Introduction
Les Français aiment faire de la poésie avec leurs toponymes. Ils s’y accrochent, par ces temps de mondialisation, avec une passion qu’ils seraient prêts à défendre l’arme au poing. Car ils en ont besoin, de ces désignations locales.
Être au monde, c’est se situer. Se situer en France, c’est user de la géographie dans un pays dont les pièces régionales sont assemblées comme un puzzle pour dire qui on est, qui on veut être, de quoi on rêve, qu’est-ce qu’on partage et à qui donner. À condition qu’il y ait une certaine poésie comme celle que dégagent les noms étrangers, les objets, comme les bornes, les arbres, les phares, jusqu’aux météores et aux sous-sols géologiques. Dans l’histoire, tout est régulièrement chamboulé comme un jeu de quilles, avec l’exacerbation des mobilités collectives que la toile d’araignée des trains du réseau Freycinet jusqu’aux trains hyperrapides d’aujourd’hui ont produites. Lorsqu’au XIXe siècle, les produits alimentaires circulent avec le chemin de fer et l’industrialisation des villes, ils sont copiés jusqu’au risque d’être dénaturés. La première protection, c’est l’origine. L’origine par le nom, qui va prendre place dans l’imaginaire régional, puis national. Lorsque, dans les années 1930, les juges sont prêts à faire appliquer un droit national d’imprescriptibilité des noms, alors ils basculent dans une autre sphère symbolique. Celle de la nation, face aux autres nations.
Fleuves amour
Cette topophilie française est liée à la découverte, à la Révolution, des bassins hydrographiques. Les anciens noms de province ayant été balayés par les révolutionnaires, il a fallu s’accorder à nommer les pièces de la nouvelle maquette territoriale qu’étaient les départements. Montagnes, fleuves et rivières servirent leurs noms à la nouvelle carte de France. Une carte qu’il a fallu mettre dans la tête de chaque citoyen par l’obligation en 1789 d’en connaître les 83 pièces par cœur. Égrenés parfois mécaniquement, les hydronymes associés aux villes qui avaient grandi sur leurs rives ou à leurs sources, confluences et embouchures formèrent un savoir minimum utilisé au service militaire ou dans les compétitions d’esprit.
Peut-on dire que l’amour du territoire est venu de cette obsession de le nommer et d’en manger et boire ce qu’il donnait ? Avec toutes les variétés qui s’imposent : à l’est, on aime les vins qui portent les noms des régions, telles l’Alsace, la Bourgogne, la Champagne ou le Jura. À l’ouest et au sud, on aime plutôt les villes : en bas-Rhône Châteauneuf-du-Pape, au sud-ouest Bordeaux, Gaillac, en Loire Saumur, Champigny, Chinon. À l’est, les fortes traditions collectives, des villages-tas sur des terres plutôt riches ou sèches. À l’ouest et au sud, le bocage, les ruptures de pente, des villages avec beaucoup d’écarts. La topophilie a ses raisons que la géographie connaît bien.
Garde-manger toponymique
Mieux : en France, la géographie vient en mangeant. Ici, l’andouille de Guéméné nous transporte en Bretagne, là la moutarde de Dijon nous familiarise avec les ducs de Bourgogne, plus au nord les madeleines de Commercy qui faisaient rêver Proust et les bêtises de Cambrai, qui nous ouvrent dans le champ du sucré, de la confiserie et de la pâtisserie, plaisent aux palais sucrés. Dans les montagnes, fromages et charcuteries au long cours entonnent la valse des toponymes paysans qui font de la France un vaste garde-manger toponymique.
La topophilie française atteint son sommet au XIXe siècle, lorsque les restaurants inventent le plateau de fromages. Présenté comme une métaphore du territoire, cette pièce des services à table reconstitue avec le Cantal, le Beaufort, le Munster une géographie disparue avec les départements. Tuées par la loi, les provinces reviennent par la cuisine ! Aucun pays au monde ne mange les fromages comme les Français, religieusement, en dégustant autant des régions que des matières sèches lacto-fermentées affinées en cave.
Recettes
Dans les cuisines, les pommes façon tarte normande sont une manière d’aller plus loin dans le process : on oublie les produits pour les recettes. Les tripes à la mode de Caen subliment un art de préparer les abats qu’on revendique jusqu’à l’extrémité du pays. À moins qu’on ait à sa disposition un plat totem comme la choucroute qui accompagne les Alsaciens fuyant l’administration allemande après la défaite de 1871.
Enfin, à l’échelle des régions, les toponymes se confondent avec les recettes. Y a-t-il une autre bouillabaisse que marseillaise ? Une pissaladière qui ne serait pas provençale ? Du boudin qui ne serait pas des Antilles ? Les syndicats de tourisme s’échinent à trouver un produit qui puisse porter le nom d’une ville ou d’une région pour en perpétuer le souvenir et les saveurs chez les touristes. Le succès conduit parfois à la dénaturation par l’industrie : le nougat de Montélimar fabriqué que dans la vallée du Rhône, la saucisse de Morteau qui autorise l’IGP (l’indication géographique protégée) à acheter la viande de porc en Bretagne et le boyau en Italie et en Chine, le fromage de Langres que les artisans peinent à protéger…
Ces pratiques détestables tueront-elles la topophilie alimentaire ? Pas sûr. D’abord parce que les résistances s’organisent. Mais surtout parce qu’elles imposent au contraire des réactions positives de militants qui remettent du crottin de chèvre à Chavignol ou du fromage à Saint-Marcellin (Ardèche). Plus de mondial ? Pas grave, le local croîtra comme un champignon sur un vieux tronc d’arbre. Car le mondial n’est pas l’horizon souhaité et radieux des démocraties qui maintiennent des rapports au territoire qui leur sont propres.
Champs, champagnes
Prolifique dans ses vocabulaires locaux, la langue française conserve la mémoire des passés longs, puisant leurs racines dans des siècles de confrontation avec la terre. Les campagnes, venues des campus romains, se sont égayées à la couleur des céréales ou des roches ferrugineuses jusqu’à devenir « dorées ». Faisaient-ils écho aux Champs de Mars ou Champs-Elysées plutôt citadins et peu alimentaires ? Jusqu’à ce « belo » celte, qui évoquerait la clarté (bhel) associée à un paysage : le géographe Roger Brunet y voit une filiation menant aux « Beauce » qu’il voit partout en Touraine, pour ne prendre qu’elle : la Beauce au sud de Courçay, celle au sud d’Azay-sur-Indre, de La Ferrière, de Sublaines, ou Beaucé à Saint-Senoch… Les terroirs sont un palimpseste dont on ne vient à bout qu’à l’échelle locale. À table où le pain tient lieu de lien avec la terre.