est celui de l'égalité. L'amour de la démocratie est encore l'amour de la frugalité. Chacun devant y avoir le même bonheur et les mêmes avantages, y doit goûter les mêmes plaisirs, et former les mêmes espérances ; chose qu'on ne peut attendre que de la frugalité générale. »

Montesquieu, De l'esprit des lois

L’actuelle frugalité des bâtisseurs relève de cette pensée politique, celle d’un nouvel humanisme amoureux de la vie. Annoncer qu’elle serait synonyme de sobriété, revient à ne pas avoir lu les anciens, et surtout à ne pas accepter la force contemporaine et radicale du propos de la frugalité. Holistique, la Frugalité heureuse est politique, sociale, environnementale, culturelle, économique, elle s’adresse aux territoires ; elle englobe l’énergétique, mais ne s’y résume pas du tout.

La frugalité inspirée de la nature

Si la frugalité était vue par certains comme une vertu et par d’autres comme « un ménagement du plaisir, & non pas une abstinence de mortification » (21), elle emprunte bien à la nature, notre source, notre ressource. Dans l’ouvrage Commune frugale. La révolution du ménagement (22), nous le disons ainsi : « La frugalité est créatrice. Elle renvoie à la culture au sens de la récolte. Y recourir relève des leçons de la nature, oubliées par le Modernisme, si prométhéen, productiviste et consumériste. Revenons à la source de notre génie, cette libre expression de la nature en nous, qui est à l’origine de nos arts.» (23)

Nous ajoutons : « La frugalité est écologie. Au sens étymologique, c’est la manière dont la nature produit, avec sagesse et tempérance. Cette économie est écologie. En grec, oïkos logos, elle renvoie à l’ordre de la maison, que nous bâtissons ensemble, une et multiple à la fois, celle de la famille patricienne, de la cité, de l’établissement humain et de sa proche expression : la commune. C’est cette maison commune que nous essayons de reconstruire sur la planète abîmée dont nous avons la charge. » La frugalité émane de la délibération, cette beauté des institutions démocratiques locales.

« La frugalité émerge du sol, elle ne descend pas d’une prétendue supériorité divine ou technocratique. Elle monte du genius loci, ce génie des lieux où s’agrègent les œuvres de la nature et le génie de l’humanité. Elle se déploie dans les milieux, suscite la rencontre avec ce qui est autre, d’où peut naître l’accord, et la synthèse créatrice. […] La Frugalité heureuse et créative s’associe au partage. Partage de la Terre, de notre responsabilité envers l’urgence écologique et climatique, dans une économie de la mesure et de l’équilibre : celle de la vie même ». (24)

Feuilles // Laura Folmer / Topophile

Quatre visages de la frugalité

Par le Manifeste, nous, bâtisseurs, acceptions une lourde part dans le dérèglement global : 40 % des émissions de gaz à effet de serre émanent du bâtiment (ONU, 2018). Nous appelions à mettre fin « aux solutions architecturales, urbanistiques et techniques d’hier, ainsi qu’aux modes actuels d’habiter, de travailler, de s’alimenter et de se déplacer, et aux pratiques d’aménagement des territoires, génériques, productivistes et mondialisées, héritées du XXe siècle. » Ces pratiques ruinent les ressources naturelles et s’en prennent au vivant tant humain que non humain, à la biodiversité et aux diversités culturelles.

Nous proposions quatre frugalités, pas quatre scénarii, il n’y a pas de choix entre une frugalité et une autre. Toutes sont aussi requises que dépendantes : la frugalité en matière, la frugalité en technologie, la frugalité en énergie et la frugalité en territoire se conjuguent.

« Le maintien des solutions architecturales urbanistiques et techniques d’hier, ainsi que des modes actuels d’habiter, de travailler, de s’alimenter et de se déplacer, est incompatible avec la tâche qui incombe à nos générations : contenir puis éradiquer les dérèglements globaux. »

Manifeste pour la frugalité heureuse

La frugalité en matière interroge le besoin de s’en servir : agir sur le déjà-là, l’existant, « faut-il encore construire ? », ne plus démolir, d’abord réhabiliter, par le recours privilégié aux matériaux biosourcés, géosourcés ou de réemploi, issus de la déconstruction, ou mutualiser, partager, accepter des usages transitoires. Réserver le béton armé et le ciment aux usages sans alternative.

La frugalité en technologie vise à la mise en œuvre de la juste technique, du bon matériau pour un emploi judicieux en exacte quantité, dans le juste prix de l’économie locale. Faire mieux avec moins de technologies complexes et gaspilleuses. Utiliser des techniques robustes. Réduire l’entretien et la maintenance, tout en les valorisant.

La frugalité en territoire mène à ménager mieux qu’à aménager, à valoriser les circuits courts, les ressources et savoir-faire locaux, les proximités tout en veillant à l’ouverture au monde, à revitaliser les friches urbaines, militaires, industrielles, ferroviaires, portuaires et commerciales, dans les limites du périmètre déjà construit et artificialisé, dans le respect des continuités écologiques ; à envisager la zéro artificialisation nette, selon le caractère des territoires ruraux, semi-denses ou urbains ; à offrir des alternatives à la voiture propres à chaque situation, réduire les déplacements contraints, laisser les distances longues au transport en commun ; à lutter contre l’accaparement et la spéculation : développer des dispositifs de dissociation du foncier et du bâti par la mise en place de foncières, de régies communales ou de micro-opérateurs économiques privés ou parapublics. Installer des modalités de maîtrise des coûts de vente et de location du bâti, etc.

La frugalité en énergie s’attache à faire mieux avec moins de besoins énergétiques par une approche bioclimatique du soleil, du vent, du sol et du végétal, à penser la réhabilitation dans tous ses sens : amélioration, adaptation, réparation, revitalisation, régénération tant sociale que technique, retour en estime, à choisir les réhabilitations complètes et performantes. Et à faire évoluer nos exigences de confort quand elles sont inéquitables en regard de l'équilibre des milieux dans lesquels nous nous installons, etc.

La frugalité en énergie et la sobriété énergétique des négaWatt ressortent de la même famille de pensée. Le négawatt est une unité théorique de puissance énoncée en watts, mesurant une puissance économisée. (25) Cette économie résulte de la sobriété énergétique et/ou d'une efficacité énergétique améliorée, en appui sur un recours aux énergies renouvelables, surtout solaires. Chaque jour, le soleil apporte à la Terre la totalité de l’énergie nécessaire au fonctionnement de l’établissement humain. À tout instant, il déverse 180.000 milliards de kW. (26) Il s’agit bien de récolter le soleil et ses fruits : les énergies, les chaleurs, les lumières, les vents, et tous produits de la photosynthèse utiles à la construction : bois, bambou, paille, chanvre, champignon, etc.

La plénitude frugale

La frugalité des bâtisseurs se pratique depuis des décennies. Ce n’est pas une utopie, elle est déjà mise en œuvre ; le OFF du Développement Durable (27) en témoigne depuis dix ans. Elle est une ambition éthique des concepteurs et des réalisateurs de l’établissement humain pour qui la ressource (sa protection, son bon usage) s’avère un enjeu essentiel. Elle est « créative », car après un siècle de routines fatales propres au Modernisme, elle requiert de l’inventivité pour se départir des vivaces façons de nos ainés, de la monoculture du béton à de l’intoxication technologique.

La Frugalité heureuse donne sens à nos actes. Elle est le mode d’action pour parvenir aux retrouvailles avec la richesse des mondes. Libérée des solutions génériques du Modernisme, elle se nourrit à foison :

  • de l’abondance de solutions concrètes pour répondre à chaque projet : agir et penser, de mille manières, avec la nature et les sociétés ;
  • de la profusion retrouvée des ambiances et des architectures adaptées aux différents milieux, aux diverses sociétés et cultures, aux climats si variés, pour tous et surtout les plus démunis ;
  • de l’ample variété des matérialités et des procédés constructifs pour des réponses adaptées et proportionnées ;
  • de la richesse prolifique des relations sociales, multispécistes et existentielles, forgées au cours de l’histoire ;
  • de toutes les voies de l’œuvre collective, des allers-retours entre posture théorique, valorisations des savoir-faire et mises en pratique, entre la pensée et l’action, entre la conviction et la responsabilité, en recherchant une confrontation avec le réel, avec le « terrain ».

Pour la réalisation de l’établissement humain, la frugalité des bâtisseurs fait écho à « l’abondance frugale comme art de vivre » proposé par Serge Latouche : face « à la faillite du bonheur quantifié promis par la modernité », accompagné par « un crash écologique assuré », « face à cette crise de la société de la croissance, il est nécessaire d’inventer une société de l’abondance frugale […], de convivialité et d’une certaine forme d’hédonisme. » (28) Nous préférons toutefois la plénitude à l’abondance, l’accompli, rien de plus, rien de trop !

Même si la créativité frugale des bâtisseurs est une fête, au sens des épicuriens, à mi-chemin entre plaisir et bonheur, un feu d’artifice de diversités architecturales et techniques, sociales et situées, elle reste un combat, contre le monde hérité du XXe siècle, contre ses règles, habitudes, lois et normes, contre les paresses et peurs du changement. « La bataille des idées est gagné, pas celle du terrain » disait il y a peu au journal Le Monde, Alain Bornarel. (29)

Soleil // Laura Folmer / Topophile

Démondialisation

Nous nous rassemblons autour d’un récit porteur d’avenir, d’« élan vital » (30) : la frugalité, création, vie et récolte, plutôt que sous le poids de l’actuelle mise en demeure : la sobriété, austérité et contrainte.

Dès 2018, alors que nous écrivions le Manifeste, la sobriété ne signifiait déjà plus, à nos yeux, un projet d’avenir désirable, ou un récit de ré-enchantement du monde. Notre certitude s’est accrue : la sobriété ne fait pas plus projet d’avenir que « la société post-carbone ». Nous ne voulons pas laisser l’avenir aux deux vieilles complices de l’ère moderniste : l’économie et l’énergie. Nous savons que « c’est l’abondance d’énergie qui provoque la situation de surexploitation paradoxalement » et que « l’utilisation de hauts quanta d’énergie a des effets aussi destructeurs pour la structure sociale que pour le milieu physique. Un tel emploi de l’énergie viole la société et détruit la nature. » (31)

Depuis lors, la Frugalité heureuse et créative est devenue un mouvement international, dont les membres sont des glaneurs et glaneuses. Après deux siècles de surexploitation de la Terre, ils collectent avec soin pour préserver ce qui reste de terre et d’humanité. Ils glanent, faisant avec ce qui subsiste, avec de pauvres et beaux restes qu’ils s’attachent à accommoder pour proposer la possibilité d’un avenir. Glaner est le droit de ramassage de ce qui est laissé après récolte. Cette coutume d’origine médiévale perdure, une marque de solidarité, de partage des communs, de savoir-faire avec ce qui demeure de ressources, mais aussi de nature et d’humanité.  Pour la cueillette en milieu sauvage, la règle des trois tiers va de soi : un tiers pour les glaneurs, un tiers pour les autres, et un tiers pour le milieu ; une règle ancestrale qui relie l’humain et le non humain.

La Frugalité heureuse est désormais une réalité partagée par plus de 15 000 personnes en France métropolitaine et ultramarine, dans le partage des expériences, des connaissances et des savoir-faire, pour autoriser un monde désirable sur une terre habitable. Originaires de près de quatre-vingt-dix pays, inclus ceux dont la population est dans l’ensemble sous le seuil de pauvreté, la Frugalité heureuse n’apparait pas comme une contrainte ou une réduction mais, comme au Maroc en 2022, une opportunité. (32) Elle permet les justes récoltes qui conviennent, diverses, adaptées, appropriées, porteuses d’émancipation et de paix.

Si dans certains territoires, les tenants du vieux monde ne lâchent pas prise, l’ardeur vers un autre être-au-monde vit dans des poches actives, locales et régionales. Chacun de nos projets frugaux y contribue, forte des richesses locales, tant physiques qu’humaines, tant ressources que savoir-faire. Une démondialisation y est à l’œuvre.

Texte de Philippe Madec, illustrations inédites de Laura Folmer pour Topophile.

Notes

(1) D. Diderot, J. Le Rond d’Alembert, Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, cher Pellet, Imprimeur-Libraire, Genève, 1777, t. XXI, p. 209 & 210.
(2) É. Littré, Dictionnaire de la langue française, Librairie Hachette et Cie, Paris, 1877, t. 2 D-H, p.1792 & 1793.

(3) M. Pouloujat & M. L’abbé Raulx, Œuvres complètes de Saint-Agustin, L.Guérin éd. Bar-Le-Duc, 1865, tome Troisième, p.181
(4) St. Chatelin, Qu’est-ce que la sobriété ? in Fil d’argent numéro 5, hiver 2016

(5) I. Illich, La convivialité, Paris, Seuil, 1973.

(6) Association NégaWatt, Th. Salomon, M. Jedliczka, Y. Marignac, Manifeste NégaWatt, Réussir la transition énergétique, Actes Sud, Arles, 2012

(7) P. Rabhi, Vers la sobriété heureuse, Actes Sud, Arles, 2010

(8) D. Bourg, Chr. Arnsperger, « Sobriété volontaire et involontaire », in Futuribles, n°403, 2014

(9) Minergie 1993, BREEAM 1995, PassivHaus et HQE 1996, LEED 1999.

(10) E. U. von Weizsäcker, A. B. Lovins, L. Hunter Lovins, Facteur 4, Deux fois plus de bien-être en consommant deux fois moins de ressources, éd. Terre Vivante, Mens, 1997.

(11) F. Cézard, M. Mourad. Panorama sur la notion de sobriété – définitions, mises en œuvre, enjeux (rapport final). 2019, sur www.ademe.fr/mediatheque, p. 28.

(12) L’ADEME a produit « 4 scénarios pour atteindre la neutralité carbone » dans le cadre de « Transitions 205. Choisir maintenant. Agir pour le climat » : 1/ Génération frugale, 2/ Coopérations territoriales, 3/ Technologies vertes, 4/ Pari réparateur. In www.transitions2050.ademe.fr

(13) Le Monde avec AFP, « TotalEnergies, EDF et Engie appellent les Français à consommer moins d’énergie », in lemonde.fr 26 juin 2022

(14) https://www.ecologie.gouv.fr/loi-transition-energetique-croissance-verte

(15) Y. Saheb, « Réduire la sobriété énergétique aux changements de comportement des individus serait une erreur fatale », in lemonde.fr 28 juillet 2022.

(16) Œuvres complètes de Saint-Agustin, op.cit., p.181

(17) Sénèque, De l’intranquillité de l’âme, Rivages Poche, Paris, 2016

(18) Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, op.cit., t. XV, p. 508.

(19) Montesquieu, De l'Esprit des lois, Chapitre III, Ce que c’est que l’amour de la République dans une Démocratie.

(20) Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, op.cit., t. XV, p. 509.

(21) Dictionnaire universel, français et latin, vulgairement appelé Dictionnaire de Trévoux, de l’imprimerie de P. Antoine, Nancy, 1740, t.III, p.1070

(22) Mouvement de la Frugalité heureuse et créative, Commune frugale. La révolution du ménagement, Actes Sud, Arles, 2022, p.16

(23) E. Kant, La Critique de la faculté de juger, § 46 : “la disposition innée de l’esprit par laquelle la nature donne ses règles à l’art”.

(24) Commune frugale. La révolution du ménagement, op.cit, p.16

(25) Cette notion est due à A. Lovins, fondateur du Rocky Mountain Institute, l’un des auteurs du rapport Factor 4, op.cit

(26) Ph. Madec, Mieux avec Moins. Architecture et Frugalité pour la Paix, Terre Urbaine, Paris, 2021, p. 148 & seq.

(27) Le OFF du DD a été lancé, en 2012, par l’ICEB et CO2D à Paris. Son objet : donner de la lisibilité à des projets pionniers, d’avant-garde, frugaux, qui ont mis en œuvre avec une forte ambition les solutions architecturales, techniques ou d’usage anticipant le contexte futur : climat, énergie, ressources, modes de vivre, etc.

(28) Serge Latouche, L’abondance frugale comme art de vivre, éd. Payot & Rivages, Paris 2020, 4° de couverture

(29) A. Bornarel, in É. Cazi, « Rénovation, densification, chasse aux logements vides… l’habitat, un modèle à déconstruire » Emeline, in lemonde.fr 3 juin 2022

(30) H. Bergson, L’évolution créative, éd. F. Alcan, Paris, 1907

(31) I. Illich, Énergie et Équité, Paris, Seuil, 1973.

(32) « L’architecture frugale au cœur de la 7è éditions d’ “al Mi’mâr” », in map.ma, 22 mars 2022.