Du lisible au visible
« L’architecture naturelle » de Kengo Kuma
Margotte Lamouroux | 10 décembre 2020
Introduction
Tokyo, début des années 1990, explosion de la bulle immobilière et brutal coup d’arrêt de la construction. Kengo Kuma, architecte trentenaire ayant ouvert à la fin de la décennie passée une agence qui compte déjà à son actif quelques réalisations conséquentes, part sillonner les territoires japonais à la recherche des commandes qu’il ne trouve plus à la capitale. Il expérimente alors des temporalités nouvelles et une manière différente de concevoir et de construire, de considérer et de comprendre la demande. À travers des projets d’échelle modeste, il refuse l’emploi du béton ou de l’acier et développe d’ingénieux procédés constructifs et d’élégants dispositifs spatiaux à partir de matériaux locaux comme le bois, le bambou ou encore le papier (washi). Cette délicate écriture architecturale, qui s’exprime notamment dans les transparences générées par les claires-voies de blocs de pierre et de briques d’adobe du musée de Nasu et du temple Anjô, participe à la juste insertion des projets dans leur site et leur paysage. La maîtrise des détails et le travail de réinterprétation de l’architecture vernaculaire nippone dont fait preuve cette série de projets réalisée du milieu des années 1990 à la fin des années 2000 valent ainsi à Kengo Kuma de nombreux prix et publications et lui confèrent la renommée internationale qu’on lui connait aujourd’hui.
C’est cette partie de son parcours qu’analyse Kengo Kuma dans l’ouvrage L’architecture naturelle. Il y raconte la construction de sa posture militante dans un rapport de proximité avec le lecteur et le transporte au fil des huit chapitres au grès de ses rencontres avec les artisans locaux et les matériaux environnants à l’origine de chacun des projets présentés dans l’ouvrage. L’architecte expose ses réflexions sur ses processus de conception – production plutôt que représentation –, ses influences – Bruno Taut et la villa Huyga plutôt que Le Corbusier et la villa Savoye – et sur son rapport au lieu – « relationnalité » plutôt que rupture. Issu d’une génération succédant aux maîtres japonais Arata Isozaki et Tadao Andô, Kengo Kuma souhaite en effet trouver sa propre voie en utilisant comme matériau « notre terre, le lieu, et des techniques adaptées à ce dernier ». L’architecte ne résume donc pas son concept « d’architecture naturelle » au seul emploi de matériaux bio ou géosourcés mais l’envisage plutôt comme le « mariage réussi de l’architecture et du lieu » engendrant ainsi une « relation heureuse avec la nature ».
Auteur prolifique et largement relayé en langue anglo-saxonne (Geometries of nature, 2000 ; Anti-object : The Dissolution and Disintegration of Architecture, 2008 ; Architecture of Defeat, 2019) Kengo Kuma reste encore peu traduit en France (1), pays avec lequel il entretient pourtant une forte proximité. L’architecte a en effet été chargé à travers son antenne parisienne de réaliser une quinzaine de projets dans l’hexagone, à l’image du Fonds régional d’art contemporain de la région Paca, de la Cité des arts en Bourgogne Franche-Comté ou encore la future gare de Saint-Denis Pleyel.
Publié au Japon en 2008, L’Architecture naturelle vient tout juste d’être traduit en français (2) aux éditions Arléa. Le livre couvre la période des réalisations les plus plébiscitées par la critique française (3) et les thématiques abordées se placent dans le contexte environnemental contemporain. Les éditions Arléa tissent de titre en titre des liens entre architecture et littérature, tout particulièrement dans leur collection poche dont les petits volumes sont agrémentés d’un carnet photos bienvenu. On y trouve entre autres des traductions de textes d’architectes issus du star-system aux titres percutants – comme La désobéissance de l’architecte de Renzo Piano – et une dizaine de titres autour de l’architecture japonaise (avec des écrits de Tadao Andô et Fumihiko Maki) ou encore l’un des premiers ouvrages français à traiter de la villa Katsura.
Kengo Kuma (2008), L’architecture naturelle, traduit du japonais par Catherine Cadou et Chizouko Kawarada, « Arléa-Poche », Arléa, 2020, 208 pages, 15 euros.
Notes
(1) À noter toutefois la très riche monographie de l’ethnographe Sophie Houdart consacrée à la pratique de Kengo Kuma et publiée en 2008, année de l’ouverture de l’antenne parisienne de l’agence Kengo Kuma & Associates. Sophie Houdart et Minato, Chihiro, Une monographie décalée, Paris, 2018, Éditions Donner lieu, 221 pages.
(2) La traduction a été assurée par Catherine Cadou, interprète sous-titreuse des films d’Akira Kurosawa et plus récemment de ceux de Hayao Miyazaki, d’Hirokazu Kore-eda et de Naomi Kawase, et par Chizuko Kawarada, architecte collaboratrice de l’agence parisienne Kengo Kuma & Associates.
(3) Une partie de la critique a pu en effet se montrer sceptique vis-à-vis de la capacité de certains des ouvrages réalisés en France à conserver la poétique des projets japonais et chinois, notamment présentés dans L’architecture naturelle. Voir par exemple Richard Scoffier, « Japonisme : Frac Paca et Cité des Arts de Bourgogne Franche-Comté », in d’architectures n°217, mai 2013, pp. 70-77.