Du lisible au visible

« L’architecture est trop sérieuse pour être laissée aux architectes » de Giancarlo de Carlo

Thierry Paquot | 23 janvier 2023

Introduction

Voici un recueil de douze textes publiés entre 1959 et 1995, qui témoignent bien du travail théorique de l’architecte anarchiste italien, Giancarlo de Carlo (1919-2005), trop méconnu en France. Son père, ingénieur naval, souhaite qu’il marche dans ses pas, aussi devient-il ingénieur, mais poursuit sa formation en s’inscrivant en architecture. Ses études sont contrariées par la guerre, durant laquelle il participe à la Résistance. La paix revenue, il publie un choix de textes de Le Corbusier et est membre des CIAM (Congrès Internationaux d’Architecture Moderne) de 1952 à 1960, tendance Team X (dire « Team Ten »). Il enseigne l’urbanisme à l’Institut Universitaire d’Architecture de Venise, puis à la faculté d’architecture de Gênes et donne des conférences au MIT, à Berkeley ou encore à l’université de Cornell. Il lit abondamment dans tous les domaines, aussi bien en anglais qu’en français. C’est un intellectuel qui refuse à s’enfermer dans une seule discipline, d’autant que pour lui, l’architecture comme la ville exige de combiner de nombreux savoirs. En 1978, sur le modèle de la revue fondée quelques années plus tôt en France, par Henri Lefebvre, il crée Spazio e Società, qu’il dirige jusqu’en 2000. Il construit (logements à Terni, les portes de San Marino, l’embarcadère de Thessalonique...), réhabilite, met en œuvre la participation des habitants et ne dédaigne pas le patrimoine architectural et urbain (comme à Urbino) qu’il veille à maintenir vivant. L’interviewant à Milan le 3 mars 1997, il me confie : « Vous savez, ce n’est pas facile d’être anarchiste ! La vie politique était assez confuse – tout comme la Résistance – et c’est l’anarchie comme ‘art de vivre’ qui m’a séduit et continue à me séduire. » Avec deux de ses meilleurs amis, Elio Vittorini et Italo Calvino, il passe l’été, à Bocca Magra, en compagnie de Marguerite Duras, Robert Antelme, Dionys Mascolo, l’éditeur Einaudi, Pavese, Fortini, Sereni et là, tous parlent de la ville...

Dans son article sur la dernière rencontre des CIAM à Otterlo en septembre 1959, il rend compte, dans le détail, des positions des uns et des autres et trace un portrait des principaux architectes de cette époque. Que pense-t-il alors de Le Corbusier, qui n’est pas présent ? « Un jugement sur Le Corbusier, écrit-il, doit toujours avoir pour préalable la reconnaissance de son génie éruptif. » Plus loin, il note : « Le Corbusier, doué d’une habileté formelle sans limite et d’une rigueur technique considérable, a toujours évité de tomber dans le gouffre de l’académie qui menaçait de se rouvrir à chaque pas sous la surface polie de sa conception. » Il trouve Kenzo Tange « courtois » ; Wogenscky, « pathétiquement bloqué aux formules de l’Unité d’habitation de Marseille » ; Aldo van Eyck, « continuateur convaincu du Néoplasticisme et défenseur fanatique de l’autonomie de la forme, il portait sans le vouloir les coups les plus durs aux présupposés rationalistes qu’il déclarait vouloir soutenir... ») ; Louis Kahn l’impressionne avec une « conférence pleine de finesses », tous participent à l’élaboration de ses propres idées.

Le thème de « la résidence », ou du logement, dans la ville contemporaine est présent dans la plupart de ces articles, il retrace fréquemment l’historique du couple habitation/environnement, avec un changement fondamental lors de l’industrialisation, où il évoque alors les utopistes (Fourier et Godin mais aussi Owen, qu’on retrouve également dans les quatre leçons prononcées à Gênes et la « cité-jardin ». Il écrit : « La maison, qu’on le veuille ou non, est devenue un lieu où chaque individu doit pouvoir trouver les meilleures conditions pour son isolement, alors que c’est ailleurs, dans de nouveaux organismes urbains qui n’ont encore jamais existé, que se trouvent les émotions et l’environnement pour la vie des relations. » Il récuse le « Plan de zonage » qui s’avère une « limitation de l’horizon formel », une « rupture et fragmentation des tissus urbains », une formation de « standards », génère la « ségrégation des groupes sociaux », etc. Il insiste sur « deux préjugés fondamentaux » du Plan de zonage : « l’opposition indépassable entre ville et campagne » et la réalisation « d’une entité spatiale finie dans le temps et dans l’espace ». Il revient régulièrement sur l’importance du « territoire », plus ample que la simple superficie de la ville, il évoque aussi la « Ville-Région », qui pourrait être une sortie du productivisme...

Le long article « La pyramide inversée » date de 1968. À ses yeux, mai 68 est l’événement politique le plus important depuis la seconde guerre mondiale, il relève que ce n’est pas par hasard si les écoles d’architecture se sont tant mobilisées – il rappelle que la première occupation de la faculté d’architecture à Venise date de 1958 !  –, car elles étaient tellement archaïques dans leur fonctionnement, programme, enseignement...

L’article « Pourquoi/Comment construire des bâtiments scolaires », publié en 1969, pose quatre questions essentielles : « Est-il nécessaire pour la société que l’activité éducative soit organisée en une institution stable et codifiée ? » ; « L’activité éducative doit-elle vraiment se dérouler dans ses bâtiments construits exprès pour l’accueillir ? » ; « Existe-t-il un rapport direct et réciproque entre l’activité éducative et la qualité des bâtiments dans lesquels elle se déroule ? » et « La conception et la réalisation des bâtiments destinés à l’activité éducative doivent-elles être confiées à des spécialistes ? » Là, il ouvre d’incroyables perspectives qu’un Paul Goodman aurait appréciées et qui nous parlent encore, à l’heure des « campus » décidés par les technocratiques hors de Paris, à Marne-la-vallée, Saclay ou Aubervilliers. Lui, parle d’« anti-campus », d’universités qui fassent corps avec la ville, ouvertes à tout ce qui « travaillent » la société...

Que dire de ces quatre magnifiques leçons prononcées à Gênes en 1993, sur « la ville et le territoire » ? Elles mériteraient d’être regroupées en un petit livre de poche, véritable initiation au processus d’urbanisation. Il y analyse avec finesse et érudition les évolutions des villes selon une chronologie un peu contrainte et scolaire, qu’il chahute néanmoins régulièrement (origines, ville romaine, moyen-âge, Renaissance, le Lumières, le néo-classique, etc.). Pour lui « le centre historique est la matrice du développement urbain », il convient de « rendre son sens au territoire » et d’affirmer que « le territoire a un dessin qui représente une culture ».

Il eût été possible aussi de parler de la rencontre de Rimini sur l’auto-construction en 1976 avec Franco La Cecla, John Turner et Ivan Illich, mais aussi de l’importance du cinéma dans la pédagogie du projet, de son refus de toute conception théorique fermée...Christophe Carraud, remarquable traducteur, trouve les mots et les formulations qui correspondent à l’élégance de l’écriture de Giancarlo de Carlo, à la précision de sa pensée, à la richesse de ses références. Cet ouvrage ne se lit pas qu’une fois, il se médite...

Giancarlo de Carlo, L’architecture est trop sérieuse pour être laissée aux architectes, traduit de l’italien par Christophe Carraud, Trocy-en-Multien, éditions Conférence, 2022, 355 pages, 29 euros.