Dans le miroir du passé

Le sentiment du pittoresque et son éducation

Lefebvre Saint-Ogan | 30 novembre 2020

Introduction

1905, la Société pour la protection des paysages de France, formée 4 ans plus tôt, publie dans son Bulletin un texte du littérateur Lefebvre Saint-Ogan avançant l’idée – saugrenue pour les uns, évidente pour les autres – que le paysage est un état d’âme. Aujourd’hui comme au siècle passé, les paysages sont jour après jour agressés, par la bétonnisation, l’artificialisation et l’homogénéisation à outrance mais aussi, nous dit l’auteur, par les humains et leur manque d’appréciation et de sensibilité à la beauté et au charme du milieu dans lequel ils vivent. Il convient de ranimer le sentiment du pittoresque, cette « sensation de plaisir [qu’on éprouve] devant certaines formes de paysages devant certaines de leurs atmosphères. » (Joël Cornuault) Éprouvons la beauté des choses pour mieux les ménager.

Le meilleur moyen de préserver les paysages et les coins pittoresques serait d’apprendre aux populations au milieu desquelles ils sont placés à en apprécier la beauté et à sentir le charme. Il ne serait plus besoin de veiller avec tant de soin sur leur conservation si on les savait entourés de l’admiration et de l’amour des habitants du voisinage.

Actuellement ils sont in partibus infidelium, en butte aux malfaisantes entreprises de gens qui les méconnaissent et parfois leur sont ennemis.

Vous est-il arrivé, comme à moi, de repasser dans une petite ville ou dans un village où vous aviez remarqué dans un précédent voyage la jolie silhouette d’un vieux toit ou le profil d’un bouquet d’arbres ? Généralement, quand je reviens, on est en train de baisser la pente du vieux toit et de mettre la cognée au bouquet d’arbres.

Est-ce là seulement l’effet d’un hasard contrariant ? Non pas. Le motif pittoresque est condamné parce qu’il est pittoresque. Pour la même raison qu’il nous charme, il blesse la vue du campagnard et du citadin de petite ville.

Hello a dit que le vulgaire n’a qu’une passion, c’est la haine du beau. Il faudrait creuser ce côté encore peu exploré de l’âme humaine. Lui seul peut expliquer l’acharnement d’une contrée entière à détruire tout ce qui plaît à un œil d’artiste ou de poète.

Il y a dans une ville un antique pont de pierre en dos d’âne et aux arches elliptiques, une hôtellerie à piliers, une rue avec des pignons en surplomb, un reste de poterne à l’angle du « boulevard Gambetta » ou un puits abrité d’un baldaquin ajouré qu’on mentionne déjà aux plus anciennes chroniques. Vous pouvez faire un referendum parmi les habitants. Vous verrez combien vous aurez de voix pour ne pas remplacer le pont de pierre par un joli pont de fer, jeté tout droit sans arches et sans courbes, d’une rive à l’autre, pour ne pas démolir les bicoques et la poterne, pour ne pas substituer au puits charmant et bizarre qui donnait à la cité une physionomie particulière entre toutes les villes de France, une fontaine en simili-bronze du modèle n°4 (consulter le catalogue). Les membres de la Société archéologique eux-mêmes ne protesteront pas ; ils feront porter dans la cour du Musée quelques pierres sur lesquelles on relève une inscription ; ils y mettront aussi la margelle et le baldaquin ; après quoi ils se tiendront pour satisfaits, ayant fait œuvre de conservation et enrichi le musée. Ils ignorent la poésie des souvenirs laissés en place.

Les autres habitants ne conçoivent pas qu’on puisse accorder quelque intérêt à ces choses. C’est si vrai que, lorsque vous parlez à quelqu’un de la classe moyenne de tel quartier de sa ville, où l’on voit encore des pignons du XVIe siècle, il ne comprend jamais que vous voulez lui en faire l’éloge ; il s’en excuse pour ses concitoyens : « Oui, dit-il, c’est bien vieux… On va abattre ça un de ces jours… » Et il se hâte de vous annoncer que le Conseil municipal a adopté un plan d’alignement en vertu duquel on va prolonger de ce côté le boulevard Pasteur et l’avenue Carnot.

Vous protestez contre cette mésinterprétation de votre pensée ; vous dites : « Comment, on va les démolir !… Quel dommage !… C’est si joli, ces vieilles maisons !… » Alors votre interlocuteur cesse de vous répondre sur ce sujet. Il a senti que trop de distance vous séparait. Il ne peut plus y avoir de langage commun entre vous et lui sur ce point.

Le paysan est un ennemi moins actif du pittoresque. Lui aussi il aime la régularité et la planimétrie ; mais le paysage est si vaste ! Il n’entreprend pas de le transformer à son goût qu’il manifeste seulement dans les allées droites de son jardin, dans la bâtisse rectangulaire de sa grange, dans l’alignement de ses plantations d’arbres.

« Rien de plus laid qu’une vraie montagne au XVIIe siècle, a dit Taine. Elle rappelait mille idées de malheur. Les gens qui sortaient des guerres civiles et de la demi-barbarie pensaient aux famines, aux longues traites à cheval sous la pluie et dans la neige, au mauvais pain mêlé de paille, aux hôtelleries boueuses empestées de vermine. Ils étaient las de barbarie comme nous sommes las de civilisation. »

Nos paysans, pour une raison analogue, ont conservé l’esthétique géométrique du temps de Louis XIV. Ils sont en lutte perpétuelle contre la nature ; le beau pour eux, c’est la nature asservie aux lois de l’homme.

De la verdure, de l’herbe ? Ils en ont toujours trop. Il en pousse après la pluie dans leur champ qu’il faut biner et sarcler. Les accidents de terrain gênent leur labour et empêchent de surveiller de loin les ouvriers ; les petits bois abritent des oiseaux qui mangent les grains ensemencés et les grands arbres projettent dans la plaine une ombre qui entretient l’humidité propice aux vers blancs.

Ce que les paysans admirent, c’est ce qui leur donne le sentiment du repos et de la cessation de leur lutte contre la ronce envahissante, contre les halliers débordants, contre le fléau des bleuets et des coquelicots.

Serait-il possible de changer à ce point l’idiosyncrasie de nos villageois et des philistins de nos villes de province qu’ils subissent quelque soir l’enchantement d’un toit pointu profilé au clair de lune ou la magie d’un vieux saule accroupi au bord de la route ? Entreprise difficile, je le reconnais, et dont le succès me paraît plus improbable en cet endroit où je suis de mon article qu’au moment où j’en écrivais le titre.

Il me revient des mots qui sont topiques et bien décourageants. Celui-ci par exemple que Flaubert aurait trouvé excessif pour Homais et qui me fut dit en traversant le Pas-de-Calais par un homme qui n’était pas un monstre, mais qui avait la prétention d’être un esprit progressif. Nous passions en chemin de fer aux environs de Béthune : « Ce qui m’étonne, fit-il en regardant par la portière, c’est que dans un département aussi intelligent, il y ait encore des arbres !… »

Pendant un séjour que je faisais en Picardie, on a abattu les hauts peupliers mi-séculaires qui bordaient le canal de la Somme, à l’entrée du village. Je manifestais le regret que j’en éprouvais à un vieillard du pays : « Bah ! me dit-il, on en plantera d’autres ».

Il avait vu planter ces peupliers dans sa jeunesse ; ils avaient été les témoins de la plus grande partie de sa vie ; ils étaient associés au souvenir de ses promenades des dimanches d’été et n’aurait-ce pas dû être pour lui une tristesse de plus que de voir replanter à leur place d’autres petits arbres qu’il ne pouvait plus cette fois espérer de voir grandir ? Et pourtant il ne comprenait rien à la mélancolie que j’éprouvais, moi, habitant d’une saison, à voir abattre les vieux peupliers.

Il semble, en dépit de ces exemples, que l’idée de tenter quelque chose pour l’éducation du sentiment du pittoresque dans nos populations provinciales et rurales, mérite de ne pas être rejetée sans avoir été examinée. Des conférences, des projections et des gravures montrant les beaux sites de France, des poésies descriptives apprises à l’école, des notes aux journaux locaux signalant les endroits intéressants de la région pourraient peut-être avoir une heureuse influence. Pourquoi aussi quelqu’un n’écrirait-il pas pour les enfants un de ces petits livres comme il en existe en Angleterre et en Allemagne, où on leur apprendrait à regarder la nature et les monuments du passé avec un peu de poésie ?

On enseigne dans nos écoles les gloires de la France ; on dit aussi quelles sont ses productions et ses richesses ; ne serait-il pas à propos de parler aussi de ses beautés ?

Que les utilitaristes ne s’alarment pas ! Nous n’allons pas leur élever des générations de poètes. Je reconnais qu’il était une force, le vieillard qui me disait : « On en plantera d’autres !… » Nous ne changerons jamais à tel point nos paysans et nos petits bourgeois qu’un paysage devienne pour eux un état d’âme.

Tout ce que nous obtiendrons, c’est qu’ils se disent devant une ruine ou devant une colline boisée ce qu’ils disent devant un antique bahut ou devant un vieux plat : « Il paraît que c’est beau, que ça a du mérite… »

À ce titre, ils les respecteront.

Lefebvre Saint-Ogan (1905), « Le sentiment du pittoresque et son éducation », dans le Bulletin de la Société pour la protection des paysages de France, 1905, n°13-14, Paris, Imprimerie Chaix, pages 12-14.